Longue route vers Utopie, chapitre 5

« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. »

Guy de Maupassant, Préface à Pierre et Jean

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? L’Utopie peut-elle prendre fin ?

La question de l’aboutissement pose nécessairement la question du commencement ; c’est à dire que « tout ce qui a un début a une fin », et inversement. Si l’Utopie peut cesser, alors serait-ce que ce n’était pas une Utopie du tout, mais simplement une marche, une étape dans le processus historique ? Si elle peut cesser d’exister par la force d’une chose aussi futile qu’une conclusion, alors peut-être n’était-ce pas une utopie du tout. Peut-être n’était-ce effectivement qu’un ici et maintenant particulier, enfin un là-bas qui serait ici.

Cet endroit que l’on s’est figuré pendant tout le temps de la lecture, pourtant, ne meurt pas quand nous refermons le livre. Nous emportons avec nous un peu de sa couleur, de son goût, de son langage. Nous emportons avec nous un changement ou, du moins, la possibilité du changement. La simple possibilité d’autre chose. Peut-être le mouvement utopique tient-il dans ce fait même : dans ce refus de s’achever. L’Utopie ne peut pas se satisfaire d’une fin. Elle résiste au dénouement car son cœur n’est un conflit dramatique ou une trajectoire tragique (bien qu’elle puisse contenir ces éléments) mais une question posée. Cette question, thématique, est celle de ce qui constitue une société et l’utopie, malgré les tentatives de lui en faire le reproche, ne la tranche jamais.

Le geste de Le Guin qui qualifie Les Dépossédés d’ambiguë n’est peut-être alors pas tant un bouleversement qu’un dévoilement : en vérité, toutes les utopies sont ambiguës, imparfaites. Ce qui les différencie des autres récits est peut-être seulement qu’elles ambitionnent de poser la question politique dans toute sa globalité plutôt qu’inscrire un récit dans des circonstances et dans des déterminations familières. Cette force est aussi leur plus grande fragilité. Leur volonté d’exhaustivité (ou de son apparence) appelle des questionnements précis. On leur pardonne moins facilement l’hésitation ou l’imprécision. On demande : « Mais, alors, comment font-iels pour faire telle ou telle chose ? D’où leur vient telle ou telle énergie ? Comment ces personnes résolvent-iels telle ou telle difficulté ? Le récit ne le dit pas ! ». Toutes les questions sont posées. Certaines sont résolues, d’autres non. Qui se confronte à l’utopie veut connaître toutes les réponses. Dans le cas contraire, c’est l’édifice entier qui risque la disqualification. Pourtant, c’est une tâche impossible.

L’ambiguïté en toute utopie se situe dans le simple fait d’oser imaginer, non pas des variations dramatiques autour de situations et structures connues (que ce soit par la déformation, l’amplification ou bien par l’exotisme) mais quelque chose d’entièrement différent et de meilleur. Les forces de reproductions du même sont si profondément ancrées en chacun.e de nous pour nous avoir prémuni contre de pareille tentatives. L’utopie est une construction dont, bien qu’on l’observe parfois avec délice et souvent avec fascination, on attend et on espère même l’effondrement sous son propre pois ; comme on élève des tours avec ce jeu pour enfant fait de languettes de bois toutes identique, le plus haut possible, pour le plaisir de les voir vaciller et, enfin, tomber. L’utopie, qui tient plus de la peinture d’un endroit étranger qu’une du récit d’une histoire, est condamnée à être un livre sur « tout ». Cette totalité est sa plus grande force, sa singularité, mais aussi sa faiblesse. L’utopie est tout à la fois condamnée à échouée et obstinée à poursuivre.

Guy de Maupassant déjà, l’écrivait : « Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. » Il réclamait pour le romancier le droit de choisir, et donc d’échouer dans cette visée holistique. Peut-être, sans le savoir, nous donnait-il une définition des obstacles qui se dressent devant l’utopie et devant les utopistes.

