M. – Une allégorie

d’après une idée originale de Terry Pratchett


À de très rares exceptions, les idées n’ont pas de réalité matérielle. On ne peut ni les toucher, ni les sentir, ni, comme le disait un homme masqué, les tuer. Il faudrait une puissance considérable, une inimaginable force de croyance pour susciter un être qui soit l’allégorie de cette idée, qui en soit la représentation et l’incarnation parfaite.Les idées n’existent pas. J’en étais convaincu de connaître la vérité à propos Emmanuel M.

Car, voyez-vous, j’ai l’intime conviction qu’Emmanuel M. n’existe pas. Ou, plutôt, qu’il n’existe pas d’homme appelé Emmanuel M. Je sais trop bien à quel point cette idée peut paraître saugrenue, farfelue, ou tout simplement idiote. Pourtant, c’est la vérité. Pourtant, chaque jour, je dois me souvenir que mes sens me trompent.

Emmanuel M. n’existe pas plus que le Père Noël ou la main invisible du marché. Il est une allégorie vivante, une idée faite corps, qui se dissipera sitôt que l’on cessera de croire en lui ou de le trouver utile.

Mais je me rends compte que je m’anticipe par trop mon récit.

Je travaillais à l’époque comme journaliste pour un quotidien d’envergure nationale. J’avais réalisé plusieurs enquêtes qui rencontré assez d’intérêt sans susciter trop de polémique. J’étais dans les bonnes grâces du directeur de la rédaction, ainsi que – je le soupçonnais – dans celle des actionnaires les plus importants du journal. Encore six moi, un an peut-être, et ma carrière aller décoller.

Un matin, le directeur susmentionné me fit appeler dans son bureau et me demanda d’en fermer la porte. Il m’annonça que le journal avait décroché un entretien avec Emmanuel M., dont la discrétion médiatique n’avait d’égal, disait-on, que son influence durant son bref passage au gouvernement. Il se murmurait qu’Emmanuel M. avait quitté son ministère pour concourir à l’élection à la plus haute fonction républicaine. À demi-mots, le directeur me laissa entendre que M. comptait annoncer sa candidature durant cet entretien, qui devait se tenir une semaine plus tard.

J’acceptais, bien sûr, sans excès d’enthousiasme qui m’aurait fait passer pour servile, et j’assurais au directeur que je m’acquitterais de cette tâche avec sérieux et professionnalisme. Il posa paternellement la main sur mon épaule et déclara que le journal comptait sur moi. Mon éducation m’avait rendu peu sensible à ce genre de démonstration, mais je fus tout de même ému, quoique je n’en montrai rien.

Je passai la semaine suivante à préparer mon entretien. Je fus surpris du peu d’informations que je parvins à recueillir à propos de M., surtout en ce qui concernait sa vie avant de prendre part au gouvernement. Il avait une épouse, et leur histoire avait un quelque chose de romanesque de nature à susciter l’engouement des magazines à succès. On connaissait le lycée où il avait étudié, mais je ne parvins à retrouver aucun camarade de classe. M. avait fait une grande école d’administration, et je trouvai bien quelques témoignages de ses professeurs, mais rien de bien intéressant. Après cela, il avait disparu dans les couloirs anonymes de grands établissements bancaires.

Ses lectures étaient trop courantes pour dénoter un réel goût. Il n’avait pas de films favoris. Il disait ne pas écouter de musique. M. n’avait pas non plus d’animaux de compagnie. Je parcourus les photographies que me proposaient les moteurs de recherches et les archives du journal : sur toutes, il arborait la même expression, le même regard. Seuls changeaient ses vêtements, comme autant de costumes, selon la situation. M., affirmait-il, avait une passion pour le théâtre, ce qui expliquait sans doute en partie son ambition pour les hautes fonctions publiques.

Un magazine à scandale titrait le mois précédent : « Le mystère M. ». Il me sembla que cette formule, bien que racoleuse, disait quelque chose de ma situation.

