Politiser les imaginaires

une figure dans le noir, qui tient une lanterne

Je trouve que la science-fiction est exceptionnellement capable d’explorer la relation entre une forme sociale et ses conséquences plus larges. La science-fiction prend souvent un fait social particulier – souvent une technologie, mais ça peut aussi être une rencontre avec l’autre, une forme de crise, une altération de l’organisation des institutions sociales, en tout cas un nœud spécifique des relations entre les gens – et le modifie, avant d’extrapoler ce à quoi le monde ressemblerait. Cette imagination contrefactuelle fait une série d’affirmations sociales, historiques et causales. Cela en fait un genre très adapté à penser la relation entre les changements des institutions sociales et les expériences individuelles : une question centrale et fondamentale de la pensée révolutionnaire.

M.E.O’Brien, autrice de Tout pour tout le monde (éditions Argyll, 2024), interview, 2024.

Le 26 avril 2023, le journal Libération publie une tribune, signée par un collectif, affirmant que « la culture a son rôle à jouer pour changer les imaginaires ». Le site de la fondation Lilian Thuram, ONG « Contre le racisme », contient un long dossier pour « changer nos imaginaires ». Le 29 février 2024, Corinne Mrejen, « chief impact officer » et directrice générale du Pôle Les Echos-Le Parisien Partenaires, publie dans le journal en ligne un article intitulé « changer les imaginaires pour transformer le monde ». Le 23 novembre 2020, la Direction interministérielle de la transformation publique organisait une conférence intitulée « Renouveler les imaginaires de l’innovation publique » dans le cadre de ses Mardis de l’Innovation ». Le 21 octobre 2023, l’association Iksis publiait un magazine intitulé Nos mondes queer, dans le but affiché de « renouveler les imaginaires »1. Le 1er et 2 février 2024, le journal Le Dauphiné Libéré organisait à Grenoble un « grand festival de l’innovation » où l’on se posait la question de « comment réinventer les imaginaires dans la tech »

Cette énumération, sans ordre ni hiérarchie, pourrait durer indéfiniment tant le mot « imaginaire » semble s’être imposé dans une grande partie de l’espace public, repris par une grande variété d’acteurs. Pour les « jeunes franciliens », la RATP propose même un forfait « imagine R ». Qui n’a jamais découvert un salon de coiffure nommé « Imagin’hair » ?

Comme la plupart des promesses du « monde d’après » qui ont fait florès dans le discours médiatique et gouvernemental suite à la pandémie de COVID 19 et aux confinements sanitaires, cette appel à renouvellement paraît n’avoir produit que peu d’effets. Les politiques publiques néolibérales se sont poursuivies, aggravées et même radicalisées, le même Président a été réélu, le gouvernement français a été largement reconduit à l’identique, etc. À la question « Qu’est-ce qui a changé dans l’organisation de notre société depuis 2020 ? », on peut légitiment répondre « Pas grand-chose. » Les appels à « ouvrir/changer/refonder/renouveler/etc. » les imaginaires apparaissent, au mieux, comme un verni apaisant, au pire comme une communication managériale hypocrite.

Le succès de ce terme dans le langage médiatique (tant dans les médias généralistes que dans la gauche critique) n’est pas anodin. Comme tout fait social, il mérite d’être interrogé politiquement, c’est à dire en termes de relations de pouvoir et d’effets sur le réel. Mais de quoi parle-t-on exactement quand on parle d’imaginaire ?

Dans le langage courant, « imaginaire » est synonyme de « fictif », ou encore le contraire de « réel ». L’imagination est le domaine de la rêverie, de la fantaisie. L’imagination, c’est à dire la faculté de se représenter des choses qui ne sont pas, est associée dans… un imaginaire largement répandu à l’hémisphère droit (et donc à la « main gauche », la « sinistre », c’est à dire connotée péjorativement) du cerveau, le cerveau de la créativité, de l’intuition et des sentiments et de la « pensée en arborescence » – par opposition à l’hémisphère gauche, réputé en charge de la logique, de la rationalité, et de la « pensée séquentielle ».

Dans une perspective de genre, « l’imaginaire » est donc un domaine « féminin » : les jeunes filles seraient plutôt « littéraires » et moins « matheuses » – et cette représentation sexiste des facultés a servi a justifier l’absence d’éducation scientifique dispensée aux femmes durant le XIXe et le XXe siècle occidental, et encore aujourd’hui. Dans le domaine scolaire, les jeunes filles et jeunes femmes lisent davantage de fiction que les jeunes garçons et les jeunes hommes, dont les intérêts, il est vrai, sont plus facilement orientés vers l’activité sportive. Les filles lisent sur le bord de la cour, tandis que les garçons jouent au football au centre.

L’imaginaire, c’est aussi l’enfantin. On s’extasie devant une jeune personne qui exprime une idée différente ou contraire aux représentations communes : « Quelle imagination ! ». L’imaginaire est associé à une certaine spontanéité, aux « déchaînement » et à la libération. C’est le sens du fameux slogan de 1968 « L’imagination au pouvoir » mais aussi de la quasi injonction à « garder son âme d’enfant. »

L’« imaginaire » est donc une catégorie négative, opposée au « bon sens » et au « réalisme » (dixit Emmanuel Macron : « Il n’y a pas d’argent magique », « C’est de la poudre de perlimpinpin. », etc. L’imaginaire, c’est le royaume du merveilleux, du conte, de l’irréaliste, de l’utopie, voire même du futile. L’imagination serait une sorte d’escapisme, une forme euphémisée de divertissement Pascalien. Cette position éthique est d’ailleurs souvent revendiquée par certain·es auteur·ices par la phrase « Moi, j’écris simplement des histoires »ou par des lecteur·ices quand ielles déclarent lire, regarder un film, une série, jouer aux jeux-vidéos, écouter de la musique pour « se changer les idées. Implicitement, soutenir cette position me semble s’accorder avec Pascal qui affirmait que le divertissement est « bas » et futile.

Une des manières de lutter contre ce jugement moral me semble être de garder en tête que la fiction, déterminée par le « réel » a un effet rétroactif sur elle. J’y reviendrai plus tard. Cependant, cette opposition réel/fiction, rationnel/émotionnel n’épuise pas le terme.

L’imagination est une faculté apparemment3 propre à l’être humain, capable de se représenter des choses qui ne sont pas, mais à partir de ce qu’il connaît déjà : ses expériences passées, son environnement social, sa coloration culturelle. En somme, pas plus qu’on ne pense à partir de rien, on n’imagine pas à partir de rien. Notre imagination est colorée, déterminée, structurée par notre réalité sociale et matérielle. Toutefois, le mouvement est à double sens puisqu’on ne peut imaginer faire que ce que l’on peut déjà imaginer. L’imaginaire agit donc sur le réel, et dans le réel, autant que l’inverse.

Comme le dit un personnage de Cloud Atlas, le film de Lana & Lily Wachowski et Tom Tykwer, « toutes les limites sont des conventions. Une convention peut-être transcendée, mais seulement en concevant préalablement que c’est possible. »

L’imaginaire est donc une réalité sociale. Comme toute réalité sociale, il est l’objet de contradictions et mêmes de lutte, qui reflètent en partie au moins celles du monde social dans son entièreté. Si l’imagination est, très concrètement, la production d’images ou, comme l’évoque Sandra Lucbert4, de figures. « Figurer », nous dit Lucbert, « est un geste d’écriture qu’y pense. » Plus loin, elle affirme que la littérature, puisque c’est son objet, « pense quelque chose, inévitablement ». Cela admis, la véritable question est « Que pense-t-elle ? ». L’imaginaire, c’est-à-dire la capacité de se figurer – de penser – quelque chose d’une certaine manière, n’est donc pas neutre ou indéterminée. Au contraire, il est situé.

J’aurais même tendance à affirmer qu’il est susceptible, comme n’importe quelle capacité humaine, à un entraînement et à un profond changement selon les conditions qui l’affectent. C’est un lieu commun sociologique que de dire que l’on pense différentes choses, et même différemment, selon sa classe sociale, son environnement culturel, son niveau d’adaptation au système scolaire, sa structure familiale, etc. Il est possible de changer de figures et de sortir de la « représentation », pour continuer avec la terminologie de Sandra Lucbert – c’est à dire de la présentation du même, de l’a-priori et de l’évident, c’est à dire des figures dominantes et majoritaires. Tout comme « les idées dominantes sont les idées de la classe dominantes », il va de même des figures.

C’est cela, pour moi, élaborer une politique des imaginaires : non pas simplement faire l’inventaire de telle ou telle position évoquées, mises en valeur, ou contestées dans les œuvres, mais replacer ces œuvres dans leur contexte de production et se poser des questions comme : Qui fait les œuvres ? Qui les diffuse ? Comment ? Dans quel but ? Selon quelles déterminations, conscientes (les contraintes formelles, parfois acceptées volontairement pour des questions d’esthétique ou des impératifs de commande) ou non (la sociologie des producteurs d’imaginaire, leur place dans les structures de production, la place de cette activité productive dans leur vie, « loisir » ou non, etc.) ?

Se poser ces questions n’est pas postuler un déterminisme radical – c’est à dire une adéquation totale entre les auteur·ices et leurs œuvres de fiction imaginaire–, ni une intentionnalité absolue, mais c’est bel et bien politiser l’imaginaire : le replacer comme un objet produit par des individus déterminés, dans un cadre social déterminé, dans la volonté au moins partiellement conscientisée de produire certains effets.

Politiser les imaginaires, c’est s’adjoindre les outils et la force de la critique pour s’émanciper des imaginaires hégémoniques qui marchandisent et neutralisent l’imagination en cultivant chez les récepteur·ices une posture de consommateur se voulant plus ou moins éclairé. Politiser les imaginaires, c’est reconnaître que le réel et l’imagination s’entre-produisent et s’interpénètrent dans des modalités qui épousent au moins en partie les conflictualités du monde social.

De là, la question qui se pose, avant de « changer les imaginaires » ou de les « renouveler », il me paraît nécessaire de définir lesquels occupent en majorité l’espace social de l’imagination, quels sont ceux qui les contestent, et de quelle manière.

Dans le champ de la production littéraire et de l’industrie du livre, les « littératures de l’imaginaire » constituent une section minoritaire et dominée, mais elle-même divisée en différentes section. Comme champ (au sens que leur donnait Pierre Bourdieu), les divisions, dominations et contestations à l’intérieur du champ littéraire se répliquent en effet dans chaque « sous-champ ».

Le terme « littérature de l’imaginaire » date au moins des années 1990. En 1992, le « Grand prix de la science-fiction française » se renomme Grand Prix de l’Imaginaire (GPI) pour englober les sous-genres associés. Sans se perdre dans des controverses terminologiques, on peut dire que l’« imaginaire » recouvre trois grands sous-genre : la science-fiction, la fantasy, et le fantastique.

En faisant une rapide synthèse des recherches sur le sujet, je propose d’utiliser les définitions suivantes pour ces sous-genre.

Pour le fantastique, je me référerai à la définition canonique proposée par Tsevan Todorov : il s’agit de la littérature du doute, l’espace narratif où l’intrusion du surnaturel n’est jamais accepté avec certitude. Ainsi, dans Le Veston Ensorcelé de Dino Buzzati, la véracité du récit est laissée à l’appréciation du lecteur, qui peut « choisir » de croire à la folie du narrateur.

La fantasy, quant à elle, a partie liée au merveilleux. Les éléments surnaturels sont pleinement acceptés comme partie intégrante du monde fictionnel. L’exemple paradigmatique reste Le Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien, où les créatures merveilleuses – elfes, nains, dragons, sorciers – sont des réalités « naturelles ».

La science-fiction, enfin. La discussion de son « invention » est sans fin, mais on la fait généralement remonter au moins jusqu’à La Machine à explorer le temps de H.G. Wells, publié en 1895, au « merveilleux scientifique » de Jules Vernes ou, plus loin encore, au Frankenstein ou : Le Prométhée Moderne de Mary Shelley, publié en 18185. Je voudrais proposer une définition de la science-fiction comme une littérature positiviste, voire matérialiste. Il est communément admis qu’un récit de science-fiction est fondé sur la proposition d’une « innovation » scientifique (ou, comme on le verra plus loin, technique dont les conséquences sur la société sont ensuite extrapolées. Ce qui la distingue génériquement, c’est qu’elle est fondée sur la question « Et si ? » Et si l’on inventait des robots pour travailler à notre place, comme dans R.U.R de Karel Čapek ou dans les Robots d’Isaac Asimov ? Et si l’on trouvait le moyen de voyager dans le temps ou d’explorer d’autres réalité ? Et si l’on inventait un moteur permettant de voyager plus rapidement que la lumière ? Et si l’on concevait un traitement de longévité qui rend chaque humain virtuellement immortel ? Les possibilités sont très littéralement aussi infinies que… l’imagination humaine.

