Politiser les imaginaires

une figure dans le noir, qui tient une lanterne

Je trouve que la science-fiction est exceptionnellement capable d’explorer la relation entre une forme sociale et ses conséquences plus larges. La science-fiction prend souvent un fait social particulier – souvent une technologie, mais ça peut aussi être une rencontre avec l’autre, une forme de crise, une altération de l’organisation des institutions sociales, en tout cas un nœud spécifique des relations entre les gens – et le modifie, avant d’extrapoler ce à quoi le monde ressemblerait. Cette imagination contrefactuelle fait une série d’affirmations sociales, historiques et causales. Cela en fait un genre très adapté à penser la relation entre les changements des institutions sociales et les expériences individuelles : une question centrale et fondamentale de la pensée révolutionnaire.

M.E.O’Brien, autrice de Tout pour tout le monde (éditions Argyll, 2024), interview, 2024.

Le 26 avril 2023, le journal Libération publie une tribune, signée par un collectif, affirmant que « la culture a son rôle à jouer pour changer les imaginaires ». Le site de la fondation Lilian Thuram, ONG « Contre le racisme », contient un long dossier pour « changer nos imaginaires ». Le 29 février 2024, Corinne Mrejen, « chief impact officer » et directrice générale du Pôle Les Echos-Le Parisien Partenaires, publie dans le journal en ligne un article intitulé « changer les imaginaires pour transformer le monde ». Le 23 novembre 2020, la Direction interministérielle de la transformation publique organisait une conférence intitulée « Renouveler les imaginaires de l’innovation publique » dans le cadre de ses Mardis de l’Innovation ». Le 21 octobre 2023, l’association Iksis publiait un magazine intitulé Nos mondes queer, dans le but affiché de « renouveler les imaginaires »1. Le 1er et 2 février 2024, le journal Le Dauphiné Libéré organisait à Grenoble un « grand festival de l’innovation » où l’on se posait la question de « comment réinventer les imaginaires dans la tech »

Cette énumération, sans ordre ni hiérarchie, pourrait durer indéfiniment tant le mot « imaginaire » semble s’être imposé dans une grande partie de l’espace public, repris par une grande variété d’acteurs. Pour les « jeunes franciliens », la RATP propose même un forfait « imagine R ». Qui n’a jamais découvert un salon de coiffure nommé « Imagin’hair » ?

Comme la plupart des promesses du « monde d’après » qui ont fait florès dans le discours médiatique et gouvernemental suite à la pandémie de COVID 19 et aux confinements sanitaires, cette appel à renouvellement paraît n’avoir produit que peu d’effets. Les politiques publiques néolibérales se sont poursuivies, aggravées et même radicalisées, le même Président a été réélu, le gouvernement français a été largement reconduit à l’identique, etc. À la question « Qu’est-ce qui a changé dans l’organisation de notre société depuis 2020 ? », on peut légitiment répondre « Pas grand-chose. » Les appels à « ouvrir/changer/refonder/renouveler/etc. » les imaginaires apparaissent, au mieux, comme un verni apaisant, au pire comme une communication managériale hypocrite.

Le succès de ce terme dans le langage médiatique (tant dans les médias généralistes que dans la gauche critique) n’est pas anodin. Comme tout fait social, il mérite d’être interrogé politiquement, c’est à dire en termes de relations de pouvoir et d’effets sur le réel. Mais de quoi parle-t-on exactement quand on parle d’imaginaire ?

Dans le langage courant, « imaginaire » est synonyme de « fictif », ou encore le contraire de « réel ». L’imagination est le domaine de la rêverie, de la fantaisie. L’imagination, c’est à dire la faculté de se représenter des choses qui ne sont pas, est associée dans… un imaginaire largement répandu à l’hémisphère droit (et donc à la « main gauche », la « sinistre », c’est à dire connotée péjorativement) du cerveau, le cerveau de la créativité, de l’intuition et des sentiments et de la « pensée en arborescence » – par opposition à l’hémisphère gauche, réputé en charge de la logique, de la rationalité, et de la « pensée séquentielle ».

Dans une perspective de genre, « l’imaginaire » est donc un domaine « féminin » : les jeunes filles seraient plutôt « littéraires » et moins « matheuses » – et cette représentation sexiste des facultés a servi a justifier l’absence d’éducation scientifique dispensée aux femmes durant le XIXe et le XXe siècle occidental, et encore aujourd’hui. Dans le domaine scolaire, les jeunes filles et jeunes femmes lisent davantage de fiction que les jeunes garçons et les jeunes hommes, dont les intérêts, il est vrai, sont plus facilement orientés vers l’activité sportive. Les filles lisent sur le bord de la cour, tandis que les garçons jouent au football au centre.

L’imaginaire, c’est aussi l’enfantin. On s’extasie devant une jeune personne qui exprime une idée différente ou contraire aux représentations communes : « Quelle imagination ! ». L’imaginaire est associé à une certaine spontanéité, aux « déchaînement » et à la libération. C’est le sens du fameux slogan de 1968 « L’imagination au pouvoir » mais aussi de la quasi injonction à « garder son âme d’enfant. »

L’« imaginaire » est donc une catégorie négative, opposée au « bon sens » et au « réalisme » (dixit Emmanuel Macron : « Il n’y a pas d’argent magique », « C’est de la poudre de perlimpinpin. », etc. L’imaginaire, c’est le royaume du merveilleux, du conte, de l’irréaliste, de l’utopie, voire même du futile. L’imagination serait une sorte d’escapisme, une forme euphémisée de divertissement Pascalien. Cette position éthique est d’ailleurs souvent revendiquée par certain·es auteur·ices par la phrase « Moi, j’écris simplement des histoires »ou par des lecteur·ices quand ielles déclarent lire, regarder un film, une série, jouer aux jeux-vidéos, écouter de la musique pour « se changer les idées. Implicitement, soutenir cette position me semble s’accorder avec Pascal qui affirmait que le divertissement est « bas » et futile.