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? Le voyageur qui l’a quittée y revient ; celui qui la visite décide d’y rester. Shevek retourne sur Anarres. Le journaliste comprend qu’il désir rester à Ecotopia. Dimos choisit de vivre à Hron. Toutefois, il écrit et imprime son récit à destination des habitants de sa Borolie natale. Si l’utopie ne peut se soumettre aux frontières, aux conventions dramatiques qui façonnent les récits dominants, alors comment pourrait-elle se finir « bien », ou « mal » ou même offrir une de ces fameuses « fins ouvertes », ultime hantise du spectateur/lecteur/consommateur à qui l’on a promis une résolution. Il l’exige. Tout s’achève. L’Atlantide doit sombrer. Le grand fossé doit être comblé ou, au contraire, s’agrandir jusqu’à dissuader toute tentative de franchissement.

Pourtant, pour que vive l’Utopie, celle-ci ne peut pas se terminer. L’idée même de fin lui est contraire. Si l’utopie finissait, cela signifierait que tout ce qu’il y avait à dire a été dit, et cette idée est sans doute l’idée la plus contre-utopique qui existe. L’utopie, sans cesse, appelle l’ailleurs, le dehors, l’autrement, le plus tard ou le bouleversé. Alors quoi ? Pas de fin, non, mais uniquement au sens de résolution. Le désir et la volonté, eux, restent inchangés : imaginer, toujours, ce qui pourrait être autrement. Si l’utopie venait à se conclure, cela voudrait dire qu’il ne reste que le réel et celui-ci, comme chacun.e sait, est insupportable.

L’utopie est infinie car, sans elle, nous resterions à jamais prisonniers d’Omelas, conscients des souffrances de l’enfant mais incapables de partir, condamnés à une félicité fallacieuse qui nous rongerait à jamais. Or, on le sait, l’Utopie est l’affaire de celles et de ceux qui partent d’Omelas mais n’oublient jamais la vérité de l’endroit dont ils sont partis.

Longue route vers Utopie, Chapitre 4

« Les gens heureux n’ont pas d’histoires. » disent-ils.

Pourquoi les gens heureux n’auraient-ils pas d’histoire ? Ne leur arriverait-il rien du tout ou bien les évènements dont ils seraient les protagonistes ne mériteraient-ils pas d’être racontés ?

Quelle vision du bonheur cet aphorisme (attribué à Tolstoï dans Anna Karenine) nous donne-t-elle ? Celle d’un état stable, voire permanent. Le bonheur serait une finitude, voire une complétude. Tout est accompli, tout est réglé. Les conflits sont réglés, les difficultés aplanies. Le conte de fée nous donne la vision parfaite de cette conception du bonheur dans sa traditionnelle phrase finale : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Le reste ne mériterait pas d’être raconté. De Cendrillon, entre vingt et trente ans, il n’y aurait rien à dire, rien à raconter. Elle passe en un refrain de jeune femme heureuse à la plus triste des mamans.

Car voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur est une destination. C’est un objectif. Sa recherche est un grand motif narratif : à la recherche du bonheur, comme d’autres du temps perdu. À l’autre extrémité du schéma narratif canonique, c’est une tranquillité destinée à être bouleversée, « perturbée » par un évènement. Pour que vive le récit, que le bonheur disparaisse. Que soit mis à mort le bonheur ! Longue vie à la reine histoire ! D’ailleurs, ne dit-on pas d’une personne qui pose problème qu’iel « fait des histoires » ? Devant une situation problématique, on s’écriera – c’est le sens commun – « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? ». Sans dérangement, pas d’histoire. Pas de mise en marche du récit sans cela.

Non, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Mais qu’est-ce que c’est, au fond que le bonheur ? Il est, comme son nom l’indique, de bon augure1, un bon présage mais aussi une circonstance fortuite favorable. Le bonheur tiendrait du hasard, de la contingence ou de la providence tout autant que son contraire, le malheur.

Le bonheur, durable, serait opposé au simple plaisir passager. Il s’agit pour Épicure de l’ataraxie, l’absence de troubles et le repos de l’âme. Est heureux celui qui ne se laisse aller à aucun désir ou plaisir superflu et qu’aucune mauvaise circonstance ne vient déranger. En ces termes, le bonheur n’est pas une présence. Ce n’est pas tant un sentiment positif qu’une absence de sentiments négatifs.