Positiviste, la science-fiction l’est parce qu’elle a pour support et pour objet « l’étude des forces qui appartiennent à la matière, et des conditions ou lois qui régissent ces forces »6. C’est l’imagine d’Epinal qu’on en garde généralement : celle d’une littérature qui pose, à partir des sciences dites « dures », des questions métaphysiques ? Matérialiste, elle l’est puisqu’elle cherche de manière causale les conséquences sociales (dans l’usage général du terme) de propositions matérielles et historiques. À ce titre, on peut citer à titre d’exemple la pratique de l’histoire contrefactuelle ou « uchronie » : l’extrapolation à partir d’une basculement historique différent. Et si l’Empire Romain n’avait pas « chuté » ? Et si les Nazis avaient gagné la guerre ? La science-fiction est matérialiste parce qu’elle pense le social, et qu’elle s’appuie donc sur les sciences « humaines » et sociales : l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, l’économie (pour peu qu’on accepte qu’il s’agisse d’une science…).

Le postulat que les littératures de l’imaginaire sont un « genre » dominé du champ littéraire paraît valide : les auteur·ices travaillant majoritairement dans ce champ sont port peu considéré par les instances de légitimation (presse, prix littéraires, etc.), les préjugés d’une part de lecteur·ices restent profondément ancrés (« Je ne connais/n’aime pas ça », « Ce n’est pas pour moi, etc. ») et les genres de l’imaginaire sont bien plus associés aux différentes cultures populaires (geek, jeu-vidéo, otaku, cinéma et série d’animation, etc.) qu’au champ de la littérature.

Pour ne prendre qu’un exemple personnel, lors de l’édition 2022 du Faites Lire au Mans, nous étions quatre auteur·ices des littérature de l’imaginaire parmi une cinquantaine d’invité·es, nous étions placés hors de la tente « littérature », derrière les stands de bande-dessinée et de manga. Notre invitation ne tenait d’ailleurs qu’à l’insistance et la ténacité d’une des librairie partenaire du festival. Cette situation est anecdotique, mais elle révèle pour une réalité crue : à de très rares exceptions, ces littératures sont simplement invisibles aux yeux des institutions culturelles.

Pourtant les genres de l’imaginaire7 sont très loin d’être minoritaires dans le champ culturel dans son ensemble. Les deux plus grandes « franchises » culturelles – toutes deux la propriété de la multinationale Disney – sont les films et série télévisées de super-héros Marvel et Star Wars, deux univers qui tiennent d’un savant mélange de merveilleux et de science-fiction. La série télévisée qui a rencontré le plus grand succès public et commercial des années 2010, Game of Thrones, était une série de fantasy (et avant elle était venue l’adaptation au cinéma du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson). Les jeux-vidéos, deuxième industrie culturelle au monde derrière le cinéma, travaillent constamment des univers de science-fiction (Starcraft, certains épisodes de la série Call of Duty, The Last of Us) ou de fantasy (la série des Dark Souls, World of Warcraft, la série Final Fantasy). Je ne prends volontairement ici que des exemples extrêmement grand public.

L’imaginaire est partout. Il est même hégémonique. Le film le plus rentable de l’histoire du cinéma à ce jour, Avatar de James Cameron (propriété du groupe Disney), est un film de science-fiction, suivi de près par Avengers : Endgame (un film de super-héros Marvel, propriété du groupe Disney) et, sur la troisième place du podium, par sa propre suite, Avatar : The Way of Water (Disney). La série télévisée, The Mandalorian, dérivée de Star Wars, était le produit d’appel de sa plateforme de VOD Disney+. Sans même compter sa production de films d’animations à destination des enfants, et ceux de sa filiale Pixar, le groupe Disney est donc le producteur d’imaginaire le plus prolifique et qui rencontre le plus de succès… pour son plus grand profit.

Quel est l’intérêt pour une multinationale du divertissement d’investir ainsi ces genres ? Pour bien comprendre, il faut premièrement comprendre que Disney (comme ses concurrents) ne sont plus réellement des entreprises de production de cinéma, de télévision ou de bande-dessinée. Le cœur de leur activité est la gestion et l’exploitation de la propriété intellectuelle. La « franchise » (terme venu de la grande distribution ou encore des restaurants de fast-food), c’est un « univers partagé » déclinable à l’infini sur tous les supports, tous les médias. Un « univers » imaginaire se prête à toutes les modifications en fonction des goûts présumés du public, des changements dans les mœurs, dans la situation politique etc. Il s’agit d’un univers contrôlé a priori par le tracking, c’est à dire le calcul statistique de l’intérêt suscité par le projet sur les réseaux sociaux, a posteriori par les avis de spectateurs (notamment sur le site RottenTomatoes, qui exprime la « note » du film en pourcentage), et, en dernière instance, par le taux de rentabilité. Cela n’empêche pas certaines de ces œuvres d’être des réussites artistiques, mais elles sont, comme toutes les œuvres, déterminées par leurs conditions de production.

Les « franchises » de l’imaginaire profitent également de « cultures » pré-existantes. Quand, au début des années 2010, Disney a fait l’acquisition pour 4 milliards de dollars de Lucasfilms, productrice de Star Wars, elle n’a pas seulement fait l’acquisition d’un « univers », d’une IP (Intellectual Property, autant dire une marque), elle a également et surtout acheté un public déjà conquis, pour ne pas dire « captif ». Une « tranche » d’imaginaire, c’est, très concrètement, une part de marché dont elle peut désormais disposer et exploiter à sa guise.

Il s’agit en fait d’une marchandisation des « communautés de fans », de la « culture geek ». Ces groupes, constitués initialement autour d’une affection commune et parfois absolue pour une œuvre ou une autre – les trekkies, fans de Star Trek, les adorateurs de Star Wars –, sont désormais des publics cibles dont les réactions peuvent dicter les décisions créatives, lorsqu’elles sont compatibles avec les objectifs financiers8. Disney est désormais l’organisateur de la Star Wars Celebration annuelle, convention géante où sont annoncés les produits à venir. La San Diego Comic Con est l’un des moments les plus importants de l’année de la pop culture. Toutes les entreprises réunies au même endroit viennent présenter les films et séries à venir, à grands renforts d’annonces et d’acteurs venus assurer la promotion en affichant une grande proximité avec leurs fans.

Les imaginaires hégémoniques sont donc des produits culturels hautement marchandisés, sur la base d’une propriété intellectuelle de plus en plus concentrée. Les entreprises qui les produisent sont, elles aussi, prises dans un processus de concentration de plus en plus rapide. Dans cette course à la rentabilité de « franchises », l’imaginaire est un enjeu primordial car il est constitué de marques et de marqueurs facilement reconnaissables. Ce sont des horizons d’attente communs dont la familiarité permet de fidéliser la clientèle en travaillant à la formation d’une communauté ou en marchandisant (davantage) une communauté préexistante. Pour parler la langue des commerciaux, il faut construire et entretenir de la brand loyalty (littéralement, loyauté à la marque), ce qu’elle représente et l’imaginaire qu’elle suscite chez le consommateur/spectateur/fan.

Le 7 novembre 2019, la maison d’édition La Volte, éditrice des romans de Alain Damasio – sans conteste l’auteur de SF français vivant le plus vendu et l’un des rares à bénéficier d’un espace de parole régulier dans les médias généralistes – publie sur son site Internet une tribune qui crée des remous dans le petit milieu de les littératures de l’imaginaire.

Ce texte9, signé entre autre par un grand nombres d’auteurs et autrices, dénonce la présence au festival « Les Utopiales » – le plus important festival de SF de France – de M. Emmanuel Chiva, Directeur de l’Agence d’innovation de défense. Que vient-il y faire ? Il cherche « des pépites », pour constituer une « Red Team » d’auteurs et autrices de SF. De quoi s’agit-il ? Le site officiel de l’organisation indique que « composée d’auteur(e)s et de scénaristes de science-fiction travaillant étroitement avec des experts scientifiques et militaires, elle a pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 – 2060. » Des auteurs de science-fiction, de roman policier et des dessinateurs de bande-dessinée, qui ont pour certain.es préféré rester anonymes, sont donc engagés par le Ministère des Armées pour proposer des « scénarios » dans un but de « prospective » et de prévention des « risques ». Si l’essentiel des travaux de cette équipe sont tenus « secret défense », trois volumes sont parus à ce jour sous le titre évocateur de Ces guerres qui nous attendent (2030-2060) (éditions des Équateurs, groupe Humensis).

Quels sont ces scénarios ? Je cite : « création d’une nouvelle nation pirate née des changements climatiques, hacking possible des implants neuronaux, émergence de sphères communautaires développant une réalité alternative, fragmentation du réel, crises environnementales et bioterrorisme, guerres cognitives s’appuyant sur la désinformation de masse, polarisation du monde en hyperforteresses et hyperclouds ». Ils portent des titres comme « Chronique d’une mort culturelle annoncée », « Guerre ecosystémique », ou encore « Face à l’Hydre ».

Il ne s’agit pas ici de juger de la pertinence ou de la probabilité ou non de ces « scénarios » du futur. Toutefois, la création de cette Red Team montre une chose : la question du futur est une question dont les institutions voit un intérêt à s’emparer. On ne peut juger du travail produit par ces auteurs et autrices et de son intérêt réel pour les forces armées, mais il s’agit en tout cas d’une opération de communication de masse et particulièrement réussi. La presse s’en est largement fait l’écho, l’a soutenue ainsi que, donc, le festival des Utopiales. Le directeur du festival, l’astrophysicien Roland Lehoucq, également directeur d’une collection chez l’éditeur Le Bélial, fut le « référent scientifique » de cette « expérimentation ». Dans une interview donnée à Radio France, il déclarait que ce projet relevait de la « méthode expérimentale ». Emmanuel Chiva, quant à lui, déclarait vouloir « percer le mur des imaginaires ».

La question légitimement posée par la tribune publiée par La Volte était : que viennent faire le Ministère de la Défense et l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) dans un festival dédié à « faire découvrir au plus grand nombre le monde de la prospective, des technologies nouvelles et de l’imaginaire » ? Les Utopiales annoncent sur leur site internet réunir « des scientifiques, chercheurs, écrivains, scénaristes, dessinateurs, réalisateurs et tous ceux qui, jour après jour, façonnent des mondes fabuleux à partir de fragments de réel, pour en faire de véritables expériences de pensée, invitations à cultiver notre curiosité et notre imaginaire pour renforcer notre ouverture au monde et nous permettre de devenir pleinement acteur de son évolution future. » Pourquoi y faire la place à une telle opération de communication ?

Ce seul exemple met à mal la prétention selon laquelle « l’imaginaire », et avec lui la littérature serait neutre. Des auteurs de littérature qui choisissent de travailler ouvertement pour une agence gouvernementale peuvent-ils encore prétendre à la neutralité axiologique ? Que ce discours de communication utilise le terme « à la mode » de « prospective » n’a rien d’étonnant. Il s’agit d’une vision du futur comme le prolongement des tendances, la continuité de la situation présente, la reproduction de l’identique social. En « 2030-2060 », il y aura toujours une Chine « menaçante », des « guerres culturelles » (on note l’usage d’un lexique d’extrême droite), etc. Le futur de la prospective, c’est le présent qui continue, si bien que l’une des idées qui, selon ses dires, a convaincu Emmanuel Chiva de la pertinence de son projet, le premier apport précieux des auteurs de science-fiction « auditionnés » pour la Red Team ont é té « des concepts auxquels nous n’avions pas pensé, comme un navire articulé qui se décompose en drones autonomes et se fondent dans la population marine ». On jugera de l’intérêt de la proposition…

Cette prospective est une anticipation qui ne laisse pas ou peu de place à l’inattendu ou l’incertain, puisqu’elle a avant tout pour fonction de guider l’action présente des gouvernements ou des entreprises (ce qui, au regard de l’évolution de la sociologie des personnels de gouvernement en France, revient peut-être au même). L’imaginaire du futur qu’elle propose est clos. L’avenir est négatif, l’horizon bouché, et des guerres « nous attendent ». La seule question que cette prospective pose est « à quoi vont-elles ressembler ? ».