Une des manières de lutter contre ce jugement moral me semble être de garder en tête que la fiction, déterminée par le « réel » a un effet rétroactif sur elle. J’y reviendrai plus tard. Cependant, cette opposition réel/fiction, rationnel/émotionnel n’épuise pas le terme.

L’imagination est une faculté apparemment3 propre à l’être humain, capable de se représenter des choses qui ne sont pas, mais à partir de ce qu’il connaît déjà : ses expériences passées, son environnement social, sa coloration culturelle. En somme, pas plus qu’on ne pense à partir de rien, on n’imagine pas à partir de rien. Notre imagination est colorée, déterminée, structurée par notre réalité sociale et matérielle. Toutefois, le mouvement est à double sens puisqu’on ne peut imaginer faire que ce que l’on peut déjà imaginer. L’imaginaire agit donc sur le réel, et dans le réel, autant que l’inverse.

Comme le dit un personnage de Cloud Atlas, le film de Lana & Lily Wachowski et Tom Tykwer, « toutes les limites sont des conventions. Une convention peut-être transcendée, mais seulement en concevant préalablement que c’est possible. »

L’imaginaire est donc une réalité sociale. Comme toute réalité sociale, il est l’objet de contradictions et mêmes de lutte, qui reflètent en partie au moins celles du monde social dans son entièreté. Si l’imagination est, très concrètement, la production d’images ou, comme l’évoque Sandra Lucbert4, de figures. « Figurer », nous dit Lucbert, « est un geste d’écriture qu’y pense. » Plus loin, elle affirme que la littérature, puisque c’est son objet, « pense quelque chose, inévitablement ». Cela admis, la véritable question est « Que pense-t-elle ? ». L’imaginaire, c’est-à-dire la capacité de se figurer – de penser – quelque chose d’une certaine manière, n’est donc pas neutre ou indéterminée. Au contraire, il est situé.

J’aurais même tendance à affirmer qu’il est susceptible, comme n’importe quelle capacité humaine, à un entraînement et à un profond changement selon les conditions qui l’affectent. C’est un lieu commun sociologique que de dire que l’on pense différentes choses, et même différemment, selon sa classe sociale, son environnement culturel, son niveau d’adaptation au système scolaire, sa structure familiale, etc. Il est possible de changer de figures et de sortir de la « représentation », pour continuer avec la terminologie de Sandra Lucbert – c’est à dire de la présentation du même, de l’a-priori et de l’évident, c’est à dire des figures dominantes et majoritaires. Tout comme « les idées dominantes sont les idées de la classe dominantes », il va de même des figures.

C’est cela, pour moi, élaborer une politique des imaginaires : non pas simplement faire l’inventaire de telle ou telle position évoquées, mises en valeur, ou contestées dans les œuvres, mais replacer ces œuvres dans leur contexte de production et se poser des questions comme : Qui fait les œuvres ? Qui les diffuse ? Comment ? Dans quel but ? Selon quelles déterminations, conscientes (les contraintes formelles, parfois acceptées volontairement pour des questions d’esthétique ou des impératifs de commande) ou non (la sociologie des producteurs d’imaginaire, leur place dans les structures de production, la place de cette activité productive dans leur vie, « loisir » ou non, etc.) ?

Se poser ces questions n’est pas postuler un déterminisme radical – c’est à dire une adéquation totale entre les auteur·ices et leurs œuvres de fiction imaginaire–, ni une intentionnalité absolue, mais c’est bel et bien politiser l’imaginaire : le replacer comme un objet produit par des individus déterminés, dans un cadre social déterminé, dans la volonté au moins partiellement conscientisée de produire certains effets.

Politiser les imaginaires, c’est s’adjoindre les outils et la force de la critique pour s’émanciper des imaginaires hégémoniques qui marchandisent et neutralisent l’imagination en cultivant chez les récepteur·ices une posture de consommateur se voulant plus ou moins éclairé. Politiser les imaginaires, c’est reconnaître que le réel et l’imagination s’entre-produisent et s’interpénètrent dans des modalités qui épousent au moins en partie les conflictualités du monde social.

De là, la question qui se pose, avant de « changer les imaginaires » ou de les « renouveler », il me paraît nécessaire de définir lesquels occupent en majorité l’espace social de l’imagination, quels sont ceux qui les contestent, et de quelle manière.

Dans le champ de la production littéraire et de l’industrie du livre, les « littératures de l’imaginaire » constituent une section minoritaire et dominée, mais elle-même divisée en différentes section. Comme champ (au sens que leur donnait Pierre Bourdieu), les divisions, dominations et contestations à l’intérieur du champ littéraire se répliquent en effet dans chaque « sous-champ ».

Le terme « littérature de l’imaginaire » date au moins des années 1990. En 1992, le « Grand prix de la science-fiction française » se renomme Grand Prix de l’Imaginaire (GPI) pour englober les sous-genres associés. Sans se perdre dans des controverses terminologiques, on peut dire que l’« imaginaire » recouvre trois grands sous-genre : la science-fiction, la fantasy, et le fantastique.

