Second de deux articles autour des derniers Mad Max de George Miller, extraits d’un bouquin à venir.
Le premier article : https://camilleleboulanger.fr/les-loups-et-larchipel-a-propos-de-mad-max-fury-road-et-furiosa/
Revenir à Furiosa, de George Miller me permet de relever une question formelle importante : celle du point de vue. Ce terme de « point de vue » recèle une ambiguïté importante : au sens courant, il désigne ce qu’on appeler une « opinion » ou dans un vocabulaire plus analytique un « propos » mais formellement, il désigne la position du narrateur ou de la narratrice. Ainsi, on parlera en général de point de vue interne, lorsque le narrateur est un personnage de l’histoire s’exprimant à la première personne, de point de vue externe quand il relate les faits sans avoir accès à l’intériorité des actants, ou de point de vue omniscient quand il peut y accéder, ainsi qu’à d’autres informations que les autres personnages de connaissent pas. Or, la double signification de « point de vue » conduit souvent à une fausse identification entre le·a narrateur·ice et l’auteur·ice, voire même à une absence de distance critique quant aux événements présentés par le récit, sous prétexte de la fameuse « suspension volontaire d’incrédulité », qui donne ainsi un blanc-seing à l’auteur·ice.
Ainsi, le film Furiosa raconte l’enfance et l’adolescence du personnage éponyme, enlevée à sa famille par des bandits, puis réfugiée au sein de la Citadelle d’Immortan Joe, ainsi que sa double quête pour retourner chez elle d’une part, et pour se venger de son ravisseur, Dementus. Elle le vaincra, mais ne pourra s’enfuir. L’un des derniers plans du film montre le corps de Dementus, encore en vie, à travers lequel pousse un arbre fruitier planté par Furiosa avec la graine venue de l’Éden de son enfance. Le sort ironique de l’antagoniste est appuyé par une affirmation en voix off qu’il s’agit bel et bien de la vérité : la voix affirme le savoir de la bouche de Furiosa elle-même. Mais qui parle ? Le « History-man » qui accompagnait Dementus : un vieillard au corps couvert de tatouages, seul personnage de la troupe sachant écrire. Sa parole rythme le film, prend en charge les ellipses (dont celle de la « Guerre des Quarante-jours » entre Joe et Dementus, à laquelle Furiosa ne prend pas part), et le termine. La question qu’ouvre le film est la suivante : quelle crédence peut-on accorder à sa parole, et donc aux images qui lui sont équivalentes ?
Même si le History-Man affirme le contraire, Furiosa n’a pas la maîtrise sur son propre récit. D’ailleurs, elle est muette l’immense majorité du film. Dans Furiosa, le récit est systématiquement un outil de la domination masculine. Qui a le pouvoir sur le récit ? Des figures patriarcales (Joe, mais aussi Dementus, qui affirme avoir perdu ses enfants). Le récit est un outil de domination masculine, sa manière d’arraisonner le réel. D’ailleurs, à la fin du film, quand il se trouve à la merci de Furiosa, il s’exclame : « La question, c’est… As-tu ce qu’il faut pour devenir une légende ? »1 L’ethos des hommes dominants est celui de l’épique – c’est à dire de la mythologie – hyperbolique. La mise en scène du film épouse d’ailleurs ce ton bien plus explicitement que Fury Road : plans accélérés et ralentis grandiloquents, abstraction des décors, insistance sur les gesta des personnages, et même présence d’un choeur double incarné par History-Man et le familier du chef de bande.
Dementus change de persona (je dirais même « d’épithète ») au cours du film, d’une figure explicitement christique, à « Dementus le Rouge » en révolte contre Immortan Joe, puis « le Noir » ne laissant que des ruines derrière lui. Il affirme que Furiosa et lui sont les mêmes : si History-Man propose à la jeune fille de devenir une encyclopédie vivante comme lui, Dementus veut en faire un personnage et jouit même de la structure dramatique du film… avec dérision et cruauté, comme lorsqu’il affirme que, de toutes les femmes qu’il a tué, « ce sont celles qui criaient qui lui restent le mieux en mémoire ». Contrairement à Immortan Joe, Dementus, lui, n’est pas dupe de la fiction qu’il se construit et il l’abandonne d’ailleurs au moment où elle se retourne contre lui. Le sort que lui réserve supposément Furiosa – engrais vivant pour un arbre neuf, métaphore sans doute d’une fertilité retrouvée du monde – laisse alors un goût amer : cette situation improbable, faux retournement, est bel et bien « épique ». En l’accomplissant, Furiosa ne se libère pas du récit auto-mythologique de Dementus, mais, au contraire, lui accorde la fin qu’il désirait et, ce faisant, le perpétue. L’ironie est d’autant plus amère que la phrase « As-tu ce qu’il faut pour devenir une légende ? » était l’une des accroches du film, et même l’acmé héroïque de sa bande-annonce.
Furiosa est donc une sorte de film « piège » qui, au premier abord, paraît le contraire de ce qu’il est : il feint de nous proposer le récit de libération d’une héroïne féminine – celle de Fury Road auquel le film vient se raccorder chronologiquement – mais décrit en réalité la nécessité de se transformer en figure mythologique pour survivre dans un monde où le réel a disparu au profit de récits changeants, cyniques et utilitaires. Quel est le point de vue du film ? Certainement pas celui d’une jouissance épique et de la construction inquestionnée de figures mythologiques.
L’analyse matérielle des éléments constitutifs du récit (des signifiés mais aussi des signifiants formels spécifiques au medium) permet donc de révéler quelle instance a véritablement le pouvoir sur le récit. Une fois ce travail d’observation fait, nous pouvons chercher à étudier la situation matérielle du narrateur et de la narratrice… et le regard qu’il porte sur le monde fictionnel. Comme le dit l’oratrice au début de la série Disclaimer d’Alfonso Cuaron (2024) : « Méfiez-vous des récit et de leur forme. Ils peuvent contribuer à nous rapprocher de la vérité, tout en ayant l’immense pouvoir de devenir des instruments manipulateurs » Il n’existe pas de narrateur·ice neutre, et tout acte de récit est un acte de pouvoir.
1 « The question is… do you have it in you to make it epic? »
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