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La littérature, à quoi ça sert ?

Toutes ces questions (Écrire de la fiction est-il un acte politique ? Comment rémunérer le travail des artistes ? Comment qualifier un.e tel.le d’artiste ou non?) me semblent au fond procéder de la même interrogation : à quoi sert le travail de l’auteur ?

Autrement dit : quelle est l’utilité d’un roman, ou, pour parler marxien, quelle est sa valeur d’usage ? De là, ensuite : comment cette valeur d’usage se rapporte-t-elle aux autres valeurs d’usage, c’est à dire une fiction « vaut-elle » de la nourriture ou un logis (soit : la reproduction matérielle) ?

Mon voisin coupe du bois. J’ai besoin de bois. Pour en obtenir, plusieurs solutions : il m’en donne (plus souvent qu’on ne le croit), je lui vole (risqué : c’est mon voisin !), j’utilise une monnaie acquise par ailleurs pour lui acheter ou bien je lui échange contre un autre objet de valeur équivalente1. Comme le démontre Marx dans Le Capital, la valeur d’échange est, pour le dire sommairement, l’addition d’une valeur fixe2, incorporée dans l’objet (matières premières, énergie, outil, nourriture, soins…) et d’une autre valeur, variable celle-là, celle du travail ou plutôt de la quantité de travail nécessaire à la production d’une valeur d’usage, soit un objet ou un service. Pour déterminer la valeur du bois de mon voisin, il faut donc calculer la somme de tout ce qui lui est nécessaire pour le couper, ainsi que le temps qu’il passe à le faire (en admettant que l’on puisse s’accorder sur le prix d’une minute, d’une heure de travail…).

Dans la phrase précédente, j’utilise le terme « valeur d’échange », mais je pourrais aussi employer le terme « prix » : c’est à dire un rapport abstrait (le plus souvent numérique) d’équivalence entre des valeurs d’usage de nature différente, dont « l’échange » serait difficile tel quel.

Pourrais-je donner à mon voisin un livre que j’ai écrit en échange du bois qu’il coupe ? En théorie, oui. En pratique, probablement pas. Pourquoi cela ?

Tout d’abord, il faudrait que mon voisin reconnaisse ce livre comme équivalent à une certaine quantité de bois. Pour cela, il doit en avoir le désir ou le besoin, ou les deux. Il est communément admis, cependant, que du bois est un bien « essentiel », tandis qu’un livre est un bien accessoire. Pour se chauffer l’hiver, mieux vaut avoir du bois qu’un livre. Premier obstacle, donc : pratiquement, le voisin ne veut pas du livre que j’ai écrit. C’est typiquement le genre de situation que le prix monétaire sert à résoudre. La monnaie, unité universelle, permet de normaliser les rapports, produisant une valeur abstraite qu’en théorie chacun.e désire toujours. Le plus simple pour court-circuiter le non-désir de mon voisin est encore de le payer.

Il existe une autre difficulté, qui repose sur la constitution même de la valeur d’usage du livre. Je l’ai déjà écrit souvent, l’acte productif d’écriture n’est pas reconnu socialement comme du travail, parfois même par des auteur.ices elles et eux-mêmes. D’ailleurs, le prix (chiffré) de vente d’un livre prend rarement (jamais) en compte la quantité de travail incorporée dans le manuscrit – le temps passé à l’écrire – mais seulement la partie variable de la valeur : les matières premières, le transport, le stockage, etc.3 Pour le dire simplement, le prix d’un livre ne sera pas plus élevé si son écriture a duré un an que si elle n’a demandé à son auteur.ice que trois mois de travail. Un livre, de fiction ou non, est donc une marchandise différente des autres en ce que son prix est différemment construit ; c’est une marchandise en partie symbolique4 car sa valeur ne dépend en majeure partie pas du travail mais des représentations de l’acheteur5. Tout se passe donc si un livre possédait une valeur marchande, mais pas de valeur d’usage.

C’est en effet un lieu commun du discours sur la littérature – et sur l’art en général – : un livre, « ça ne sert à rien ». Pour revenir sur le bois de mon voisin, il sert à quelque chose d’immédiatement compréhensible : à chauffer. Un livre en tant qu’objet matériel n’a pas cette utilité immédiate.6. À ce titre, il n’est pas inintéressant de noter à nouveau que la rémunération d’un.e auteur.ice est fondée sur la propriété intellectuelle et non sur l’objet livre lui-même (bien qu’elle soit constituée d’un pourcentage du prix de vente). Qu’est-ce que signifie réellement cette affirmation de l’inutilité des livres ?