En faisant une rapide synthèse des recherches sur le sujet, je propose d’utiliser les définitions suivantes pour ces sous-genre.

Pour le fantastique, je me référerai à la définition canonique proposée par Tsevan Todorov : il s’agit de la littérature du doute, l’espace narratif où l’intrusion du surnaturel n’est jamais accepté avec certitude. Ainsi, dans Le Veston Ensorcelé de Dino Buzzati, la véracité du récit est laissée à l’appréciation du lecteur, qui peut « choisir » de croire à la folie du narrateur.

La fantasy, quant à elle, a partie liée au merveilleux. Les éléments surnaturels sont pleinement acceptés comme partie intégrante du monde fictionnel. L’exemple paradigmatique reste Le Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien, où les créatures merveilleuses – elfes, nains, dragons, sorciers – sont des réalités « naturelles ».

La science-fiction, enfin. La discussion de son « invention » est sans fin, mais on la fait généralement remonter au moins jusqu’à La Machine à explorer le temps de H.G. Wells, publié en 1895, au « merveilleux scientifique » de Jules Vernes ou, plus loin encore, au Frankenstein ou : Le Prométhée Moderne de Mary Shelley, publié en 18185. Je voudrais proposer une définition de la science-fiction comme une littérature positiviste, voire matérialiste. Il est communément admis qu’un récit de science-fiction est fondé sur la proposition d’une « innovation » scientifique (ou, comme on le verra plus loin, technique dont les conséquences sur la société sont ensuite extrapolées. Ce qui la distingue génériquement, c’est qu’elle est fondée sur la question « Et si ? » Et si l’on inventait des robots pour travailler à notre place, comme dans R.U.R de Karel Čapek ou dans les Robots d’Isaac Asimov ? Et si l’on trouvait le moyen de voyager dans le temps ou d’explorer d’autres réalité ? Et si l’on inventait un moteur permettant de voyager plus rapidement que la lumière ? Et si l’on concevait un traitement de longévité qui rend chaque humain virtuellement immortel ? Les possibilités sont très littéralement aussi infinies que… l’imagination humaine.

Positiviste, la science-fiction l’est parce qu’elle a pour support et pour objet « l’étude des forces qui appartiennent à la matière, et des conditions ou lois qui régissent ces forces »6. C’est l’imagine d’Epinal qu’on en garde généralement : celle d’une littérature qui pose, à partir des sciences dites « dures », des questions métaphysiques ? Matérialiste, elle l’est puisqu’elle cherche de manière causale les conséquences sociales (dans l’usage général du terme) de propositions matérielles et historiques. À ce titre, on peut citer à titre d’exemple la pratique de l’histoire contrefactuelle ou « uchronie » : l’extrapolation à partir d’une basculement historique différent. Et si l’Empire Romain n’avait pas « chuté » ? Et si les Nazis avaient gagné la guerre ? La science-fiction est matérialiste parce qu’elle pense le social, et qu’elle s’appuie donc sur les sciences « humaines » et sociales : l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, l’économie (pour peu qu’on accepte qu’il s’agisse d’une science…).

Le postulat que les littératures de l’imaginaire sont un « genre » dominé du champ littéraire paraît valide : les auteur·ices travaillant majoritairement dans ce champ sont port peu considéré par les instances de légitimation (presse, prix littéraires, etc.), les préjugés d’une part de lecteur·ices restent profondément ancrés (« Je ne connais/n’aime pas ça », « Ce n’est pas pour moi, etc. ») et les genres de l’imaginaire sont bien plus associés aux différentes cultures populaires (geek, jeu-vidéo, otaku, cinéma et série d’animation, etc.) qu’au champ de la littérature.

Pour ne prendre qu’un exemple personnel, lors de l’édition 2022 du Faites Lire au Mans, nous étions quatre auteur·ices des littérature de l’imaginaire parmi une cinquantaine d’invité·es, nous étions placés hors de la tente « littérature », derrière les stands de bande-dessinée et de manga. Notre invitation ne tenait d’ailleurs qu’à l’insistance et la ténacité d’une des librairie partenaire du festival. Cette situation est anecdotique, mais elle révèle pour une réalité crue : à de très rares exceptions, ces littératures sont simplement invisibles aux yeux des institutions culturelles.

Pourtant les genres de l’imaginaire7 sont très loin d’être minoritaires dans le champ culturel dans son ensemble. Les deux plus grandes « franchises » culturelles – toutes deux la propriété de la multinationale Disney – sont les films et série télévisées de super-héros Marvel et Star Wars, deux univers qui tiennent d’un savant mélange de merveilleux et de science-fiction. La série télévisée qui a rencontré le plus grand succès public et commercial des années 2010, Game of Thrones, était une série de fantasy (et avant elle était venue l’adaptation au cinéma du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson). Les jeux-vidéos, deuxième industrie culturelle au monde derrière le cinéma, travaillent constamment des univers de science-fiction (Starcraft, certains épisodes de la série Call of Duty, The Last of Us) ou de fantasy (la série des Dark Souls, World of Warcraft, la série Final Fantasy). Je ne prends volontairement ici que des exemples extrêmement grand public.

L’imaginaire est partout. Il est même hégémonique. Le film le plus rentable de l’histoire du cinéma à ce jour, Avatar de James Cameron (propriété du groupe Disney), est un film de science-fiction, suivi de près par Avengers : Endgame (un film de super-héros Marvel, propriété du groupe Disney) et, sur la troisième place du podium, par sa propre suite, Avatar : The Way of Water (Disney). La série télévisée, The Mandalorian, dérivée de Star Wars, était le produit d’appel de sa plateforme de VOD Disney+. Sans même compter sa production de films d’animations à destination des enfants, et ceux de sa filiale Pixar, le groupe Disney est donc le producteur d’imaginaire le plus prolifique et qui rencontre le plus de succès… pour son plus grand profit.