Aussi étonnant que cela puisse paraître, loin de constituer un « avertissement » ou de faire peur, cet imaginaire catastrophiste fonctionne en réalité comme un « opium du peuple ». Les scénarios proposés par la Red Team relèvent d’un imaginaire dystopique, c’est à dire « aujourd’hui, en pire ». Le lecteur est ainsi conforté dans le présent, qui ne paraît pas si terrible que cela. Je me risquerais même à penser que les travaux de la Red Team servent à conforter certains cadres du Ministère des Armées de la validité des politiques qu’ils organisent.

Par ailleurs, on peut se demander en quoi la diffusion de masse de ces « scénarios » contribue elle aussi à la construction d’un imaginaire dominant, hégémonique.

Cet imaginaire, quel est-il ? Le romancier américain Kim Stanley Robinson, auteur entre autres du remarqué Ministère du Futur (2023, Bragelonne), déclare souvent « Nous vivons dans un roman de science-fiction ». En admettant que cela soit vrai, à quoi ressemble ce roman ? De quels actes d’imagination est-il le produit ?

Ces questions peuvent être rapprochées de celle posée par l’historien Johan Chapoutot lorsqu’il interroge les « grands récits » ayant structuré les sociétés (occidentales) à travers l’histoire. En admettant que la science-fiction est un des, sinon le, récits structurants de l’histoire mondiale depuis la deuxième moitié du XXe siècle, comment se caractérise-t-il ? Quels sont les grandes directions dans lesquelles elle dirige l’imaginaire collectif ? Cet imaginaire collectif, je l’appelle, à la suite d’Althusser, « idéologie », c’est à dire un rapport imaginaire à la situation matérielle.

L’idéologie de la science-fiction, depuis sa structuration générique aux états-unis dans les années 1920 et 1930 (Hugo Gernsback, auteur et éditeur, parlait de « scientific-fiction » ou encore de « scientifiction » – le prix Hugo, sorte d’Oscar de la SF, porte son nom), est celle du progrès et plus particulièrement du progrès scientifique. Ou, pour être plus précis, du progrès technique. La science-fiction, dans son origine et surtout dans son acception la plus générale, est une littérature de l’invention, et même de l’innovation. Ces innovations, présentées comme « scientifiquement vraisemblable », Darko Suvin les désigne par le terme « novum ». Ces nova doivent apparaître comme fondé en science, dans une perspective rationnelle ; c’est ce qui sépare par exemple la SF de la fantasy. Les plus courant sont : la machine à voyager dans le temps, le voyage interstellaire, la rencontre avec la vie extraterrestre, etc. La structuration des récits autours de nova pseudo-scientifique permet, pour le dire vite, la suscitation chez le lecteur d’un émerveillement, d’un vertige des possibles appelé couramment « sense of wonder ».

Or, j’aimerais porter la théorie que l’imaginaire que porte la majorité de la littérature de science-fiction n’est pas réellement scientifique, mais technique. La SF dominante, celle qui est encore le plus largement diffusée au grand public, celle des « grands maîtres » anglophones comme Isaac Asimov par exemple, n’est pas une littérature scientifique. C’est une littérature d’inventeurs et d’ingénieurs. Si la SF met souvent en scène de scientifiques, on ne les voit que rarement au travail, et encore moins agir comme des scientifiques.

Je peux prendre un exemple bien connu : dans le film Prometheus, de Ridley Scott, une épique de scientifique est envoyée par un capitaliste vers une planète éloignée censée contenir le secret des origines de l’humanité. Une fois sur place, ce contingent d’experts part explorer une structure extraterrestre. À l’intérieur, le biologiste de l’équipe découvre une créature vivante… dont il s’approche directement, sans protection aucune, etc. Bien sûr, la bête l’attaque. Bien fait.

Bien sûr, il existe toute un pan de la SF qui prétend à l’exactitude scientifique : la hard-SF. Celle-ci se veut une littérature sérieuse et méthodique. Son lectorat, j’y reviendrai, est en moyenne plus vieux et plus masculin que la moyenne des lecteurices de SF et d’imaginaire en général.

H.G. Wells et Mary Shelley nous donne en vérité les deux figures centrales de la SF dominante : l’explorateur et l’inventeur prométhéen. Ce sont là deux figures de pouvoir, deux figures capables de tordre les lois de la nature et de lui imposer leur volonté (avec parfois de terribles conséquences). Les exemples (et les contre-exemple, bien sûr) sont légion, si bien qu’il serait fastidieux de les lister. Cette notion du pouvoir (de changer le cours du temps, de créer la vie, d’aller plus vite que la lumière, etc.) est au cœur des questionnements philosophiques de la SF. Et si on pouvait ? Faut-il le faire ?

La réponse que ces récits a infusé dans le corps social est : si l’on peut le faire, faisons-le. C’est presque une banalité de dire que deux des hommes les plus riches et les plus influents du monde, Elon Musk et Jeff Bezos, sont confits de récits de SF prométhéens. Ce n’est pas pour rien que leurs entreprises sont devenus deux acteurs majeurs de la course à l’espace. Leur imaginaire est celui du dépassement des limites naturelles : le post-humanisme, l’expansionnisme spatial, etc. Leur horizon est celui de l’immortalité, que ce soit par la chirurgie esthétique (Elon Musk), par la cryogénie ou les « vaisseaux générationels ». Johan Chapoutot appelle ce « récit », cet imaginaire, « illimitisme ».

Sous l’influence des géants de la « tech », les nova de la science-fiction du XXe siècle ont envahi l’espace social et sont une promesse technique toujours renouvelée : le smartphone, internet, la réalité virtuelle, le metavers, l’intelligence artificielle, la domotique, etc. Même se voulant les plus progressistes de la science-fiction, comme le récent courant auto-désigné solarpunk, n’échappent pas totalement à un certain techno-solutionnisme, une forme de pensée magique qui suppose que – je caricature à des fins rhétoriques – que les éoliennes et les panneaux solaires sont en soi des solutions au problématiques du changement climatique, et non des outils insuffisants sans changement radical des structures sociales.

Il y a quelque chose de presque touchant à relire de vieux romans pour y retrouver les sources de ces inventions. C’est là, cependant que cet imaginaire technique dominant pose problème : il est hégémonique, mais il n’en est pas moins obsolète. Si nous vivons dans un roman de science-fiction, nous semblons vivre dans un futur du passé. Plus particulièrement, le présent des années 2020 ressemble ressemble fort, dans sa structure sociale au futur du cyberpunk.

Le cyberpunk (ou neonliberal10) est un sous-genre de SF conceptualisé dans les années 1980 autour, en particulier des romans de William Gibson comme Le Neuromancien. Sous-genre dystopique, il met en scène un futur proche pessimiste, hyper-urbain et éclairé… aux néons. Au cinéma, son avatar le plus connu est sans conteste le film Blade Runner de Ridley Scott, librement inspiré du roman éponyme de Phillip K. Dick.

En quoi le monde des années 2020 rejoint-il cette dystopie ? Le cyberpunk met en scène des sociétés hyper atomisées et hyper connectées, organisées par des corporations supranationales, une dissolution de toutes structures de solidarités non intéressées, la quantification et la mesure des performances, la marchandisation de tous les aspects du vivant et de l’existence humaine. Si les romans cyberpunk avaient au début des années 1980 une valeur contestataire, reproduire cet imaginaire à l’identique aujourd’hui est a minima conservateur, voire carrément réactionnaire. Après tout, la société décrite dans le jeu vidéo Cyberpunk 2077 (CD Projekt Red, 2020) constitue une sorte d’idéal de futur fondé sur l’idéologie reagano-thatcherienne. En tout état de cause, si nous vivons dans un roman de science-fiction, on peut arguer que nous vivons dans une sorte de cyberpunk low-cost, dépourvu de ses atours les plus séduisants (les néons, donc).

Le cyberpunk est aussi devenu l’un des aspects de l’imaginaire retro idéalisant les années 80. Blade Runner a eu droit en 2019 à une suite/remake, Blade Runner 2049 (par Denis Villeneuve, réalisateur de la dernière version de Dune). L’imaginaire de science-fiction majoritaire du cinéma hollywoodien semble prisonnier d’une boucle nostalgique de répétition du même : les années 2010 ont été celles de l’hégémonie des suites/remakes/prequels de films issus… des années 1980. Sans oublier l’éternelle répétition des films de super-héros en « univers partagé », illustration parfaite de l’adage « il faut que tout change pour que rien ne change ».

L’imaginaire figuré par le roman de SF dans lequel nous habitons semble donc être obsolète, fondé sur des représentations vieilles de près d’un siècle tout en revendiquant une innovation et une nouveauté perpétuelles. Cette domination hégémonique est une manière pour les institutions étatiques et capitalistiques de se justifier ainsi que de chercher à perpétuer leur pouvoir. Au reste, cet imaginaire « illimitiste », que ce soit spatialement (appropriation de l’espace extra-terrestre) ou temporellement (repousser les limites de la longévité humaine, par la science médicale ou par la cryogénisation), participe d’une idéologie hégémonique délétère et même mortel : celui d’une croissance infinie au sein d’un monde fini.

L’imaginaire, et particulièrement celui du futur, est donc sujet à une appropriation et à une volonté hégémonique de la part des institutions idéologiques du capitalisme néo-libéral, qu’il s’agisse des consortiums industriels ou des agences (para)étatiques. Cependant, des forces minoritaires leur contestent cette hégémonie.

Pour reprendre la formule d’Alice Carabédian, il est possible de penser la SF ni « sur le modèle du conquistador, ni sur celui de l’ingénieur ». Il s’agit selon elle de proposer une « résistance à ce qui se présente comme le Réel ».

Quels sont ces forces qui (et que) travaillent les franges minoritaires de la production d’imaginaire ? Elle sont d’une part les mêmes que celles qui travaillent le champ littéraire et la société toute entière : l’antiracisme, les luttes de genre, l’anticolonialisme, les luttes de classe (j’emploie ce terme en tant que Marxiste, tout en étant conscient qu’il ne fait souvent pas partie du vocabulaire des auteur·ices) et les luttes environnementales. D’autres part, cette contestation se joue dans le registre formel. Pour le dire simplement, la question qui travaille les imaginaires anti-hégémoniques est celle-ci : quels récits écrivons-nous, et comment ?

Bien sûr, dans une perspective matérialiste d’étude de la production, bien d’autres questions se posent : comment sont fabriqués les livres ? qui contrôle la production éditoriale ? l’industrie du livre actuelle est-elle compatible avec l’écologie (non) ? peut-on réellement produire des imaginaires révolutionnaires dans une industrie capitaliste et réactionnaire ? Les étudier toutes prendrait trop de temps ; aussi vais-je me concentrer sur les deux premières.

L’angle le plus évident pour étudier le sujet des imaginaires minoritaires me semble être les luttes de genre et des minorités sexuelles, du féminisme au droits des personnes transgenre. Dans une certaine mesure, celles-ci sont à « l’intersection » des luttes antiracistes.

En vérité, il n’est pas nouveau que les productions d’imaginaires abordent et traitent ces sujets. La SF anglo-saxonne des années 1970-1980 a vu l’émergence de voix nouvelles, souvent féminines, désireuses et surtout capables de traiter ces sujets avec force et exigence. Ursula K. Le Guin représente ici la partie émergée de l’Iceberg, mais des autrices comme Marge Piercy, Joanna Russ, Pamela Sargent ou encore Octavia Butler ont traité de ces sujets avec brio.

Aujourd’hui, les luttes de genres irriguent profondément les imaginaires produits… le plus souvent par des auteur·ices de genre féminin (ou agenre) et jeunes. Comme dans l’ensemble de la société, ces questions sont abordées de bien des façons, dans bien des genres : mise en scène d’héroïnes dans des rôles jusque-là « réservés » aux hommes, représentations de la sororité. Il n’est pas très étonnant que la littérature de SF étatsunienne en particulier montre une grande vivacité sur ces sujets. Bien entendu, il s’agit toujours de franges minoritaires du champ littéraire. Les grands célébrités de la production de SF restent des hommes, blancs, et généralement âgés de plus de quarante ans.