Si une production artistique ou intellectuelle n’est « pas une marchandise comme les autres », il n’y a qu’un pas, aisément franchi, pour affirmer qu’elle n’est pas une marchandise du tout. Puisqu’en régimec capitaliste, l’ordre de la marchandise tend à se surimposer à la totalité de l’ordre de la production jusqu’à lui équivaloir – tout devient marchandise7 – soustraire le livre à la pleine condition de marchandise, c’est le soustraire à la pleine condition de produit.

C’est comme si le livre, au lieu d’être l’objet d’une production, apparaissait ex nihilo, dans une sorte d’immaculée conception sans cesse rejouée. Le champ lexical du sacré imprègne d’ailleurs tout le champ de la production culturelle : on parle de « temple de la culture » pour désigner la bibliothèque, de « grand-messe- pour dire festival. Les discours des auteur.ices, écrits ou oraux, sont ainsi oints d’une sorte de pouvoir mystique. L’inspiration les visite comme l’esprit saint, parfois dans un processus shamanique aidé de psychotropes ; de là vient qu’on leur passe leurs excentricités, leurs écarts de conduite et jusqu’à leurs illégalités, leurs délits, leurs crimes8. Ils (souvent ils) ne sont plus des êtres matériels, de chair et de sang, comme les autres si bien qu’il est enjoint au « public » de « distinguer l’homme de l’artiste » comme la mythologie chrétienne sépare l’âme du corps. La culture est une religion, les artistes en sont les saints, les pouvoir de légitimation les pontifes et les prêtres, les livres les reliques.

Mais si les artistes occupent toujours, dans nos sociétés où la transcendance économique a remplacé celle de l’âme, une place prophétique, cela veut dire que c’est précisément-là que se niche la valeur d’usage d’un livre.

Au risque de la lapalissade, un livre sert à dire quelque chose, d’une certaine manière.9 La particularité des auteurs et autrices serait la capacité à dire une chose nouvelle, d’une nouvelle manière : on appelle cela talent, style, voix singulière. Là aussi, la question des conditions de production de cette capacité est passée sous le tapis, écartelée entre les pôles de l’immanence et de la biographie, entre le rien et le tout. La question, pourtant, mérite d’être posée : que faut-il pour faire un.e auteur.ice ? Quelles sont les conditions matérielles nécessaires à son élaboration sociale et à sa reconnaissance comme tel.le ? Les processus de « démocratisation » de la production littéraire (l’élévation générale du niveau scolaire, la facilité d’accès aux outils techniques, voire même dans une certaine mesure la marchandisation totale elle-même) bouleversent en partie les représentations précédentes, « tout le monde » pouvant désormais non seulement écrire mais aussi et surtout publier.

Les enjeux de domination au sein du champ ne disparaissent pas pour autant. Ils se déplacent ou sont reconduits sous des formes différentes : de genre (femme, homme), de genre ( littérature dite générale, policier, poésie, SF, etc.). Ces écarts de légitimité font que, si tout le monde, « dit quelque chose », certaines voix sont davantage écoutées, et même davantage entendues que les autres.

Cet accroissement du nombre d’auteurs, d’autrices, et donc de livres, entretient un rapport tautologique avec les structures de production de « l’écosystème »10 du livre : il y a plus de livres parce qu’il y a plus d’auteurs, plus d’auteurs car il faut plus de livres pour remplir plus de rayons, pour croître, etc. L’ordre productiviste de la marchandise, encore une fois.

Autre conséquence de ce schisme entre la production culturelle et tout le reste : le ressentiment. Si je proposais un livre à mon voisin en échange de bois de chauffage, il y a de bonnes chances qu’il décline en se sentant un peu insulté. Il y a bien sûr des raisons sociologiques à ce genre de comportements, mais également un écart de représentations entre « travail manuel » et « travail intellectuel ». Puisque le livre n’est pas « que » ou pas « réellement » une marchandise, et puisque le travail (je le répète : en régime capitaliste) consiste à produire des marchandises, le travail artistique n’est donc pas réellement du travail, à moins de trouver un moyen de se marchandiser entièrement. En caricaturant, on pourrait supposer que mon voisin se demande ce que je fais, assis au bureau devant un cahier ou un ordinateur alors que lui est en plein soleil à manier la fendeuse. Pourquoi ne fais-je pas plutôt quelque chose « qui sert à quelque chose », etc ?

La boucle est bouclée.