Je tournai mes recherches vers ses actions au sein du gouvernement. Dans l’usage courant, une loi récente portait son nom, mais ce n’était pas lui qui l’avait portée au parlement, ni même proposée. Dans les minutes des conseils des ministres, il ne prenait presque jamais la parole, et toujours de manière succincte. Pourtant, il était présent sur les photographies. Je visionnais quelques unes de ses interventions télévisées mais, peu importait le nombre de répétitions de la vidéo, je ne parvenais jamais à retenir ses propos suffisamment longtemps pour prendre des notes.

Malgré tous mes efforts, j’étais démuni et je regardais l’entretien se rapprocher avec une anxiété grandissante. Au journal, je feignais l’assurance et la confiance, autant devant le directeur de la rédaction que devant les autres journalistes. Je savais que de la réussite de cet article dépendait non seulement mon futur au sein de ce journal, mais aussi toute la suite de ma carrière.

Le jour arriva. Glacé d’angoisse, je me vêtis et je me rendis à l’adresse indiquée. Même si je voulais vous la dévoiler, je ne le pourrais pas : je ne m’en souviens plus. Je pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage de l’immeuble. Je sonnai. On me fit attendre quelques minutes dans un fauteuil confortable. Je croisai les jambes pour signifier une détente qui ne soit pas de la désinvolture. Enfin, la secrétaire poussa le battant de la lourde porte en bois pour me laisser entrer. Je passai le seuil.

La pièce était vide. Les murs étaient blancs, le plafond décoré de moulures. Sur une cheminée condamnée, quelques bibelots. Dos aux hautes fenêtre, un imposant bureau en bois massif, sur lequel était posée une unique feuille. J’hésitai, je toussai pour annoncer ma présence, j’appelai même. Personne ne vint. Intrigué, curieux, je m’approchai du bureau et je soulevai la feuille.

Elle était couverte de caractères imprimés. De longues réponses succédaient à des questions ; précisément les questions que j’avais préparées et dont personne d’autre que moi n’avaient eu connaissance. Pourtant, c’était bien mes propres mots que je lisais.

Je sentis soudain une présence derrière moi et je me retournai. J’eus tout juste le temps d’apercevoir une silhouette emprunter une porte dérobée que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Je clignai des yeux. J’appelai de nouveau. Il me semblait avoir reconnu la silhouette de M. Par la porte me parvenaient désormais le bruit de conversations. J’osai m’approcher et je penchai la tête par l’encadrement.

Dans cette pièce dissimulée, je ne vis pas Emmanuel M. Cependant, la pièce n’était pas vie. Au contraire, elle était remplie d’hommes et de femmes dont, bien que certaines furent tournées dans ma direction, je ne me garde aucun souvenir du visage. Derrière eux, des écrans montraient des images, fixes ou en mouvement, des portraits de M. en pied ou en gros plan, aux côtés de courbes et de tableaux de statistiques.

Ces hommes et ces femmes ouvraient et fermaient la bouche à l’unisson, et j’eus le sentiment d’assister à quelque rituel obscène et interdit, quelque invocation secrète dont le but m’apparut évident : il s’agissait de faire apparaître M., une créature conforme à leurs pensées et capable de faire advenir leurs désirs, un nouveau golem chargé, par une triste ironie, de défendre les intérêts de leur coterie.

Je compris alors pourquoi je n’avais trouvé si peu d’information sur le passé de M. Je n’avais pu que parcourir les traces éparses d’une fiction. La vérité s’imposa brusquement et violemment à moi : Emmanuel M. n’existait pas.

Entre eux et moi, assis à une table étroite, courbé sur un ordinateur, il y avait un petit homme aux cheveux blancs, en bras de chemise. En plissant les yeux, j’arrivai tout juste à discerner ce qu’il écrivait. La police de caractère était la même que celle sur le feuillet que je tenais à la main. Voilà ce que je réussis à lire :

Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface.

L’homme dut se rendre compte que je l’observais. Il se retourna vers moi et ordonna :

« Fermez cette porte ! »

Je me suis exécuté.

Je n’ai jamais rencontré Emmanuel M. Je n’ai jamais pu mener d’entretien avec lui. Je suis cependant convaincu que, par intention ou par accident, j’ai vu ce jour-là ce que l’on peut dire de plus vrai de lui.

Bien sûr, ce n’est pas ce que le journal a imprimé.