Mais, nous dit Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette ataraxie, ce bonheur statique n’existe pas car il est perpétuellement dérangé par la nécessité du mouvement, de l’action. Les êtres humains s’agitent, s’activent car – pour Pascal – telle est leur nature, pour leur malheur. L’impossibilité du bonheur est un mauvais sort jeté à l’humanité en paiement de son péché. Il ne reste qu’à parier sur une transcendance meilleure, vers un éden supérieur. Qui voudrait après tout, voudrait lire celle d’une personne parfaitement en repos dans une chambre ?

Bien sûr, alors, que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur promis par la religion séculaire capitaliste n’est plus un absolu ou une transcendance. Le capitaliste est matérialiste : le bonheur est avant tout une affaire d’objets, de biens et de services. Le bonheur n’est plus qu’une affaire d’individus, ou au contraire de « dividus », pour toujours séparé des autres humains et non-humains. Seul, le consommateur ne peut être heureux que dans une consommation toujours recommencée. S’il est dans la « nature » de l’homme d’exercer sa puissance, alors la religion capitaliste oriente cette force vers la seule consommation. Au XXe siècle, la religion fasciste promettait la transcendance par la race ; celle du « socialisme réel » le bonheur juste à portée de main, après encore un dernier effort. Plus rien de tout cela. Le capitalisme n’arrête pas l’histoire mais il arrête le temps. Le bonheur est un éternel ici et maintenant, un dévoreur de tout. Rien d’étonnant à ce qu’elle se soit trouvé un nouvel avatar dans la pratique de la méditation, du recentrement. Tout à la fois, la religion capitaliste nous dit « sois en repos, ta chambre est bien fournie » et elle nous pique les côtes régulièrement pour nous empêcher de dormir. Grande conteuse, spécialiste de la pantomime et des jeux de masques, elle nous souffle sans cesse : « Voici une histoire de plus, d’aspect suffisamment différent pour tromper tes sens et ta raison. »

Car, voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Quelle terrible histoire en effet que celle du bonheur réel, matériel ! Qui voudrait lire le récit de la vie d’hommes et de femmes libéré des chaînes de la religion, des gens que l’aiguillon de la faim ne pique plus et qui travaillent librement ? Qui voudrait se plonger dans les actes et les pensées de celles et ceux qui ne vivent plus dans le déchirement de l’instant, du temps fragmenté, celles et ceux dont la psyché n’est plus déchirée entre le dedans et le dehors, le travail et le loisir, l’amitié et l’amour, l’humain et le non-humain ? Comment pourrait-on s’intéresser à ces vies là, heureuses non pas car elles sont dénuées de peines ou de plaisirs, mais parce qu’elles les font entièrement leurs, parce qu’elles les accueillent résolument mais sans stoïcisme ? Qui suivrait le voyage de celle qui part de chez elle, non pas pour trouver un monde meilleur que celui qu’elle laisse derrière elle mais, justement, car elle ne peut rester en repos dans sa chambre ! Et quelle chance que cette incapacité à l’immobilité !

C’est qu’il y a tant à voir, tant à faire, tant à raconter encore !

Mais non, secouons la tête tous ensemble.

Chacun sait que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

1De « augurum » en latin : l’interprète des présages.

Longue route vers utopie : Chapitre 3

« À proprement parler, l’Utopie n’est pas un genre en elle-même, mais plutôt le sous-genre sociopolitique de la Science-Fiction »

Cette citation de Darko Suvin (in Metamorphoses of Science Fiction, 1979), que Fredric Jameson met en exergue de son essai à propos de la trilogie Mars de K. S. Robinson pose plusieurs questions. Même en admettant que la science-fiction1 soit un « genre » en elle-même (soit, selon Todorov « « la codification historiquement attestée de propriétés discursives »), ce qui n’est pas certain (hors d’un usage courant du mot), l’Utopie en serait selon Suvin une sous-catégorie, une fraction. La caractéristique singulière, séparatrice, de ce « sous-genre », codification dans la codification donc, énonciation particulière au sens d’une énonciation particulière, serait son caractère « sociopolitique ». Le « genre utopie » serait donc, parmi les œuvres de science-fiction, celles qui traitent des structures sociales et politiques, de l’organisation des sociétés et du pouvoir, de la vie des groupes humains.