Il faut également noter, pour continuer dans cette idée, la proportion très largement majoritaire de femmes productrices de littératures dites « de jeunesse » ou « Young Adult ». Comme la plupart des littératures produites par des femmes, ces genres – souvent liés à des pratiques littéraire relativement émergentes, comme la publication numérique via des plateformes ou la fan fiction –sont considérés dans le champ littéraire (dominé par des hommes blancs cis hétérosexuels) comme mineurs et peu légitimes, que l’on parle de la « bit-lit » ou très récemment de la « romantasy »ou encore de « cosyfiction »11 , qui suscite bien des résistances (voire des moqueries) de la part des franges qui se revendiquent les plus légitimes du champ.

Ce mouvement de « diversification » prend également des formes plus institutionnelles, comme le fait de viser la parité dans les jury de prix ou parmi les auteur·ices invitées. Les trois derniers Prix Européen des Utopiales ont été décernés à des livres écrits par des femmes (Auriane Velten, Floriane Soulas, Audrey Plenet) et traitant au moins en partie de questions de genre. S’agissant dans ce cas d’un prix décerné par des lecteur·ices après sélection par des libraires, on peut peut-être y décerner une tendance. Ces éléments, ajoutés aux choix éditoriaux visant à remettre en valeur des autrices du matrimoine, semblent valider une tendance : un lectorat davantage féminisé, une proportion d’autrices publiées et récompensées plus importante, et davantage de personnages féminins, racisés ou transgenre.

Toutefois, si cet état de fait est indéniablement positif et témoigne d’un véritable progrès social (ou du moins d’une réelle aspiration vers lui), il est à mon sens insuffisant.

En ayant pleinement conscience que cette remarque risque de m’attire bien des contradictions, je voudrais dire la chose suivante : la représentation ne suffit pas. Ce terme, issu des luttes antiracistes et de genre dans le monde anglosaxon, m’a très longtemps posé problème, jusqu’à ce que Sandra Lucbert n’en propose une définition. La représentation, selon elle, est la présentation à nouveau du même. Autrement dit, si je reviens à ma proposition antérieure, la représentation est non seulement le régime imaginaire dominant (le futur comme une projection plus ou moins déformée du présent), mais aussi et surtout le moyen à travers lequel l’imaginaire hégémonique intègre sa contestation.

Pour prendre un exemple célèbre, même si ses personnages principaux sont « divers » (une femme, deux hommes racisés à différents degrés), on aura peine à trouver quoi que ce soit de révolutionnaire, ou même modestement progressiste dans un film aussi hégémonique que Star Wars Épisode VII – Le réveil de la force. Il s’agit même plutôt d’un « cas d’école » de copie de copie de copie, d’un quasi remake « nostalgique » du Star Wars original… qui était lui-même un pastiche de serial des années 1950-60. D’un point de vue de la structuration des imaginaires, il s’agit donc littéralement d’un film réactionnaire : les protagonistes aussi bien que les antagonistes cherchent à y faire revivre un passé rêvé qui doit donc se « réveiller ». Ce réveil passe par la manipulation quasi religieuse d’artefacts (un sabre laser, un Faucon Millenium), davantage destinés à conforter et rassurer le public du film que les personnages pour qui ils ne signifient pas grand-chose. Les figures du récit sont des symboles, en ce qu’elles réactivent des souvenirs chez les récepteur·ices qui ont un rapport fétichiste à leur égard (très concrètement, par l’achat et la manipulation de marchandises, goodies).

Bien sûr, les remarques de personnes féminisées et/ou racisées qui arguent de n’avoir eu pas ou peu de « modèles » imaginaires sont légitimes. Je me répète : je ne cherche pas à dire que la représentation des minorités de genre et raciales ne sert à rien. Seulement, il ne suffit donc pas mettre en scène des personnages féminins ou racisés « forts » pour produire un imaginaire progressiste. Les féministes matérialistes des années 1970, comme Leopoldina Fortunati, il peut très bien exister un féminisme dominant, bourgeois, car si les aspirations des femmes de la bourgeoisie peuvent recouper en partie celles des « ouvrières de la maison » ou des « ouvrières du sexe », leur position de classe les en sépare radicalement.

De la même manière, le capitalisme de l’imaginaire, a intérêt à faire droit à ces revendications « sociétales ». Il lui permet de conquérir ou de conserver des parts de marché. Ainsi, la campagne marketing du film Wonder Woman était largement axé sur le fait que… son héroïne était une femme, et ce peu importe que le film montre une image ridiculement déformée de la première guerre mondiale. L’intrigue de sa suite – évidemment située dans les années 1980… – est même fondée sur un viol assisté par magie, jamais interrogé comme tel. Il existe donc bel et bien un usage conservateur ou même réactionnaire de la représentation des personnes minorisées. Comme le montre Benjamin Patinaud dans Le Syndrome Magneto (Au diable vauvert, 2023) le progressisme moral des imaginaires libéraux est la façade acceptable de leur assimilation des luttes sociales, tout particulièrement au sein des productions d’imaginaire hégémonique.

Dans son livre Le Futur au pluriel – Réparer la science-fiction (éditions de l’Inframonde, 2023) l’autrice française Ketty Steward décrit cette fraction dominante du « Fandom », plutôt agés de plus de 50 ans, plutôt masculins, sauf quelques exceptions12 et tous blanc » : bref des « boys’ club » (littéralement : clubs de garçons), « homogènes, fonctionnant par cooptation, se réunissant lors de dîners et de déjeuners et maintenant le status quo dans la science-fiction francophone ». Du point de vue des politiques genrées, il en va (structurellement) ainsi dans le « milieu » de la SF française et dans les imaginaires produits comme dans le reste de la société. Pour continuer à suivre la thèse de Ketty Steward, politiser les imaginaires nécessite également de faire entendre et mieux diffuser toute la diversité et la multiplicité des producteur·ices d’imaginaire et de leurs positions. Évidemment, réaliser ce changement nécessite de profondes transformations dans ce champ et, comme l’écrit Steward, commencer par une prise de conscience des acteur·ices des discriminations intégrées qu’ielles agissent parfois sans le comprendre ni même s’en rendre compte. Le genre et la racisation sont des constructions sociales et la place des minorités dans la production des imaginaire est liée aux structures sociales plus générales. Ne pas interroger cette place politiquement (c’est à dire en tant que structure de pouvoir dans la société) et se contenter de déploration ou de représentation « quantitative » relève au mieux de l’ignorance, au pire de l’hypocrisie.

Bien sûr, on ne peut pas simplement accuser les auteur·ices (qu’il s’agisse de personnes individuelles ou « morales », comme des entreprises ou des institutions) de cynisme, même si celui-ci n’est pas toujours à exclure. Une politisation structurelle des imaginaires ne peut se satisfaire des seules motivations des acteur·ices. Cependant, leurs intérêts les mènent elles et eux aussi produire ces imaginaires, et la raison en est justement leur position de classe. En effet, le travail littéraire (artistique) est rarement considéré comme tel. Dans Imaginaires du néolibéralisme (La Dispute, 2016), Lionel Ruffel constate que « tout est fait pour qu’on ne le pense pas, préférant d’autres structures symboliques : la vocation (religieux), le loisir, la retraite (le hors travail […] Quel est son imaginaire dominant ? Il est hyper-individuel (ce qui empêche les revendications de corps, hors-sol, à la maison (ce qui empêche la rencontre entre pairs et favorise une relation verticale à l’éditeur), par projet, sans engagement ». Derrière son économie symbolique de légitimation, derrière la propriété intellectuelle13, la position des auteur·ices dans la division du travail est prolétarisée et même ubérisée.

Concrètement, cela signifie qu’il faut produire vite, produire beaucoup et qu’ils n’ont que relativement la complète maîtrise de l’objet de leur travail. Les maisons d’éditions commandent des livres, pour un certain secteur de marché, sur certains thèmes, dans un certain cadre formel, etc. Concrètement, l’industrie du livre (en France) ne diffère gère des autres secteurs de production. Le livre (je parle ici du livre en tant qu’objet matériel, et non en tant qu’objet littéraire) est certes une « marchandise » pas comme les autres, mais il reste une marchandise.

D’ailleurs, les pratiques de réception du livre en tant qu’objet que je constate en tant que romancier de SF en ont tous les aspects : frénésie d’achat, fétichisation de l’objet, monstration spectaculaire de sa collection. Les maisons d’éditions ont elles aussi intérêt à favoriser ces pratiques. La tendance, depuis quelques années, est aux éditions « collector », cartonnées et jaspées.

En tant que telle, la marchandise-livre possède non seulement une valeur d’échange (son prix), mais aussi une valeur d’usage, et de celle-ci que traite cet essai. La marchandise livre a ceci de particulier que sa valeur d’usage est essentiellement intellectuelle et symbolique : elle est médiée par la lectrice·eur, sa connaissance du code langagier, avant que d’avoir une action sur elle, et le réel. La matérialité apparente des imaginaires est seconde, ce qui permet aux défenseur·ices de revendiquer leur neutralité, en renvoyant l’acte de réception à un individualisme consommateur, et non à une pratique sociale matériellement déterminée.

Pour une réelle politique des imaginaires, les auteur·ices doivent non seulement politiser leur position de classe, mais aussi politiser la manière dont ils et elles les écrivent et les conçoivent et dans quelle structure de production ils s’inscrivent.

Je parlais plus haut de « thèmes » et de représentation. Trop souvent selon moi, la question de la politisation des imaginaires se résume à la présence ou non de « thèmes politiques ». Tel roman parle de féminisme, tel autre de racisme, tel autre met en scène un conflit, etc. Si cultiver ces sujets dans notre imaginaire est indéniablement un pas (plutôt que les menaces des guerres à venir et ses portes-avions en kit), ce n’est justement qu’un premier pas.

Nombreux·euses sont les auteurs et autrices qui se défendent d’avoir quelque chose à dire, un « message » à faire passer, une thèse à défendre. Quelle sont les raisons de cette pudeur ? L’une d’entre elle peut évidemment être un positionnement politique libéral ou réactionnaire en accord avec l’idéologie hégémonique. Dans ce cas, il n’y a rien à défendre. Les conditions matérielles évoquées sont sans aucun doute aussi en jeu, ainsi que la construction sociale du rôle des producteurs d’imaginaire.

« Dire quelque chose », porter une thèse et la mettre en récit, c’est mettre en danger sa position dans la structure de production et donc son gagne-pain. C’est se voir refuser des contrats, n’être plus sollicité·e pour telle ou telle intervention, etc. Paradoxalement, une position dominante dans le champ littéraire facilite des prises de position « progressistes » ou « de gauche »14. Il est moins coûteux de lorsqu’on est un auteur parisien à succès publié chez Gallimard que lorsqu’on est une autrice d’albums destinés à la jeunesse publiée par de petites maisons indépendantes. De même, le privilège de « n’avoir rien à dire », de questionner des abstractions et des questionnements « universels » appartient à celles et ceux pour qui l’activité de production d’imaginaire est secondaire, pour qui elle n’est pas leur source de revenu principal.

Ces raisons ne suffisent pas, à mon sens, à justifier entièrement cette méfiance structurelle à l’égard de la notion « d’engagement ». Arguer qu’on ne cherche qu’à « écrire des histoires », qu’à « divertir » c’est refuser de prendre position. Revendiquer « l’évasion », c’est admettre que le réel est une prison et renoncer à le changer. Se contenter d’aborder des thèmes sans revendiquer à un propos, c’est abdiquer sa capacité d’action sur le monde. J’ai déjà pu entendre des auteur·ices refuser de se déclarer « militant·e » par rejet de son étymologie guerrière (du latin miles, soldat). Cela me semble montrer un aveuglement plus ou moins volontaire sur la conflictualité d’un social mis en coupe la plus réglée possible par le capitalisme. De même, faire l’éloge d’une œuvre pour être « une vraie fiction politique mais pas un tract », c’est dramatiquement méconnaître la capacité de la fiction, et singulièrement des fictions imaginaires, d’être les deux à la fois, dans son contexte de production, de diffusion et de réception.