Quel est l’intérêt pour une multinationale du divertissement d’investir ainsi ces genres ? Pour bien comprendre, il faut premièrement comprendre que Disney (comme ses concurrents) ne sont plus réellement des entreprises de production de cinéma, de télévision ou de bande-dessinée. Le cœur de leur activité est la gestion et l’exploitation de la propriété intellectuelle. La « franchise » (terme venu de la grande distribution ou encore des restaurants de fast-food), c’est un « univers partagé » déclinable à l’infini sur tous les supports, tous les médias. Un « univers » imaginaire se prête à toutes les modifications en fonction des goûts présumés du public, des changements dans les mœurs, dans la situation politique etc. Il s’agit d’un univers contrôlé a priori par le tracking, c’est à dire le calcul statistique de l’intérêt suscité par le projet sur les réseaux sociaux, a posteriori par les avis de spectateurs (notamment sur le site RottenTomatoes, qui exprime la « note » du film en pourcentage), et, en dernière instance, par le taux de rentabilité. Cela n’empêche pas certaines de ces œuvres d’être des réussites artistiques, mais elles sont, comme toutes les œuvres, déterminées par leurs conditions de production.

Les « franchises » de l’imaginaire profitent également de « cultures » pré-existantes. Quand, au début des années 2010, Disney a fait l’acquisition pour 4 milliards de dollars de Lucasfilms, productrice de Star Wars, elle n’a pas seulement fait l’acquisition d’un « univers », d’une IP (Intellectual Property, autant dire une marque), elle a également et surtout acheté un public déjà conquis, pour ne pas dire « captif ». Une « tranche » d’imaginaire, c’est, très concrètement, une part de marché dont elle peut désormais disposer et exploiter à sa guise.

Il s’agit en fait d’une marchandisation des « communautés de fans », de la « culture geek ». Ces groupes, constitués initialement autour d’une affection commune et parfois absolue pour une œuvre ou une autre – les trekkies, fans de Star Trek, les adorateurs de Star Wars –, sont désormais des publics cibles dont les réactions peuvent dicter les décisions créatives, lorsqu’elles sont compatibles avec les objectifs financiers8. Disney est désormais l’organisateur de la Star Wars Celebration annuelle, convention géante où sont annoncés les produits à venir. La San Diego Comic Con est l’un des moments les plus importants de l’année de la pop culture. Toutes les entreprises réunies au même endroit viennent présenter les films et séries à venir, à grands renforts d’annonces et d’acteurs venus assurer la promotion en affichant une grande proximité avec leurs fans.

Les imaginaires hégémoniques sont donc des produits culturels hautement marchandisés, sur la base d’une propriété intellectuelle de plus en plus concentrée. Les entreprises qui les produisent sont, elles aussi, prises dans un processus de concentration de plus en plus rapide. Dans cette course à la rentabilité de « franchises », l’imaginaire est un enjeu primordial car il est constitué de marques et de marqueurs facilement reconnaissables. Ce sont des horizons d’attente communs dont la familiarité permet de fidéliser la clientèle en travaillant à la formation d’une communauté ou en marchandisant (davantage) une communauté préexistante. Pour parler la langue des commerciaux, il faut construire et entretenir de la brand loyalty (littéralement, loyauté à la marque), ce qu’elle représente et l’imaginaire qu’elle suscite chez le consommateur/spectateur/fan.

Le 7 novembre 2019, la maison d’édition La Volte, éditrice des romans de Alain Damasio – sans conteste l’auteur de SF français vivant le plus vendu et l’un des rares à bénéficier d’un espace de parole régulier dans les médias généralistes – publie sur son site Internet une tribune qui crée des remous dans le petit milieu de les littératures de l’imaginaire.

Ce texte9, signé entre autre par un grand nombres d’auteurs et autrices, dénonce la présence au festival « Les Utopiales » – le plus important festival de SF de France – de M. Emmanuel Chiva, Directeur de l’Agence d’innovation de défense. Que vient-il y faire ? Il cherche « des pépites », pour constituer une « Red Team » d’auteurs et autrices de SF. De quoi s’agit-il ? Le site officiel de l’organisation indique que « composée d’auteur(e)s et de scénaristes de science-fiction travaillant étroitement avec des experts scientifiques et militaires, elle a pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 – 2060. » Des auteurs de science-fiction, de roman policier et des dessinateurs de bande-dessinée, qui ont pour certain.es préféré rester anonymes, sont donc engagés par le Ministère des Armées pour proposer des « scénarios » dans un but de « prospective » et de prévention des « risques ». Si l’essentiel des travaux de cette équipe sont tenus « secret défense », trois volumes sont parus à ce jour sous le titre évocateur de Ces guerres qui nous attendent (2030-2060) (éditions des Équateurs, groupe Humensis).

Quels sont ces scénarios ? Je cite : « création d’une nouvelle nation pirate née des changements climatiques, hacking possible des implants neuronaux, émergence de sphères communautaires développant une réalité alternative, fragmentation du réel, crises environnementales et bioterrorisme, guerres cognitives s’appuyant sur la désinformation de masse, polarisation du monde en hyperforteresses et hyperclouds ». Ils portent des titres comme « Chronique d’une mort culturelle annoncée », « Guerre ecosystémique », ou encore « Face à l’Hydre ».