On voit donc tout de suite ce que cette définition, certes lapidaire et sortie de son contexte a de problématique. Elle semble à la fois trop générale et trop spécifique : trop générale car quelle œuvre de fiction ne traite pas de faits sociaux et d’organisation politique ? ; trop spécifique car limitant l’utopie à un sous-groupe dans un corpus lui-même restreint. L’Utopie serait donc une littérature minoritaire au sein de la minorité.

Prenons l’exemple du roman de Robert Heinlein Révolte sur la Lune, qui met en scène la révolution des colons sélénites et leur émancipation de la Terre. C’est à n’en pas douter un roman socio-politique qui interroge la constitution d’une société, sa définition et son organisation politique. Cependant, je ne l’ai jamais vu qualifier d’« utopique ». Pourquoi ? Ma tentative de réponse serait dans le caractère sinon réactionnaire, au moins conservateur et libertarien de l’idéologie sociopolitique déployée par Heinlein. Cela tient sans doute aux similarités affichées entre son récit et la révolution américaine, fondée sur l’idée de liberté d’entreprise et de possession. Peu à voir à première vue avec, mettons, Les Dépossédés (qui raconte pourtant une histoire semblable).

Pourtant, la révolte des colonies américaines avaient quelque chose d’utopique, tout comme le roman d’Heinlein : il s’agit de faire advenir une société nouvelle. Un peu de la même façon, toutes proportions gardées, l’historien Johan Chapoutot montre le caractère lui-aussi utopique de l’idéologie nationale socialiste2. L’idéologie nazie a ceci de séduisant qu’elle est positive : elle fait la promesse d’un monde nouveau, un monde plus « naturel », un équilibre rétabli. La difficulté qu’il me semble toucher du doigt est la suivante : « utopie », avec son étymologie contestée et ses usages contradictoires, est un mot qui semble pouvoir contenir n’importe quelle idéologie. On peut penser ici à la citation fameuse de China Miéville : « Nous vivons dans une utopie : ce n’est juste pas la nôtre. »3.

Dans son ouvrage, Utopie et Socialisme, Martin Buber retraçait en 1950 l’itinéraire du « socialisme utopique » et n’oubliait pas de rappelait toutes les connotations négatives que le terme au cours des deux derniers siècles. « Utopiste » est une insulte, autrement dire « inconséquent », « doux rêveur ». Face à cette « rêverie » se place la rationalité brutale et auto-justificatrice du capitalisme libéral puis néo-libéral : le bon sens des choses qui existent pour et par elles-mêmes, car comment pourrait-il en être autrement ? Mais Buber ne s’en tient pas là et il réfute l’accusation de décrochage du monde en revenant à la notion de topos, ou lieu.

« Le socialisme utopique, écrit-il4, peut-être qualifié en un sens de topique : il n’est pas « sans lieu », mais il cherche à se réaliser selon les cas en des lieux et dans des conditions données, donc justement « ici et maintenant » dans la mesure du possible. »

L’utopie socialiste n’est donc pas un rêve. Il ne s’agit pas de la construction de « songes-creux » mais au contraire une tentative, toujours renouvelée de réalisation matérielle. L’utopie dépend, pour employer un terme marxiste et même léniniste, de ses conditions matérielles et de la réunion de celles-ci. Une véritable utopie socialiste, contrairement aux utopies néo-libérales ou nazies, ne sont pas des simulacres baudrillardiens, des plans tout prêts à appliquer sur un réel qu’il faut dominer (géographiquement, biologiquement, économiquement). Une utopie socialiste (je maintiens ici le terme de socialiste utilisé par Buber même si « communisme » me paraît plus pertinent pour des raisons déjà développée ici) est une construction matérialiste.