On me pardonnera ou non l’argument d’autorité mais, accuserait-on Victor Hugo d’avoir écrit un roman « trop politique » avec Les Misérables ?

La politisation de l’imaginaire passe, si ce n’est par une subversion complète, au moins par un questionnement, une problématisation des figures qu’utilisent les genres. L’imagination, et plus particulièrement, une imagination matérialiste, est un outil fabuleux en ce qu’il nous permet de mener de telles expérimentations.

La fantasy met souvent en scène des royaumes ? Très bien. Comment ces royaumes fonctionnent-ils ? D’où vient la légitimé des souverains ? Comment s’est-elle affirmée ? Comment ce royaume produit-il sa nourriture ? Quels tensions traversent un tel royaume ? Un dragon a rassemblé un énorme trésor ? Quels effets cette thésaurisation a-t-il sur l’économie du royaume ? Ou, au contraire, la brusque libération de tout cet or quand un héros tue le monstre ? D’ailleurs, cet or, d’où vient-il exactement ? Où sont les mines ? Qui travaille dedans ? Quel est le statut de ces travailleurs ? L’acceptent-ils ?

La SF majoritaire aime à mettre en scène des guerres entre empires spatiaux, à grand renforts de vaisseaux gigantesques. Soit. Qui fabrique ces vaisseaux ? Qui les a conçus ? Que se passerait-il s’il y avait une grève dans les chantiers navals ? Comment le pouvoir impérial réagirait-il ? D’ailleurs, quels effets cette guerre a-t-elle sur la composition sociale des travailleurs ? Quels sont les liens de l’empire avec les entreprises chargées de la construction de ces vaisseaux ?

L’imagination matéraliste nous permet de penser autrement, d’autres récits et ce à partir des postulats les plus éculés. Partons d’un exemple récent. Le film Damsel (Juan Carlos Fresnadillos) met en scène une princesse trompée par la famille de son époux et sacrifiée à la dragonne qui les terrifie pour maintenir la paix. Seule dans les entrailles dans la montagne, elle doit survivre, et finit par revêtir une armure et à prendre une épée pour vaincre la dragonne elle-même dans un geste qui se veut une subversion du récit chevaleresque. Cependant, est-ce vraiment un renouvellement de l’imaginaire que de montrer que les femmes peuvent elles aussi employer la violence ? La toute fin du film est un peu plus habile : l’héroïne soigne le dragon et s’en fait une alliée pour vaincre le royaume félon. Mais, est si nous allions encore plus loin. Notre princesse apprend au cours du film qu’elle n’est pas la première jeune fille trompée et sacrifiée. Et si elles étaient encore vivantes ? Et si, à l’intérieur de la montagne, elles avaient organisé leur propre société ? Ne serait-ce pas là l’occasion d’explorer la sororité, la libération partielle des contraintes patriarcales ? On pourrait même imaginer que la dragonne soit en réalité leur alliée. Ainsi, collectivement, pourraient-elles travailler au renversement du royaume, d’une manière plus vraisemblable que en un seul meurtre final.

Cependant, la question de « ce que l’on écrit » et même « pourquoi » n’épuise pas la problématique de la modification des imaginaires. Il reste la question la plus difficile : celle de comment l’on écrit.

Celle-ci on peut l’aborder par les conditions de production concrètes du texte. Une possibilité d’écrire autrement est d’écrire collectivement, pour travailler en fiction les enjeux de l’action collective, comme l’ont fait par exemple les Ateliers de l’Antremonde avec Bâtir aussi (Cambourakis, 2018)) ou encore les Aggloméré·es avec Subtil Béton (L’Atalante, 2021). Ces textes ont la particularité d’être explicitement plurivocaux : il ne s’agit pas d’un texte unifié proposé sous une signature collective. Politiser, cela peut être contester en actes la figure de l’écrivain·e démiurge seul dans sa chambre/bureau/Walden.

La question du comment est aussi une question plus formellement littéraire. La théorie de la « fiction-panier » ou « fiction fourre-tout » formulée en 1986 par Ursula K. Le Guin15 a fait florès ces dernières années à la faveur de sa traduction française. Dans celle-ci, elle questionne non seulement la place de la violence en fiction (« fiction gourdin ») mais aussi la forme narrative du « récit flèche », droit à l’objectif. Elle y postule une « fiction fourre-tout » emplie de « mauviettes et de maladroits, de minuscules grains, encore plus petits que des graines de moutarde ». Le meilleur exemple de « fiction panier » est sans doute son roman La vallée de l’éternel retour (Mnémos, 2012), véritable étude d’anthropologie fictive, mais on peut penser également à Rêves de gloire de Roland C. Wagner (L’Atalante, 2011), véritable histoire orale d’une Algérie uchronique.

L’un des apports les plus précieux de ce texte de Le Guin est selon moi sa réfutation radicale des structures narratives conventionnelles, la place du « conflit » comme brique de base de la narration. Les structures narratives forment la signification des récits autant que la diégèse de celui-ci. Le « monomythe » de Joseph Campbell, les « schémas narratifs » et « actanciels » enseignés à l’école, façonnent nos imaginaires et les entraînent à ressentir de la satisfaction face à une structure en trois ou cinq actes, dotée d’un climax, d’une résolution nette, etc. Non seulement la prétention à l’universalité de ces schémas est infondée16, mais elle aussi profondément raciste et réactionnaire. Depuis les années 1950, cette narratologie utilitaire conçue dans les universités et les ateliers d’écriture étatsuniens17 contribue à appauvrir la capacité d’imaginaire.

Enfin, si « les limites de mon langage sont les limites de ma pensée », une réelle modification des imaginaires passe nécessairement pas une modification des pratiques linguistiques. À ce titre, je trouve merveilleux de vivre le bouleversement dans l’expression écrite suscité par les luttes féministes autour de l’écriture inclusive. Voilà un réel enjeu littéraire, dont nombre d’auteur·ices de SF s’emparent avec brio, comme Li-Cam dans son roman Visite (La Volte, 2023) ou encore dans la traduction française par Marie Koullen d’Une femme au bord du temps de Marge Piercy (Goater, 1976). Nous ne parlons pas la même langue que nos ancêtres d’il y a un siècle. Il est ridicule de penser que les habitant·es d’un futur proche ou lointain parlent la même que la nôtre. La langue elle-même est l’un des outils de « l’étrangéisation cognitive » théorie par Darko Suvin. Elle contribue à modifier notre manière de penser, nos manières de nous figurer le monde. Aussi, un « renouvellement » des imaginaires passe nécessairement par un changement des pratiques linguistiques autant que narratives.

Comme l’écrivait Blaise Pascal, qu’iels le veuillent ou non, les auteur·ices sont « embarqué·es ». La notion « d’engagement », comme je la comprends, n’est que la prise de conscience pour les artistes de leur place dans la structuration sociale de la production et la résolution d’employer leurs capacités d’action spécifiques pour modifier l’ordre social dans une direction désirable pour eux.

Cette prise de conscience est évidemment relative à la position sociale de chaque artiste. Il paraîtrait incongru d’attendre d’une star du cinéma français (par exemple, Jean Dujardin) qu’il fasse preuve d’un anticapitalisme radical. Cela ne l’empêche pas d’être engagé, embarqué. En effet il prend part à la production d’imaginaires ayant un effet sur la société, qu’il s’agisse de légitimer les violences policières (Novembre de Cédric Jimenez) ou d’incarner une allégorie caricaturale de la « francité » (lors de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde de rugby). Au lieu de se demander ce qu’il va faire dans de telles galères, on devrait constater que, embarqué comme les autres, il choisit consciemment son cap.

Autrement dit, et très simplement : la neutralité n’existe pas. Les grands capitalistes de la tech, les auteurs et autrices qui participent à la Red Team ne semblent pas avoir de scrupules « s’engager ». Il y a bien une guerre dans la production d’imaginaires. Par intérêt bien compris ou par idéologie (ce qui revient peut-être au même), ils ont choisi leur camp. Les raisons de ce choix sont sans doute à trouver, au moins en partie dans leur position de classe, de genre et de non-racisation. Politiser les imaginaires, c’est aussi se demander qui les produit. Pour citer une nouvelle fois Ketty Steward, « l’auteurice s’inscrit dans un contexte social. Iel est membre d’une famille, d’une profession et vit dans une société donnée. »

Je ne cherche pas à dire que choisir son camp est une chose facile. Toute militance, quelle qu’elle soit, consiste à mettre en jeu sa parole, son capital symbolique (qui est une grande part de l’économie propre au champ littéraire) et parfois même son corps et sa santé. Ce n’est pas une chose facile. C’est risqué. S’y soustraire, toutefois, c’est laisser place libre à celles et ceux qui, eux, ne manquent pas de le faire. Pourquoi le font-ils ? Parce que, dominants, ils ne se posent même pas la question. Ils agissent tout « naturellement ». Leur illusion de neutralité n’est qu’un des effets de la naturalisation abusive de leur position dominante.

Aux auteurs et autrices, producteur·ices d’imaginaire, c’est à dire d’idéologie, je voudrais dire, avec les mots du hobbit Meriadoc Brandebouc au Conseil des Ents, dans le Seigneur des Anneaux, « Vous faites partie de ce monde. ». Ne rien faire, ne rien dire, c’est laisser autour de nous la forêt brûler. Nous n’avons d’autre choix que de prendre d’assaut Isengard. Politiser les imaginaires, c’est reconnaître les antagonismes politiques et sociaux, accepter la nécessité de la confrontation au sein du champ littéraire, et, enfin, prendre position. Politiser les imaginaires, c’est regarder en face les dominations et agir explicitement contre elles de toutes les manières spécifiques à notre position de producteurs de ces imaginaires et en toute occasion.

Dans une conférence en 2023, l’auteur Léo Henry disait : « Le cliché est réactionnaire ». Politiser nos imaginaires, c’est rejeter toutes les évidences et les a prioris jusque dans notre pratique de l’écriture. C’est interroger les structures narratives hégémoniques, et questionner leur provenance pour les employer en connaissance de cause, ou non, et chercher à faire autrement. Politiser les imaginaires, c’est affirmer non seulement qu’il existe d’autres mondes que celui-ci, mais surtout que d’autres récits peuvent contribuer, modestement, à les faire advenir.

Auteurs, autrices, artistes, scénaristes, cinéastes, nous tous et toutes travailleur·euses et producteur·ics d’imaginaire, il est de notre responsabilité politique d’aider à les façonner.

1 https://friction-magazine.fr/nos-mondes-queer-entre-zine-et-revue-pour-renouveler-les-imaginaires-queer/

3 En tout cas, au sens où nous l’entendons. Quiconque vit avec un chien ou un chat sait que ces animaux rêvent et partagent donc avec homo sapiens la capacité de générer des images sensorielles nouvelles à partir d’expériences passées.

4 Dans Défaire voir – Littérature et politique, éditions Amsterdam, 2023

5 Je laisse volontairement de côté ses racines antérieures, des récits de voyage merveilleux de Cyrano de Bergerac ou Lucien de Samosate ou

6 Émile Littré, Auguste Comte et la philosophie positive

7 Il est intéressant de noter que l’expression est au singulier.

8 Zack Snyder’s Justice League

9 https://lavolte.net/militarisation-utopiales-2019/

10 Terme particulièrement approprié, proposé par un·e internaute que, malheureusement, je n’ai pas réussi à retrouver.

11 Bit-lit : abréviation de « bite » et « litterature », sous-genre particulièrement diffusé par les éditions Bragelonne dans les années 2010, centré sur des histoires de vampires, de loup-garous, à destination surtout d’un public féminin, à la suite du succès de Twilight de Stephenie Meyer. Romantasy : contraction de romance et de fantasy – des récits de romance se déroulant dans des mondes de fantasy. Cozy-fiction : tendance récente à la publication de récits centrés sur des activités quotidiennes dans des univers merveilleux, avec une importance moindre accordée aux conflits.

12 Steward reprend à Martine Delvaux le terme de « schtroumpfette » pour désigner l’unique ou les rares personnes féminisées de ces groupes

13 Qu’Aurélien Catin qualifie bien de système de rente dans Notre Condition, Riot éditions, 2020.

14 C’est l’une des contradictions que soulèvent Laelia Véron et Karine Abiven soulèvent dans leur étude de l’imaginaire des « transfuges de classe » Trahir et venger, éditions La Découverte, 2024.