Pour résoudre cette contradiction apparente, il faut affirmer théoriquement et matériellement que les travailleur.euses artistiques sont inscrits dans l’ordre de la production, et, par-là, que leur travail a un effet sur le monde, un effet ausis matériel que la chaleur dégagée par la combustion du bois.

La chose n’est pas simple, ni évidente. Le « pouvoir » reconnu aux livres est le plus souvent circonscrit à la morale. Ainsi, un récit à volonté pédagogique est appelé une « fable »11 et il se conclut par une « morale, bref énoncé destiné déterminer le bien du mal et à les reconnaître. Ensuite, l’effet d’une œuvre de fiction sur le ou la lectrice est généralement envisagé comme au mieux psychologique12, au pire mystique. Il est de l’ordre de l’intime et de l’émotion. On cherche même ces effets : on veut être touché, ému, bouleversé. On peut être indigné du sort d’un personnage mais cette indignation ne semble pas destinée à se traduire en actes.

Ainsi, les productions artistiques sont le sujet d’un double impératif, victimes d’une double méfiance. D’une part, on peut leur reprocher d’être « simplement » des marchandises », trahissant quelque mission plus élevée. De l’autre, si elles font preuve de trop de clarté, si elles ne masquent pas leurs intentions dialectiques derrière le voile convenable du drame et de l’émotion, on les accuse de prosélytisme.

Situation paradoxale s’il en est.

Elles doivent enseigner sans trop d’ostentation et séduire sans se compromettre. Un pas de trop d’un côté ou de l’autre et l’équilibriste chute de son filin. Tout s’effondre : le livre devient mauvais, pontifiant ou racoleur, pensum ou contenu. Tout l’art, veut le sens commun, réside dans l’équilibre, dans la modération, bref, la sagesse de ne froisser personne. Pour être valable et pour mériter son prix, la fiction doit revendiquer sa gratuité tout en prétendant changer l’intériorité des lecteurs et lectrices, mais en s’en gardant pour ne pas risquer de perdre en légitimité culturelle, vers laquelle elle risque de tendre trop ouvertement, au risque de ne pas émouvoir, et ainsi de suite.

C’est ainsi que, coupée dans les représentations communes de son lien avec ses causes, la fiction se voit rendue incapable d’avoir des effets. À moitié séparée des conditions de sa production, la littérature doit se faire marchandise sans sembler l’être, justement pour se vendre. En lui niant la qualité de travail, on l’empêche d’être une valeur d’usage et donc de devenir une réelle valeur d’échange. Voilà pourquoi, hors toute considération d’intérêt pour la littérature ou de goût, mon voisin préférera garder son bois plutôt que de lire mes livres : en cultivant, en revendiquant son indécision, la littérature est toujours trop ou trop peu, « ni ange ni bête » mais l’une et l’autre à la fois.

*

1 Cette théorie de « l’échange équivalent » ou, mythe du troc, a été largement réfutée par David Graeber dans son livre Dette, 5000 ans d’histoire.

2 Car déjà déterminée, valorisée

3 L’augmentation spéculative actuelle (2022) du prix du papier et ses répercutions sur le prix de vente des lires en est un exemple parfait. En outre, je suis bien conscient que je fais, à des fins d’illustration, une réduction abusive de la complexité de la constitution du prix d’un livre qui recouvre, en théorie, le prix du travail des éditeurs, transporteurs, libraires, etc.

4 Du grec ancien symoblon : un objet coupé en deux dont deux personnes gardaient chacune une moitié en signe de reconnaissance.

5 Disons que la valeur des productions culturelle en dépend davantage que les autres qui, dans le régime publicitaire, en dépendent nécessairement.

6 Quoique les propriétés isolantes d’une bibliothèque ne soient pas à négliger, asns compter que les volumes les plus épais font d’excellents presse-papier et les plus fins calent utilement les tables bancales.

7 Nourriture, soin, logement, transport, éducation, etc. La liste des contre-réformes dites « libérales » s’égrène comme un chapelet.

8 Là encore, la liste est longue : Roman Polanski, Bertrand Cantat, Gabriel Matzneff, etc.

9 Entendu que ce discours est évidemment situé, socialement et politiquement.

10 Le terme naturalise inconsciemment les structures ; ces structures sont elles-mêmes métonymiques du capitalisme en général, à la fois « segment » et reproduction en petit.

11 Polysémie encore : des fables, ce sont des mensonges.

12 Le psychologique, pourtant, est justement matériel. Les effets de la psyché sur le corps, et inversement, sont largement documentés.

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