Buber continue : « Mais la réalisation locale n’est jamais pour lui [le socialisme utopique/topique] […] autre chose qu’un point de départ, un « commencement », quelque chose qui doit être là pour que la réalisation s’y cristallise, pour qu’elle conquière sa liberté et son autorité, pour que la nouvelle société se construise à partir de cette réalité, à partir de toutes ses cellules et de celles qui naissent à son image ». Buber montre ici l’ambition non pas isolationniste de l’utopie socialiste (île, camp dans la forêt, robinsonnade, ZAD) mais au contraire totalisante. L’utopie veut s’étendre matériellement à la totalité du monde. Pour autant, ces isolats ne sont pas sans valeur : tous les camps, toutes les ZAD, toutes les communautés sont une réalité à partir de laquelle l’utopie se construit, des modèles concrets, et, plus encore, les « cellules » de cette société nouvelle et vivante.

L’utopie si elle est matérialiste (au sens : l’étude des conditions matérielles, aussi objectives que possible, étants donnés les apports de la sociologie) n’est donc pas une construction monolithique, une cité sur la Lune. Fruit de l’activité humaine, elle porte en elle-même ses contradictions, ses contestations quand bien même elle serait désirable et bonne pour les êtres qui l’habitent. Le roman utopique doit donc faire la part de la dissension, non pas venue de l’extérieur, d’une nation ennemie cherchant à la déstabiliser, mais une dissension intérieure, d’ordre psychologique comme matériel. Tout comme il faut, dans ce paysage communiste, faire une place aux camps et aux ZAD sur, à partir et contre lesquelles l’utopie s’est construite, il faut oser poser les questions douloureuses.

Si, dans The Matrix, le traître Cypher se demande si l’on peut être heureux dans la Matrice (dans le mal, dans le mensonge, dans l’illusion), le roman utopique doit inverser cette question : peut-on être malheureux dans l’utopie ? Ce mal-être, quelle forme prend-il et comment la société utopique peut-être y répondre ? Poussons la question encore plus loin : si Cypher peut chercher à retrouver le mensonge dans lequel il est né et a été élevé, un.e utopien.ne peut-il.elle chercher à quitter son pays natal ?

Si oui, quelles en sont les raisons ?

1 Cauchemar définitoire : qu’est-ce que la science-fiction ?

Je vois trois définitions possibles, toutes les trois insatisfaisantes.

1. La science-fiction est une fiction qui met en scène la science et des scientifiques.

Ex : trilogie de Mars, le personnage de Saxifrage Russel – questionnement du scientifique comme héros.

2. La science-fiction est une fiction qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, actuelles et plus particulièrement prospectives. Importance de la technique : subdivision particulière, la hard-science, la SF avec de la « vraie » science, de la science pas facile dedans.

Elle s’appuie sur le principe de vraisemblance.

Exemples innombrables.

3. La science fiction est une fiction écrite de manière scientifique, qui s’appuie sur la méthode scientifique.

Difficulté : à ce compte-là, les Rougon-Macquart est une série de science-fiction. Qui plus est, Le Docteur Pascal remplit les trois conditions.

2Dans La loi du Sang, Penser et Agir en Nazi, Gallimard, 2014

3https://conversations.e-flux.com/t/china-mieville-we-live-in-a-utopia-it-just-isn-t-ours/7537

4Socialisme et Utopie, Martin Buber, L’échappée, 2016

Longue route vers Utopie, chapitre 2

Dans Qu’est-ce que l’écosocialisme ? (éd. Le temps des cerises, 2020) Michael Lowy définit l’écosocialisme comme non seulement « l’appropriation collective des moyens de production » mais également par l’acte de « transformer radicalement les forces productives elles-mêmes » en « changeant leurs sources d’énergies », « réduisant la consommation globale d’énergie », « en supprimant les activités inutiles (…) et nuisibles » et « en mettant un terme à l’obsolescence programmée ».

Pour Lowy, l’écosocialisme n’est pas seulement « une modification des formes de propriété » mais « un changement de civilisation ».

L’utopie doit donc non seulement mettre en question les structures économiques mais également leurs orientations. Il ne s’agit pas seulement de « produire autrement » mais en de « produire autre ». Le monde hors du capitalisme doit rester capable de produire suffisamment de biens qui soient réellement des « biens » et non des « maux dissimulés ».