Il ne s’agit pas ici de juger de la pertinence ou de la probabilité ou non de ces « scénarios » du futur. Toutefois, la création de cette Red Team montre une chose : la question du futur est une question dont les institutions voit un intérêt à s’emparer. On ne peut juger du travail produit par ces auteurs et autrices et de son intérêt réel pour les forces armées, mais il s’agit en tout cas d’une opération de communication de masse et particulièrement réussi. La presse s’en est largement fait l’écho, l’a soutenue ainsi que, donc, le festival des Utopiales. Le directeur du festival, l’astrophysicien Roland Lehoucq, également directeur d’une collection chez l’éditeur Le Bélial, fut le « référent scientifique » de cette « expérimentation ». Dans une interview donnée à Radio France, il déclarait que ce projet relevait de la « méthode expérimentale ». Emmanuel Chiva, quant à lui, déclarait vouloir « percer le mur des imaginaires ».

La question légitimement posée par la tribune publiée par La Volte était : que viennent faire le Ministère de la Défense et l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) dans un festival dédié à « faire découvrir au plus grand nombre le monde de la prospective, des technologies nouvelles et de l’imaginaire » ? Les Utopiales annoncent sur leur site internet réunir « des scientifiques, chercheurs, écrivains, scénaristes, dessinateurs, réalisateurs et tous ceux qui, jour après jour, façonnent des mondes fabuleux à partir de fragments de réel, pour en faire de véritables expériences de pensée, invitations à cultiver notre curiosité et notre imaginaire pour renforcer notre ouverture au monde et nous permettre de devenir pleinement acteur de son évolution future. » Pourquoi y faire la place à une telle opération de communication ?

Ce seul exemple met à mal la prétention selon laquelle « l’imaginaire », et avec lui la littérature serait neutre. Des auteurs de littérature qui choisissent de travailler ouvertement pour une agence gouvernementale peuvent-ils encore prétendre à la neutralité axiologique ? Que ce discours de communication utilise le terme « à la mode » de « prospective » n’a rien d’étonnant. Il s’agit d’une vision du futur comme le prolongement des tendances, la continuité de la situation présente, la reproduction de l’identique social. En « 2030-2060 », il y aura toujours une Chine « menaçante », des « guerres culturelles » (on note l’usage d’un lexique d’extrême droite), etc. Le futur de la prospective, c’est le présent qui continue, si bien que l’une des idées qui, selon ses dires, a convaincu Emmanuel Chiva de la pertinence de son projet, le premier apport précieux des auteurs de science-fiction « auditionnés » pour la Red Team ont é té « des concepts auxquels nous n’avions pas pensé, comme un navire articulé qui se décompose en drones autonomes et se fondent dans la population marine ». On jugera de l’intérêt de la proposition…

Cette prospective est une anticipation qui ne laisse pas ou peu de place à l’inattendu ou l’incertain, puisqu’elle a avant tout pour fonction de guider l’action présente des gouvernements ou des entreprises (ce qui, au regard de l’évolution de la sociologie des personnels de gouvernement en France, revient peut-être au même). L’imaginaire du futur qu’elle propose est clos. L’avenir est négatif, l’horizon bouché, et des guerres « nous attendent ». La seule question que cette prospective pose est « à quoi vont-elles ressembler ? ».

Aussi étonnant que cela puisse paraître, loin de constituer un « avertissement » ou de faire peur, cet imaginaire catastrophiste fonctionne en réalité comme un « opium du peuple ». Les scénarios proposés par la Red Team relèvent d’un imaginaire dystopique, c’est à dire « aujourd’hui, en pire ». Le lecteur est ainsi conforté dans le présent, qui ne paraît pas si terrible que cela. Je me risquerais même à penser que les travaux de la Red Team servent à conforter certains cadres du Ministère des Armées de la validité des politiques qu’ils organisent.

Par ailleurs, on peut se demander en quoi la diffusion de masse de ces « scénarios » contribue elle aussi à la construction d’un imaginaire dominant, hégémonique.

Cet imaginaire, quel est-il ? Le romancier américain Kim Stanley Robinson, auteur entre autres du remarqué Ministère du Futur (2023, Bragelonne), déclare souvent « Nous vivons dans un roman de science-fiction ». En admettant que cela soit vrai, à quoi ressemble ce roman ? De quels actes d’imagination est-il le produit ?

Ces questions peuvent être rapprochées de celle posée par l’historien Johan Chapoutot lorsqu’il interroge les « grands récits » ayant structuré les sociétés (occidentales) à travers l’histoire. En admettant que la science-fiction est un des, sinon le, récits structurants de l’histoire mondiale depuis la deuxième moitié du XXe siècle, comment se caractérise-t-il ? Quels sont les grandes directions dans lesquelles elle dirige l’imaginaire collectif ? Cet imaginaire collectif, je l’appelle, à la suite d’Althusser, « idéologie », c’est à dire un rapport imaginaire à la situation matérielle.