15 dans Danser au bord du monde, éditions de l’éclat, 2020

16 Comme nous l’enseigne utilement la lecture de cet article : https://www.kimyoonmiauthor.com/post/641948278831874048/worldwide-story-structures/

17 Comme le raconte Eric Bennett dans Workshops of Empire, éditions de l’université de l’Iowa, 2015 – non traduit.

M. – Une allégorie

d’après une idée originale de Terry Pratchett


À de très rares exceptions, les idées n’ont pas de réalité matérielle. On ne peut ni les toucher, ni les sentir, ni, comme le disait un homme masqué, les tuer. Il faudrait une puissance considérable, une inimaginable force de croyance pour susciter un être qui soit l’allégorie de cette idée, qui en soit la représentation et l’incarnation parfaite.Les idées n’existent pas. J’en étais convaincu de connaître la vérité à propos Emmanuel M.

Car, voyez-vous, j’ai l’intime conviction qu’Emmanuel M. n’existe pas. Ou, plutôt, qu’il n’existe pas d’homme appelé Emmanuel M. Je sais trop bien à quel point cette idée peut paraître saugrenue, farfelue, ou tout simplement idiote. Pourtant, c’est la vérité. Pourtant, chaque jour, je dois me souvenir que mes sens me trompent.

Emmanuel M. n’existe pas plus que le Père Noël ou la main invisible du marché. Il est une allégorie vivante, une idée faite corps, qui se dissipera sitôt que l’on cessera de croire en lui ou de le trouver utile.

Mais je me rends compte que je m’anticipe par trop mon récit.

Je travaillais à l’époque comme journaliste pour un quotidien d’envergure nationale. J’avais réalisé plusieurs enquêtes qui rencontré assez d’intérêt sans susciter trop de polémique. J’étais dans les bonnes grâces du directeur de la rédaction, ainsi que – je le soupçonnais – dans celle des actionnaires les plus importants du journal. Encore six moi, un an peut-être, et ma carrière aller décoller.

Un matin, le directeur susmentionné me fit appeler dans son bureau et me demanda d’en fermer la porte. Il m’annonça que le journal avait décroché un entretien avec Emmanuel M., dont la discrétion médiatique n’avait d’égal, disait-on, que son influence durant son bref passage au gouvernement. Il se murmurait qu’Emmanuel M. avait quitté son ministère pour concourir à l’élection à la plus haute fonction républicaine. À demi-mots, le directeur me laissa entendre que M. comptait annoncer sa candidature durant cet entretien, qui devait se tenir une semaine plus tard.

J’acceptais, bien sûr, sans excès d’enthousiasme qui m’aurait fait passer pour servile, et j’assurais au directeur que je m’acquitterais de cette tâche avec sérieux et professionnalisme. Il posa paternellement la main sur mon épaule et déclara que le journal comptait sur moi. Mon éducation m’avait rendu peu sensible à ce genre de démonstration, mais je fus tout de même ému, quoique je n’en montrai rien.

Je passai la semaine suivante à préparer mon entretien. Je fus surpris du peu d’informations que je parvins à recueillir à propos de M., surtout en ce qui concernait sa vie avant de prendre part au gouvernement. Il avait une épouse, et leur histoire avait un quelque chose de romanesque de nature à susciter l’engouement des magazines à succès. On connaissait le lycée où il avait étudié, mais je ne parvins à retrouver aucun camarade de classe. M. avait fait une grande école d’administration, et je trouvai bien quelques témoignages de ses professeurs, mais rien de bien intéressant. Après cela, il avait disparu dans les couloirs anonymes de grands établissements bancaires.

Ses lectures étaient trop courantes pour dénoter un réel goût. Il n’avait pas de films favoris. Il disait ne pas écouter de musique. M. n’avait pas non plus d’animaux de compagnie. Je parcourus les photographies que me proposaient les moteurs de recherches et les archives du journal : sur toutes, il arborait la même expression, le même regard. Seuls changeaient ses vêtements, comme autant de costumes, selon la situation. M., affirmait-il, avait une passion pour le théâtre, ce qui expliquait sans doute en partie son ambition pour les hautes fonctions publiques.

Un magazine à scandale titrait le mois précédent : « Le mystère M. ». Il me sembla que cette formule, bien que racoleuse, disait quelque chose de ma situation.

Je tournai mes recherches vers ses actions au sein du gouvernement. Dans l’usage courant, une loi récente portait son nom, mais ce n’était pas lui qui l’avait portée au parlement, ni même proposée. Dans les minutes des conseils des ministres, il ne prenait presque jamais la parole, et toujours de manière succincte. Pourtant, il était présent sur les photographies. Je visionnais quelques unes de ses interventions télévisées mais, peu importait le nombre de répétitions de la vidéo, je ne parvenais jamais à retenir ses propos suffisamment longtemps pour prendre des notes.

Malgré tous mes efforts, j’étais démuni et je regardais l’entretien se rapprocher avec une anxiété grandissante. Au journal, je feignais l’assurance et la confiance, autant devant le directeur de la rédaction que devant les autres journalistes. Je savais que de la réussite de cet article dépendait non seulement mon futur au sein de ce journal, mais aussi toute la suite de ma carrière.

Le jour arriva. Glacé d’angoisse, je me vêtis et je me rendis à l’adresse indiquée. Même si je voulais vous la dévoiler, je ne le pourrais pas : je ne m’en souviens plus. Je pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage de l’immeuble. Je sonnai. On me fit attendre quelques minutes dans un fauteuil confortable. Je croisai les jambes pour signifier une détente qui ne soit pas de la désinvolture. Enfin, la secrétaire poussa le battant de la lourde porte en bois pour me laisser entrer. Je passai le seuil.

La pièce était vide. Les murs étaient blancs, le plafond décoré de moulures. Sur une cheminée condamnée, quelques bibelots. Dos aux hautes fenêtre, un imposant bureau en bois massif, sur lequel était posée une unique feuille. J’hésitai, je toussai pour annoncer ma présence, j’appelai même. Personne ne vint. Intrigué, curieux, je m’approchai du bureau et je soulevai la feuille.

Elle était couverte de caractères imprimés. De longues réponses succédaient à des questions ; précisément les questions que j’avais préparées et dont personne d’autre que moi n’avaient eu connaissance. Pourtant, c’était bien mes propres mots que je lisais.

Je sentis soudain une présence derrière moi et je me retournai. J’eus tout juste le temps d’apercevoir une silhouette emprunter une porte dérobée que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Je clignai des yeux. J’appelai de nouveau. Il me semblait avoir reconnu la silhouette de M. Par la porte me parvenaient désormais le bruit de conversations. J’osai m’approcher et je penchai la tête par l’encadrement.

Dans cette pièce dissimulée, je ne vis pas Emmanuel M. Cependant, la pièce n’était pas vie. Au contraire, elle était remplie d’hommes et de femmes dont, bien que certaines furent tournées dans ma direction, je ne me garde aucun souvenir du visage. Derrière eux, des écrans montraient des images, fixes ou en mouvement, des portraits de M. en pied ou en gros plan, aux côtés de courbes et de tableaux de statistiques.

Ces hommes et ces femmes ouvraient et fermaient la bouche à l’unisson, et j’eus le sentiment d’assister à quelque rituel obscène et interdit, quelque invocation secrète dont le but m’apparut évident : il s’agissait de faire apparaître M., une créature conforme à leurs pensées et capable de faire advenir leurs désirs, un nouveau golem chargé, par une triste ironie, de défendre les intérêts de leur coterie.

Je compris alors pourquoi je n’avais trouvé si peu d’information sur le passé de M. Je n’avais pu que parcourir les traces éparses d’une fiction. La vérité s’imposa brusquement et violemment à moi : Emmanuel M. n’existait pas.

Entre eux et moi, assis à une table étroite, courbé sur un ordinateur, il y avait un petit homme aux cheveux blancs, en bras de chemise. En plissant les yeux, j’arrivai tout juste à discerner ce qu’il écrivait. La police de caractère était la même que celle sur le feuillet que je tenais à la main. Voilà ce que je réussis à lire :

Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface.

L’homme dut se rendre compte que je l’observais. Il se retourna vers moi et ordonna :

« Fermez cette porte ! »

Je me suis exécuté.

Je n’ai jamais rencontré Emmanuel M. Je n’ai jamais pu mener d’entretien avec lui. Je suis cependant convaincu que, par intention ou par accident, j’ai vu ce jour-là ce que l’on peut dire de plus vrai de lui.

Bien sûr, ce n’est pas ce que le journal a imprimé.

Intrigue & hasard – Pour des récits inefficaces

La littérature est généralement perçue comme un art essentiellement narratif. Écrire, c’est raconter quelque chose : une série d’événements et/ou d’actions. La preuve : dans son enseignement scolaire, la description fait l’objet d’un enseignement séparé du récit, ainsi que fragmenté (description de lieu, portrait « fixe », portrait « en mouvement », etc. La « description », souvent en partie confondue avec le récit sommaire d’ailleurs, est souvent considérée comme excessive et donc préjudiciable au rythme du récit, à « l’immersion » du lecteur·ice ; on peut prendre pour exemple typique le « sens commun » qui voudrait que le premier chapitre du Seigneur des Anneaux , « À propos des hobbits » soit long, inutile – et ce alors qu’il est le cœur thématique du récit, et alors que sans lui, la dernière partie dans laquelle le Comté est soumise par Saroumane n’a pas de sens (dernière partie d’ailleurs omise par l’adaptation cinématographique, elle même accusée d’avoir « trop de fins »).

Dans Aspects du récit, E.M Forster fait ainsi la distinction entre « histoire et intrigue ». Il définit l’histoire comme « le récit d’événements arrangés dans leur séquence de temps » (que cette séquence soit chronologique ou non, d’ailleurs). L’intrigue s’en distingue car il s’agit d’une organisation logique : « L’intrigue est aussi un récit d’événements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité. « Le roi est mort et puis la reine est morte », voilà une histoire. « Le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin », voilà une intrigue. La séquence de temps est préservée, mais c’est le lien de cause à effet qui prédomine.

De ce caractère logique, coordonnant même – « La reine est morte de chagrin car le roi est mort. » –, de l’intrigue découlent de nombreuses habitudes analytiques et critiques contemporaines, et particulièrement l’insistance sur ce que la langue anglaise nomme « plot ». Les questionnements face à l’œuvre littéraire portent sur la cohérence logique des événements ainsi que sur son équivalent dans la « caractérisation » des personnage, à savoir la « motivation », sur laquelle nombre de méthodes d’écriture insistent. Le récit doit avoir un moteur : il doit avancer, rouler. Le récit est ainsi pris dans une logique d’efficacité, de fonctionnement à défaut parfois de cohérence. La question centrale de l’analyse du récit devient « pourquoi ? », mais un pourquoi simplement causal et actanciel : pourquoi tel personnage fait-il cela ? Quelle est la cause de tel développement ? Pourquoi telle action en entraîne-t-elle une autre ?

Cette habitude narrative découle à mon sens en partie d’habitudes de spectateur.ices de cinéma. Le cinéma, en tant que forme du récit, est précisément un art de la séquence : il consiste en un enchaînement d’images et de son, dont c’est justement l’enchaînement qui produit le sens. Le cinéma majoritaire (et la série télévisée, caractérisée justement par une focalisation sur les personnages – d’où des cadres généralement plus serrés pour s’adapter à des écrans plus petits et une prédominance de la parole ; sentence d’Orson Wells : « La télévision, c’est de la radio avec de l’image ») est une forme narrative qui va tout droit. Création (« par ailleurs ») industrielle, il est soumis à des protocoles de production aisément reproductibles, ainsi qu’à des cahiers des charges.