Dans Figures du communisme, (éd. La Fabrique, 2021), Frédéric Lordon fait également le constat de la nécessité de la division du travail. Il propose néanmoins quelques principes, quelques « impératifs directeurs d’une autre organisation sociale » : premièrement le statut des individus « convoqués en égaux » et la suppression des « rapports de subordination hiérarchiques qui les maltraitent », deuxièmement la nécessité pour le corps social de « relever chacun de l’inquiétude de sa subsistance », troisièmement la caractérisation « a priori ennemie de la nature » de la production humaine, subordonnée donc un impact minimum.

La société utopique doit donc être garante du « bien vivre » dans ses aspects psychologiques et physiques (fin de l’emploi subordonnant, « garantie économique générale » ou « salaire à vie ») mais aussi des conditions matérielles de cette vie en tant que durable dans l’environnement.

Reprenant à son compte la proposition de Bernard Friot, Lordon soutient également que, libérés des contraintes de l’emploi capitalistes, les individus ne se livreront pas à la paresse (quoique, pourquoi pas ?) mais au contraire « les gens feront des choses ».

La société utopique sera donc active, extrêmement active. La division de la production matérielle ne disparaîtra pas et une part même « restera contrainte ». Cependant, l’utopie fait le pari que, travaillant hors le capital, on travaille mieux.

Lowy et Lordon pointent parmi les activités « inutiles » la publicité. L’un dénonce le gaspillage matériel (en ressources et en force de travail), l’autre son arraisonnement du désir. Selon Lordon « l’erreur publicitaire (…) c’est d’avoir pris le désir de marchandise pour le désir tout court ».

Libéré des orientations mortifères du capitalisme publicitaire (voire de son expression extrême, le « stade pornographique du capitalisme » dont parle Patrick Marcolini dans Divertir pour dominer 2, éd. L’échappée, 2019), quel sera le désir en utopie ? Quelle place tiendront les objets, les biens de consommation dans une société qui ne sera plus celle de la consommation ? Quel sera le désir sexuel ? Quel sera l’érotisme libéré de l’influence, consciente ou non de la pornographie ?

Silvia Federici écrivait « Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail impayé ». Si le capitalisme est, comme elle l’écrit, « patriarcal » (en tout cas dans ses formes historiques et présentes ; l’hypothèse d’un féminisme capitaliste n’est pas incompréhensible), comment définir l’amour hors le capital ? Comment aimera-t-on en utopie ? Si le travail ménager et le travail de soin (« care labor) ne sont plus considérés comme des sous activités, s’ils ne sont plus hors le travail ni une extension du patronage capitaliste (voire Le capitalisme patriarcal, Federici, éd. La Fabrique), comment s’organiseraient-ils ?

Si la famille nucléaire, construite sur le modèle aristocratique puis bourgeois, a pour visée la « reproduction » (au sens bourdieusien) et la perpétuation du capital, cette famille (avec ses rôles genrés, sa position autarcique face au monde) peut-elle encore exister ? Si l’amour n’est plus le voile posé sur (encore une fois) la nécessité de subsistance ou l’intérêt économique, qu’est-ce que c’est ?

Comment aime-t-on en utopie ?

Si, comme le propose Ursula Le Guin dans « Le fourre-tout de la fiction… » (dans Danser au bord du monde, éd. l’éclat, trad. Hélène Collon, 2020), le roman ne contient pas de « héros » mais « des gens », quels sont les gens contenus dans le roman utopique ? Quels sont leurs rêves, leurs aspirations ?

Si l’on admet la définition de l’intrigue donnée par E. M Forster (et reproduite par Le Guin dans « Quelques questions sur la narration », ibid.) à savoir « un récit d’évènements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité », quelles intrigues se nouent en utopie ?Quelles causes (raisons ou idéologies) entraînent quels effets (matériels, psychologiques) ? Quels sont les conflits qui les animent ? Car l’utopie n’est pas le règne de l’apaisement éternel. La société utopique n’est pas dénue de conflits. Seulement ces conflits ne reposent plus sur la question propriétaire. Nombre de ressorts narratifs font alors défaut : la rivalité, le vol, le meurtre. D’autres se meuvent alors pour prendre la place libérée : l’émulation, le partage, la vie.