L’idéologie de la science-fiction, depuis sa structuration générique aux états-unis dans les années 1920 et 1930 (Hugo Gernsback, auteur et éditeur, parlait de « scientific-fiction » ou encore de « scientifiction » – le prix Hugo, sorte d’Oscar de la SF, porte son nom), est celle du progrès et plus particulièrement du progrès scientifique. Ou, pour être plus précis, du progrès technique. La science-fiction, dans son origine et surtout dans son acception la plus générale, est une littérature de l’invention, et même de l’innovation. Ces innovations, présentées comme « scientifiquement vraisemblable », Darko Suvin les désigne par le terme « novum ». Ces nova doivent apparaître comme fondé en science, dans une perspective rationnelle ; c’est ce qui sépare par exemple la SF de la fantasy. Les plus courant sont : la machine à voyager dans le temps, le voyage interstellaire, la rencontre avec la vie extraterrestre, etc. La structuration des récits autours de nova pseudo-scientifique permet, pour le dire vite, la suscitation chez le lecteur d’un émerveillement, d’un vertige des possibles appelé couramment « sense of wonder ».

Or, j’aimerais porter la théorie que l’imaginaire que porte la majorité de la littérature de science-fiction n’est pas réellement scientifique, mais technique. La SF dominante, celle qui est encore le plus largement diffusée au grand public, celle des « grands maîtres » anglophones comme Isaac Asimov par exemple, n’est pas une littérature scientifique. C’est une littérature d’inventeurs et d’ingénieurs. Si la SF met souvent en scène de scientifiques, on ne les voit que rarement au travail, et encore moins agir comme des scientifiques.

Je peux prendre un exemple bien connu : dans le film Prometheus, de Ridley Scott, une épique de scientifique est envoyée par un capitaliste vers une planète éloignée censée contenir le secret des origines de l’humanité. Une fois sur place, ce contingent d’experts part explorer une structure extraterrestre. À l’intérieur, le biologiste de l’équipe découvre une créature vivante… dont il s’approche directement, sans protection aucune, etc. Bien sûr, la bête l’attaque. Bien fait.

Bien sûr, il existe toute un pan de la SF qui prétend à l’exactitude scientifique : la hard-SF. Celle-ci se veut une littérature sérieuse et méthodique. Son lectorat, j’y reviendrai, est en moyenne plus vieux et plus masculin que la moyenne des lecteurices de SF et d’imaginaire en général.

H.G. Wells et Mary Shelley nous donne en vérité les deux figures centrales de la SF dominante : l’explorateur et l’inventeur prométhéen. Ce sont là deux figures de pouvoir, deux figures capables de tordre les lois de la nature et de lui imposer leur volonté (avec parfois de terribles conséquences). Les exemples (et les contre-exemple, bien sûr) sont légion, si bien qu’il serait fastidieux de les lister. Cette notion du pouvoir (de changer le cours du temps, de créer la vie, d’aller plus vite que la lumière, etc.) est au cœur des questionnements philosophiques de la SF. Et si on pouvait ? Faut-il le faire ?

La réponse que ces récits a infusé dans le corps social est : si l’on peut le faire, faisons-le. C’est presque une banalité de dire que deux des hommes les plus riches et les plus influents du monde, Elon Musk et Jeff Bezos, sont confits de récits de SF prométhéens. Ce n’est pas pour rien que leurs entreprises sont devenus deux acteurs majeurs de la course à l’espace. Leur imaginaire est celui du dépassement des limites naturelles : le post-humanisme, l’expansionnisme spatial, etc. Leur horizon est celui de l’immortalité, que ce soit par la chirurgie esthétique (Elon Musk), par la cryogénie ou les « vaisseaux générationels ». Johan Chapoutot appelle ce « récit », cet imaginaire, « illimitisme ».

Sous l’influence des géants de la « tech », les nova de la science-fiction du XXe siècle ont envahi l’espace social et sont une promesse technique toujours renouvelée : le smartphone, internet, la réalité virtuelle, le metavers, l’intelligence artificielle, la domotique, etc. Même se voulant les plus progressistes de la science-fiction, comme le récent courant auto-désigné solarpunk, n’échappent pas totalement à un certain techno-solutionnisme, une forme de pensée magique qui suppose que – je caricature à des fins rhétoriques – que les éoliennes et les panneaux solaires sont en soi des solutions au problématiques du changement climatique, et non des outils insuffisants sans changement radical des structures sociales.

Il y a quelque chose de presque touchant à relire de vieux romans pour y retrouver les sources de ces inventions. C’est là, cependant que cet imaginaire technique dominant pose problème : il est hégémonique, mais il n’en est pas moins obsolète. Si nous vivons dans un roman de science-fiction, nous semblons vivre dans un futur du passé. Plus particulièrement, le présent des années 2020 ressemble ressemble fort, dans sa structure sociale au futur du cyberpunk.

Le cyberpunk (ou neonliberal10) est un sous-genre de SF conceptualisé dans les années 1980 autour, en particulier des romans de William Gibson comme Le Neuromancien. Sous-genre dystopique, il met en scène un futur proche pessimiste, hyper-urbain et éclairé… aux néons. Au cinéma, son avatar le plus connu est sans conteste le film Blade Runner de Ridley Scott, librement inspiré du roman éponyme de Phillip K. Dick.

En quoi le monde des années 2020 rejoint-il cette dystopie ? Le cyberpunk met en scène des sociétés hyper atomisées et hyper connectées, organisées par des corporations supranationales, une dissolution de toutes structures de solidarités non intéressées, la quantification et la mesure des performances, la marchandisation de tous les aspects du vivant et de l’existence humaine. Si les romans cyberpunk avaient au début des années 1980 une valeur contestataire, reproduire cet imaginaire à l’identique aujourd’hui est a minima conservateur, voire carrément réactionnaire. Après tout, la société décrite dans le jeu vidéo Cyberpunk 2077 (CD Projekt Red, 2020) constitue une sorte d’idéal de futur fondé sur l’idéologie reagano-thatcherienne. En tout état de cause, si nous vivons dans un roman de science-fiction, on peut arguer que nous vivons dans une sorte de cyberpunk low-cost, dépourvu de ses atours les plus séduisants (les néons, donc).