Nombres de romans et de nouvelles que j’ai l’occasion de lire ressemblent plutôt à des scénarios de cinéma : insistance sur la séquence des actions, et de la parole. Il me semble par ailleurs que l’apparente ubiquité des temps du présent dans ces récits procède de la même « contamination » : le cinéma est en effet un art du présent, arrêter le film pour revenir en arrière relève d’une rupture de narration. Ces récits avancent.1

L’intérêt du récit littéraire se tient selon moi dans sa capacité, au contraire, à sinuer, à serpenter, à aller et venir, accélérer, ralentir, s’attarder, à digresser et à omettre, à longuement décrire ou au contraire à esquisser, à se montrer expansif ou lapidaire. Ainsi, il est intéressant de considérer la description non pas comme des déviations ou des « ralentissements » du récit, mais comme une partie essentielle de son développement, et je dirais même spécifique au récit narratif. Ils découlent de la voix narrative choisie, ainsi que du point de vue exercé – pour continuer la comparaison, le point de vue est unique au cinéma : celui du cadre, et la matérialité des images et des sons ne laisse que peu de place au questionnement.

Le récit littéraire possède aussi le pouvoir de refuser l’impératif de causalité, et à cultiver le doute ou l’incompréhension. Pourquoi ce personnage agit-il de telle manière ? Allez savoir. Les gens font parfois de drôles de choses. Le roi est mort. Ensuite, la reine est morte. Y a-t-il un lien entre ces deux événements ? Aucune idée. Leur entourage s’interroge, le lecteur·aussi. Quelle est la « motivation » des actes de Lol. V. Stein ? Bien malin qui pourra le dire.

Sans repousser complètement toute notion d’intrigue et de causalité, qui peuvent elles-mêmes être porteuses de sens et de résonances thématiques, il me semble pertinent de cultiver dans le récit littéraire le hasard, la contingence, l’arbitraire. Au creux de ces fissures dans l’implacable de nos réels immanents ou fabriqués, c’est là que peuvent se nicher une salutaire poétique de l’incertitude, une politique de l’inefficacité.

1 Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de porter un « jugement » sur l’écriture au présent. Seulement, comme l’écrivait L.P. Hartley : « Non seulement le présent fait concurrence au récit par son effet de réel immensément supérieur, mais il le contraint à respecter la marche de l’aiguille sur le cadran, ou la cadence des battements du cœur. »

Récit, histoire, thème, propos – ébauche théorique.

Commençons avec un peu de géométrie. Soit un triangle équilatéral.

La surface intérieure de ce triangle constitue ce que je nomme le récit. À chaque sommet du triangle se trouve l’un des termes suivants : l’histoire, le thème, le propos. Ce sont les trois composantes du récit.

L’histoire est ce que le récit raconte, c’est à dire les personnages, le contexte spatio-temporel, les péripéties. C’est ce qui arrive, à qui cela arrive et comment.

Le thème est le sujet du récit, c’est à dire ce dont il parle. Il peut s’agir d’idées très générales : l’amour, le pouvoir, la richesse, la pauvreté, la condition humaine, etc.

Le propos est ce que le récit dit du thème, c’est à dire son point de vue ou encore sa thèse.

Le récit, enfin, est la forme qui lie entre eux ces trois éléments, quel que soit le medium utilisé. Un récit est une certaine histoire, qui tient un propos sur un certain thème, d’une certaine manière.

En littérature, il va s’agir du point de vue, du temps de conjugaison, de la situation d’énonciation, etc. choisies. Ce que l’on nomme le « style » relève du récit et sa réussite ou non ne peut s’évaluer qu’en rapport à ses trois « pôles ».

Bien évidemment, ces quatre catégories s’influencent et interagissent. Un récit est « accompli » lorsqu’elles sont en cohérence les unes avec les autres.

*

Prenons pour exemple Les Misérables de Victor Hugo.

Dans son roman, Victor Hugo raconte la rédemption de Jean Valjean, injustement condamné à vingt ans de bagne pour avoir volé du pain dans le but de nourrir sa famille. C’est l’histoire.

Comme l’indique le titre, le thème du récit est la misère. Son propos est, schématiquement, que la misère peut et doit être éradiquée.

Son récit prend donc la forme suivante : un roman raconté par un narrateur omniscient, aux temps du récit, dans lequel le narrateur intervient à plusieurs reprises en lui-même pour commenter les événements. On pourrait ajouter que la longueur du récit a pour but de traiter le thème en profondeur, etc.

Bien sûr, ce que l’on considère comme une forme « efficace » varie selon les endroits et les époques. La forme du récit

Pour prendre un autre exemple : la fable Le lièvre et la tortue. L’histoire est simple : un lièvre et une tortue s’affrontent à la course, contre toute attente, la tortue sort victorieuse. Le propos est explicite : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. ». Le thème est, généralement, le comportement moral à adopter, spécifiquement, la modération et la patience (et l’assurance excessive).

Le récit prend la forme d’un court ensemble de verts rimés, au temps du récit. Sa concision renforce son efficacité pédagogique.

Imaginons que nous voulions écrire un récit dont le thème soit l’amour. Le propos pourrait être « l’amour c’est nul ». L’histoire serait la suivante : une jeune femme, adolescente ou jeune adulte, vit dans une petite sous-préfecture rurale. Elle rencontre une autre jeune femme, dont elle tombe amoureuse. Après une liaison romantique, son amante rompt avec la protagoniste qui décide finalement que rester seule lui convient mieux.

Ce récit pourrait prendre des formes différentes. Reste à savoir celle qui servirait le mieux le propos, et permettrait le mieux d’en explorer le thème. Bien sûr, ce choix n’est pas purement cérébral : il dépend des goûts de l’auteur.ice, du contexte socio-économique et historique dans lequel i.elle est inscrit.e, etc.

On pourrait par exemple choisir le genre de la comédie. Pour faciliter l’implication du lecteur.ice dans les émois de la protagoniste, on choisirait d’écrire à la première personne, au point de vue interne, au présent. Le récit serait largement dialogué, son découpage (paragraphes, chapitres) mettrait en valeur le comique de situation et les retournements de situation. Le récit serait relativement bref, et sa lecture rendue la plus aisée possible.1

La même histoire, le même thème, le même propos pourrait tout aussi bien donner un récit différent. Ce pourrait être un roman dans lequel le narrateur externe s’emploierait par l’absence de modalisation, d’adverbes modificateurs, pour faire ressentir la distance croissante entre les deux jeunes femmes. Au contraire, un narrateur omniscient, capable de rentrer dans l’intériorité de tous les personnages étudierait la complexité des sentiments de toutes les parties prenante. Ou bien encore : un récit à la troisième personne uniquement focalisé à travers l’héroïne se concentrerait sur ses sentiments à elle, ses perceptions, sa « vision » de cette relation. Les combinaisons sont infinies. Les récits produits sont tous différents.

Schéma vierge

1 Cet exemple est issu d’une rencontre avec les usagères et usagers du tiers-lieu le Parallèle, à Redon, le 25 juin 2023.

Pouvoir créer est-il un privilège ?

Dans une interview parue 02 avril dernier dans la revue Livres Hebdo, Alain Damasio, questionné à propos de ses relations aux « difficultés rencontrées par des auteurs », donnait la réponse suivante :

« Je ne me sens pas touché en raison du corporatisme que cela représente. D’abord, il y a tellement d’autres secteurs dans la merde et qu’il faut mieux aider. En second, je pense que nous produisons trop. Certains écrivent sans avoir la nécessité vitale de le faire. À un moment donné, même si on est très brillant, on ne se renouvelle pas assez. Je n’ai pas envie de défendre tout ça, ce n’est pas prioritaire. Pouvoir créer est un privilège. »

Cette réponse n’a pas manqué de faire largement réagir sur les réseaux sociaux et tout particulièrement chez les auteurs et autrices de fiction. En effet, ce paragraphe est problématique à plusieurs égards.

La dernière phrase interroge tout particulièrement. Que veut-dire Alain Damasio quand il conclue « Pouvoir créer est un privilège » ? On serait fondé de croire à sa bonne foi : l’auteur des Furtifs se sentirait privilégié de « pouvoir créer ». Il l’est sans le moindre doute. Si l’on entend « privilège » (« avantage (…) dont on jouit à l’exclusion des autres » donne le Littré) dans son sens économique, il est certain que les chiffres de vente de ses ouvrages parus lui assurent une rente régulière et importante. Son privilège est donc tout d’abord un capital économique, mais il prend également une forme symbolique. Alain Damasio passe aux yeux de la presse pour une sommité, une référence, bref, un expert. La moindre de ses interventions, la plus maigre parution est largement promue et commentée. Alain Damasio a donc le privilège d’une voix : il parle, on l’écoute ; il écrit, on le lit. Ces capitaux symboliques et économiques lui assurent donc de « pouvoir créer ». Il est en capacité de créer : les conditions matérielles en sont réunies. Encore une fois, c’est son capital économique qui le lui permet. Alain Damasio est l’un des très rares auteurs en France à « vivre de sa plume », bien qu’on lui connaisse d’autres activités professionnelles (dans le jeu-vidéo notamment). Il a le « pouvoir », il est puissant, d’autant plus qu’il cultive autant la rareté que le radicalisme formel.

Jusque-là, rien que de très enviable. Voici un auteur dont le « talent » (le « pouvoir créer ») a atteint le point d’auto-reproduction. Il ne paraît pas contraint de pourvoir à sa survie matérielle par une autre activité, comme l’immense majorité des auteurs. On pourrait traiter ses critiques de jaloux, avec peut-être quelque vérité. Quel auteur vivant ne le serait pas ?

Le problème est tout d’abord que, dans la précipitation lapidaire de sa formule, Alain Damasio donne un sens trop limité à l’action de « créer ». Celle-ci, au contraire de recouvrir la plus grande partie des activités humaines – créer une chaise, créer à manger, créer de la propreté… –, se limite à la création artistique et plus particulièrement littéraire et musicale dans son cas. Ce faisant, Alain Damasio perpétue l’image d’un artiste « hors du monde ». L’auteur qui peut créer serait donc privilégié car il est différent. Il possède une qualité, voire une essence qui le place à part du commun. Alain Damasio naturalise cette caractéristique de l’artiste car il lui donne le nom de « nécessité vitale ». Le privilège de la création serait donc réservé nécessairement à celles et ceux dont la vie en dépend, que quelque force surnaturelle pousse vers une création nécessaire. Implicitement, Alain Damasio s’inclut donc parmi ces rares élus. « Certains » en manquent et c’est d’eux que vient le problème.

Il trace ainsi une double fracture, économique et naturelle, entre lui et les autres (qu’ils soient auteurs ou bien ouvriers : des « tâcherons »). Il pointe – justement – la surproduction de l’édition en France et on ne saurait l’en taxer : un roman tous les quinze ans, hors quelques recueils et nouvelles ici et là, on ne peut pas dire qu’il déforeste à tour de bras (quoiqu’il paraisse s’inclure dans le « nous »). Il met donc les autres auteurs face à la contradiction de l’art et du marché, s’en retirant, la considérant résolue pour lui-même, oubliant peut-être que si tant d’auteurs « surproduisent », c’est justement par « nécessité vitale », c’est à dire pour manger (tandis que d’autres font autre chose « à côté »).

C’est que, lorsqu’il parle de « nécessité vitale », Alain Damasio n’évoque pas une réalité matérielle, concrète, celle des besoins de la reproduction matérielle dont on a vu qu’il est extrait. Il se place au contraire dans le champ de la morale. Créer serait pour lui un impératif moral, ce qu’il n’est pas pour d’autres, les responsables de la surproduction. Son capital symbolique lui assure une légitimation. Il est digne d’écrire, pardon, de « créer » : le voici démiurge. Le journaliste l’interroge sur les auteurs revendiquant justement cette « nécessité vitale » (« Nous voulons être payés pour notre travail », « nous crevons la dalle », etc.) ; il répond en fustigeant leur « corporatisme ». Le terme étonne de la part d’un homme se revendiquant de « gauche » : on l’attendrait plutôt dans la bouche d’un contempteur du mouvement syndical. Alain Damasio se place donc « hors de la mêlée » et il a raison : il n’y est pas, il s’en tient d’ailleurs habilement à distance.

À l’occasion donnée de se placer du côté de son propre travail , il préfère jouer un rôle moralisateur. Mais qu’ont donc tous ces gens à se plaindre, alors « qu’il y a tellement d’autres secteurs dans la merde » ? Ici, l’auteur de la Horde du Contrevent semble se rendre coupable, au mieux d’étroitesse de vue, au pire de mépris. En quoi les auteurs seraient-ils hors de l’ordre de la production ? Il n’en appelle d’ailleurs jamais à une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, mais à la bonne vieille charité libérale face à « des secteurs qu’il faut aider ». L’évocation d’un « brillant » indéfini qui ne se renouvelle pas semble évoquer une masse stagnante : la masse des auteurs, donc, corporation coupable de son propre manque de renouvellement, responsable de son sort, indéfendable (« Je n’ai pas envie de défendre ça » – c’est moi qui souligne).