Le cyberpunk est aussi devenu l’un des aspects de l’imaginaire retro idéalisant les années 80. Blade Runner a eu droit en 2019 à une suite/remake, Blade Runner 2049 (par Denis Villeneuve, réalisateur de la dernière version de Dune). L’imaginaire de science-fiction majoritaire du cinéma hollywoodien semble prisonnier d’une boucle nostalgique de répétition du même : les années 2010 ont été celles de l’hégémonie des suites/remakes/prequels de films issus… des années 1980. Sans oublier l’éternelle répétition des films de super-héros en « univers partagé », illustration parfaite de l’adage « il faut que tout change pour que rien ne change ».

L’imaginaire figuré par le roman de SF dans lequel nous habitons semble donc être obsolète, fondé sur des représentations vieilles de près d’un siècle tout en revendiquant une innovation et une nouveauté perpétuelles. Cette domination hégémonique est une manière pour les institutions étatiques et capitalistiques de se justifier ainsi que de chercher à perpétuer leur pouvoir. Au reste, cet imaginaire « illimitiste », que ce soit spatialement (appropriation de l’espace extra-terrestre) ou temporellement (repousser les limites de la longévité humaine, par la science médicale ou par la cryogénisation), participe d’une idéologie hégémonique délétère et même mortel : celui d’une croissance infinie au sein d’un monde fini.

L’imaginaire, et particulièrement celui du futur, est donc sujet à une appropriation et à une volonté hégémonique de la part des institutions idéologiques du capitalisme néo-libéral, qu’il s’agisse des consortiums industriels ou des agences (para)étatiques. Cependant, des forces minoritaires leur contestent cette hégémonie.

Pour reprendre la formule d’Alice Carabédian, il est possible de penser la SF ni « sur le modèle du conquistador, ni sur celui de l’ingénieur ». Il s’agit selon elle de proposer une « résistance à ce qui se présente comme le Réel ».

Quels sont ces forces qui (et que) travaillent les franges minoritaires de la production d’imaginaire ? Elle sont d’une part les mêmes que celles qui travaillent le champ littéraire et la société toute entière : l’antiracisme, les luttes de genre, l’anticolonialisme, les luttes de classe (j’emploie ce terme en tant que Marxiste, tout en étant conscient qu’il ne fait souvent pas partie du vocabulaire des auteur·ices) et les luttes environnementales. D’autres part, cette contestation se joue dans le registre formel. Pour le dire simplement, la question qui travaille les imaginaires anti-hégémoniques est celle-ci : quels récits écrivons-nous, et comment ?

Bien sûr, dans une perspective matérialiste d’étude de la production, bien d’autres questions se posent : comment sont fabriqués les livres ? qui contrôle la production éditoriale ? l’industrie du livre actuelle est-elle compatible avec l’écologie (non) ? peut-on réellement produire des imaginaires révolutionnaires dans une industrie capitaliste et réactionnaire ? Les étudier toutes prendrait trop de temps ; aussi vais-je me concentrer sur les deux premières.

L’angle le plus évident pour étudier le sujet des imaginaires minoritaires me semble être les luttes de genre et des minorités sexuelles, du féminisme au droits des personnes transgenre. Dans une certaine mesure, celles-ci sont à « l’intersection » des luttes antiracistes.

En vérité, il n’est pas nouveau que les productions d’imaginaires abordent et traitent ces sujets. La SF anglo-saxonne des années 1970-1980 a vu l’émergence de voix nouvelles, souvent féminines, désireuses et surtout capables de traiter ces sujets avec force et exigence. Ursula K. Le Guin représente ici la partie émergée de l’Iceberg, mais des autrices comme Marge Piercy, Joanna Russ, Pamela Sargent ou encore Octavia Butler ont traité de ces sujets avec brio.

Aujourd’hui, les luttes de genres irriguent profondément les imaginaires produits… le plus souvent par des auteur·ices de genre féminin (ou agenre) et jeunes. Comme dans l’ensemble de la société, ces questions sont abordées de bien des façons, dans bien des genres : mise en scène d’héroïnes dans des rôles jusque-là « réservés » aux hommes, représentations de la sororité. Il n’est pas très étonnant que la littérature de SF étatsunienne en particulier montre une grande vivacité sur ces sujets. Bien entendu, il s’agit toujours de franges minoritaires du champ littéraire. Les grands célébrités de la production de SF restent des hommes, blancs, et généralement âgés de plus de quarante ans.

Il faut également noter, pour continuer dans cette idée, la proportion très largement majoritaire de femmes productrices de littératures dites « de jeunesse » ou « Young Adult ». Comme la plupart des littératures produites par des femmes, ces genres – souvent liés à des pratiques littéraire relativement émergentes, comme la publication numérique via des plateformes ou la fan fiction –sont considérés dans le champ littéraire (dominé par des hommes blancs cis hétérosexuels) comme mineurs et peu légitimes, que l’on parle de la « bit-lit » ou très récemment de la « romantasy »ou encore de « cosyfiction »11 , qui suscite bien des résistances (voire des moqueries) de la part des franges qui se revendiquent les plus légitimes du champ.