Alain Damasio, dans cette intervention, paraît donc considérer son travail comme essentiellement différent de celui de la majorité des autres auteurs, comme de tous les autres travailleurs. Ce faisant, il personnalise, incarne (involontairement, on le souhaite, à défaut de l’espérer vraiment) le mythe libéral du créateur mystique, hors des choses matérielles de ce monde, rentier que pousse une inspiration mystique.

Alors, pouvoir créer est-il un privilège ? Les auteurs légitimes sont-ils des êtres essentiellement différents des autres êtres humains ? Cette position, en tout cas, semble bien peu compatible avec les valeurs humanistes qu’Alain Damasio se targue de représenter.

En le lisant le prétendre, on est tenté de songer au thème de son roman le plus célèbre : du vent, du vent, du vent…

La fin de la fin du monde

Ces derniers temps, j’ai beaucoup pensé à la science-fiction. J’ai beaucoup pensé à la littérature d’anticipation, de prospective, au gros (par le sens qu’on veut lui donner) mot d’imaginaire. J’ai beaucoup pensé à tout cela et à ma place là-dedans.

J’y ai beaucoup pensé en observant le petit remue-ménage qui a eu lieu lorsqu’un auteur français – appelons le Adrien Pamabio – a publié son dernier roman qui, en vertu du succès du précédent et lointain texte et d’une certaine éloquence plus que pour le roman en lui-même, a reçu les faveurs des médias généralistes comme aucun autre auteur de sa nationalité. Adrien Pamabio s’est donc vu désigné porte-étendard de cette science-fiction français et son roman a fait le succès de librairie attendu, avec des chiffres qui font forcément un peu rêver les gens dans mon style lorsqu’ils reçoivent – fin d’année fiscale oblige – leur compte d’auteur et les chiffres de vente atteignant péniblement les mille exemplaires qui vont avec. N’ayant pas lu le roman d’Adrien Pamabio et n’ayant pas l’intention de le faire dans le futur envisageable, je n’ai rien à en dire. Mais j’ai tout de même eu le sentiment persistant que l’arbre cachait la forêt et que, par leur œil toujours tourné au même endroit, vers les mêmes bons clients, le complexe médiatique promotionnel réalisait, quelques années après la précédente, une nouvelle élection. Le succès était annoncé, il a eu lieu. Loin de proposer un bouleversement, la sortie du livre d’Adrien Pamabio n’était que le signe d’une reconduction du même fonctionnement. Ces mêmes publications disaient du livre : la science-fiction en France, c’est cela ou, comme on a pu le lire : cela c’est au-delà de la science-fiction en France. Ceci est un vrai livre. Cela – le reste – n’en est qu’une excroissance disgracieuse. Encore une fois : cet arbre-ci est plus beau que toute cette forêt là.

Ce genre de phrases, mieux vaut en hausser les épaules ou encore ne pas les lire.

Cette anecdote d’actualité m’a inspiré deux songeries. L’une concernait le fait d’en être ou de ne pas en être. L’autre concernait les prophéties autoréalisatrices.

La première, tout d’abord. Je ne lis presque pas de science-fiction. Je n’en ai jamais vraiment lu plus que cela et mes lectures en ce moment sont en majorité tournées vers les classiques et ce qu’on pourrait appeler le patrimoine. J’ai tenté de m’approcher de plusieurs romans de fantasy cette année, sans succès. Et pourtant, il semble que j’en écrive. Je suis publié dans des maisons d’édition dont c’est la spécialité.J’en suis sans en être, sans avoir vraiment envisagé de faire partie d’une bande, d’un groupe, d’un côté contre l’autre. Je n’ai rien à défendre dans l’imaginaire, n’en serait jamais militant. Le plus dommageable, dans les malheureux titre donnés à ses entretiens avec Adrien Pamabio, c’est qu’ils perpétuent cet esprit de clan. En le mettant en exergue, en le montrant comme celui qui a réussi – « le bon nègre » – ces titres creusent en vérité le fossé, repoussant tout le reste vers le fond dont lui aurait su s’extirper. Ce fossé, en vérité n’existe pas, mais les deux côtés s’acharnent à le creuser : « germanopratins » d’un côté, « imaginaire » de l’autre. J’en viens à rêver d’une grande librairie où tout se mélangerait, où en somme Marguerite Yourcenar côtoierait Roland Wagner (pour ne citer qu’eux) sans que personne ne batte d’un sourcil. Je voudrais que les genres s’effacent pour ne laisser que le texte, que l’intention de l’auteur et que la rencontre éventuelle du lecteur avec celle-ci. Je rêve d’une séparation unique entre les textes, passant au-delà des goûts dont on ne discuterait soi-disant pas, les séparant en deux catégories nettes : la bonne, la mauvaise. S’il y a plus de séparations que celle-ci, quel auteur suis-je, moi qui en un an ait écrit un polar nocturne, les deux tiers d’un « roman mille-feuille » et un texte où des adolescents font la rencontre d’extra-terrestres ? Où est ma place ? Dans quelle étagère ?

Ne dois-je être que « Camille Leboulanger, auteur de romans de SFFF » ?

Défendre la science-fiction n’est pas la heurter aux autres, la poser en opposition aux autres. En vérité, le travail est déjà, la victoire est déjà acquise : les Éditions de Minuit publient des textes fantastiques et d’anticipation qui en ont tous les traits ; simplement pas la place dans le rayon du fond.

La deuxième réflexion, quant à elle, je la dois à cet excellent article de Kim Stanley Robinson, intitulé « Dystopias Now », dans lequel il énonce la fin de la dystopie comme outil de réflexion et de projection. Le temps n’est plus, selon lui, à dire « Regardons comme cela pourrait être pire. » mais : « Imaginons comment cela pourrait être mieux. ». Ainsi, après deux romans classés dans le « post-apocalyptique », imaginant un monde dévasté, inhumain, je décide de m’en tenir là. Je n’écrirai plus de textes annonçant la fin du monde. D’aucun sur Internet ont taxé Malboire, mon dernier roman, d’être convenu, de ne rien présenter de neuf. Face à ces remarques, j’ai bien sûr éprouvé de la tristesse et du rejet puis, avec la réflexion m’est venu une idée nouvelle. Ces deux textes sont bel et bien convenus. Ils n’annonçaient, ne constataient que des chose déjà vues, déjà sues de tous, agissant moins en signaux d’alarme qu’en constat et en objet rassurant. Tout va encore bien, si la Malboire n’existe pas.

Mais la Malboire existe déjà. La Malboire est déjà là. Et, comme Zizare, le héros du roman, je dois me poser cette question : s’il y a un monde après la Boue, quel sera-t-il ? Comment pourrait-il être mieux ? Vers quel monde dénué de Malboire faut-il aller ?

Voilà ce que je vais tenter de faire, à partir de maintenant. Voilà quelle sera ma place en tant qu’écrivain, en tant qu’auteur, huit ou neuf cents exemplaires à la fois. Face aux événements qui agitent la France ces jours-ci, pourri, enragé d’impuissance, voilà plusieurs mois que je me demande ce que j’y peux faire, moi qui ne sait pas me battre, moi qui ne sait vraiment qu’écrire, avec des résultats diversement satisfaisants. Je ne perdrai plus mes doigts à imaginer comment le monde pourrait être pire. Je vais les employer à penser comment il pourrait être meilleur. Et, très franchement, peu m’importe dans quel rayon on rangera ces livres.

Que la seule prophétie autoréalisatrice restante soit : nous pouvons faire mieux.

2019, c’est la fin de la fin du monde.

Seconde dépossession

J’écris un livre. Un mot, une phrase, un paragraphe après l’autre. Une fois qu’il est écrit dans son entièreté, on peut dire qu’il est « terminé », qu’il est écrit. Un livre n’est écrit qu’une fois qu’il est terminé.

Vient la première objection : un livre n’existe pas sans un lecteur. Ainsi, le texte enfermé sur sa feuille ou dans son traitement de texte n’a pas réalité sans un œil pour le scruter. Sans un lecteur. Ce serait le primat de la lecture, de la « réception ».

Si le texte n’existe pas sans lecteur, alors qu’ai-je fait pendant toutes ces heures ? Aurais-je écrit une illusion, un simulacre ou une simulation ? Si le texte n’existe qu’une fois lu, d’où sort-il quand je l’écris ?

Un lecteur, il y en a un. Il y a moi, mes notes, mes réflexions, mes conversations tout seul ou avec d’autres sur ce livre qui n’est pas encore écrit et qui n’existerait donc doublement pas : inexistence par ce qu’il n’est pas achevé, inexistence par ce qu’il n’est pas lu.

Mais d’où vient-il alors ? D’où viennent les images, d’où viennent les noms, les mots, les tournures, les figures de style, les senteurs, les sons, les notes ? Tout cela qui est en moi, qui n’est nulle part d’autre tant que je ne l’ai pas écrit, est-ce rien ? Alors, me voilà alchimiste plutôt qu’auteur, magicien avant écrivain : je fais quelque chose avec du rien. Mais ce rien, c’est moi. Le livre vient de moi, il est « de moi » (comme cette phrase attribuée à Flaubert : « Mme Bovary, c’est moi ! »). Donc je ne suis rien, si le livre n’est pas lu.

Voilà soudain le lecteur responsable de ma propre existence. Ce n’est pas tenable.

Soutenons alors la thèse d’une pré-existence : ce livre existe au préalable, a priori, et son écriture n’est qu’une mise à disposition. Un moyen. Pour employer un mot à la mode : une médiatisation. Le livre permet de lire à travers lui jusqu’à moi, via les personnages, les paroles, les actions, les lumières décrites. Toutes ces nouvelles, tous ces romans écrits mais jamais publiés, jamais ou si peu lus existent en soi tout comme j’existe. Ils n’en sont qu’une extension, un prolongement.

Et pourtant, il doit bien y avoir le livre, l’objet, le medium, la main tendue vers le reste qui, par sa force, efface tout ce qu’il ne contient pas. Un roman que je publie efface, invalide les précédents qui ne seront pas imprimés, pas reliés. Il les dissimule aux yeux du monde et, si je le laisse faire, à mes propres yeux.

Pour qu’il y ait livre, il doit nécessairement avoir transformation, du texte et donc de moi. Le travail éditorial, les corrections, la couverture, l’impression le serrement dans la reliure collée ou cousue : une mue qui n’est pas sans vie et donc sans douleur. Un livre n’est qu’une nouvelle peau sur un être qui existe déjà. C’est une première dissimulation, une première dépossession.

Je sais que le livre existe déjà car je l’ai vécu, fût-ce en pensée, assis à une table, par le biais de ma main, de mes doigts, des touches en plastique du clavier. J’en tiens les clefs car j’ai conçu la porte. Bientôt, viendra la seconde dépossession : quand des yeux inconnus, convaincus de faire jaillir de lettres mortes une vie nouvelle voudront en détenir l’essence, diront telle ou telle chose, lèveront un sourcil et trouveront tout cela insolite ou quelconque, diront une fin surprenante ou une intrigue convenue.

Certains le crieront sur la voie publique, et voudront faire de leur réception une œuvre nouvelle bien que celle-ci ne comprenne rien de l’élaboration, rien de l’intention première, nécessaire et suffisante, qu’elle appose en queue d’une œuvre un appendice croyant le jauger, au lieu de chercher à observer ce qu’elle est, ce qu’elle cherche à accomplir (éventuellement, une fois ces termes définis, une supposition de réussite ou d’échec).

Cette deuxième dépossession est sans conteste la plus violente des deux, imposant son préjugé sur ce qui ne leur appartient pas. C’est la dépose sur l’œuvre d’une grille de lecture (je pourrais écrire « grillage », ou « barreaux »), destinée à être appliquée sur tout, indifféremment. C’est l’assujettissement du texte à une autre subjectivité qui voudrait prendre la place de celle qui a produit le texte.

La première dépossession, bien que douloureuse, est – la plupart du temps – consentie. La seconde est un vol ou, pire, une imposture.