Ce mouvement de « diversification » prend également des formes plus institutionnelles, comme le fait de viser la parité dans les jury de prix ou parmi les auteur·ices invitées. Les trois derniers Prix Européen des Utopiales ont été décernés à des livres écrits par des femmes (Auriane Velten, Floriane Soulas, Audrey Plenet) et traitant au moins en partie de questions de genre. S’agissant dans ce cas d’un prix décerné par des lecteur·ices après sélection par des libraires, on peut peut-être y décerner une tendance. Ces éléments, ajoutés aux choix éditoriaux visant à remettre en valeur des autrices du matrimoine, semblent valider une tendance : un lectorat davantage féminisé, une proportion d’autrices publiées et récompensées plus importante, et davantage de personnages féminins, racisés ou transgenre.

Toutefois, si cet état de fait est indéniablement positif et témoigne d’un véritable progrès social (ou du moins d’une réelle aspiration vers lui), il est à mon sens insuffisant.

En ayant pleinement conscience que cette remarque risque de m’attire bien des contradictions, je voudrais dire la chose suivante : la représentation ne suffit pas. Ce terme, issu des luttes antiracistes et de genre dans le monde anglosaxon, m’a très longtemps posé problème, jusqu’à ce que Sandra Lucbert n’en propose une définition. La représentation, selon elle, est la présentation à nouveau du même. Autrement dit, si je reviens à ma proposition antérieure, la représentation est non seulement le régime imaginaire dominant (le futur comme une projection plus ou moins déformée du présent), mais aussi et surtout le moyen à travers lequel l’imaginaire hégémonique intègre sa contestation.

Pour prendre un exemple célèbre, même si ses personnages principaux sont « divers » (une femme, deux hommes racisés à différents degrés), on aura peine à trouver quoi que ce soit de révolutionnaire, ou même modestement progressiste dans un film aussi hégémonique que Star Wars Épisode VII – Le réveil de la force. Il s’agit même plutôt d’un « cas d’école » de copie de copie de copie, d’un quasi remake « nostalgique » du Star Wars original… qui était lui-même un pastiche de serial des années 1950-60. D’un point de vue de la structuration des imaginaires, il s’agit donc littéralement d’un film réactionnaire : les protagonistes aussi bien que les antagonistes cherchent à y faire revivre un passé rêvé qui doit donc se « réveiller ». Ce réveil passe par la manipulation quasi religieuse d’artefacts (un sabre laser, un Faucon Millenium), davantage destinés à conforter et rassurer le public du film que les personnages pour qui ils ne signifient pas grand-chose. Les figures du récit sont des symboles, en ce qu’elles réactivent des souvenirs chez les récepteur·ices qui ont un rapport fétichiste à leur égard (très concrètement, par l’achat et la manipulation de marchandises, goodies).

Bien sûr, les remarques de personnes féminisées et/ou racisées qui arguent de n’avoir eu pas ou peu de « modèles » imaginaires sont légitimes. Je me répète : je ne cherche pas à dire que la représentation des minorités de genre et raciales ne sert à rien. Seulement, il ne suffit donc pas mettre en scène des personnages féminins ou racisés « forts » pour produire un imaginaire progressiste. Les féministes matérialistes des années 1970, comme Leopoldina Fortunati, il peut très bien exister un féminisme dominant, bourgeois, car si les aspirations des femmes de la bourgeoisie peuvent recouper en partie celles des « ouvrières de la maison » ou des « ouvrières du sexe », leur position de classe les en sépare radicalement.

De la même manière, le capitalisme de l’imaginaire, a intérêt à faire droit à ces revendications « sociétales ». Il lui permet de conquérir ou de conserver des parts de marché. Ainsi, la campagne marketing du film Wonder Woman était largement axé sur le fait que… son héroïne était une femme, et ce peu importe que le film montre une image ridiculement déformée de la première guerre mondiale. L’intrigue de sa suite – évidemment située dans les années 1980… – est même fondée sur un viol assisté par magie, jamais interrogé comme tel. Il existe donc bel et bien un usage conservateur ou même réactionnaire de la représentation des personnes minorisées. Comme le montre Benjamin Patinaud dans Le Syndrome Magneto (Au diable vauvert, 2023) le progressisme moral des imaginaires libéraux est la façade acceptable de leur assimilation des luttes sociales, tout particulièrement au sein des productions d’imaginaire hégémonique.

Dans son livre Le Futur au pluriel – Réparer la science-fiction (éditions de l’Inframonde, 2023) l’autrice française Ketty Steward décrit cette fraction dominante du « Fandom », plutôt agés de plus de 50 ans, plutôt masculins, sauf quelques exceptions12 et tous blanc » : bref des « boys’ club » (littéralement : clubs de garçons), « homogènes, fonctionnant par cooptation, se réunissant lors de dîners et de déjeuners et maintenant le status quo dans la science-fiction francophone ». Du point de vue des politiques genrées, il en va (structurellement) ainsi dans le « milieu » de la SF française et dans les imaginaires produits comme dans le reste de la société. Pour continuer à suivre la thèse de Ketty Steward, politiser les imaginaires nécessite également de faire entendre et mieux diffuser toute la diversité et la multiplicité des producteur·ices d’imaginaire et de leurs positions. Évidemment, réaliser ce changement nécessite de profondes transformations dans ce champ et, comme l’écrit Steward, commencer par une prise de conscience des acteur·ices des discriminations intégrées qu’ielles agissent parfois sans le comprendre ni même s’en rendre compte. Le genre et la racisation sont des constructions sociales et la place des minorités dans la production des imaginaire est liée aux structures sociales plus générales. Ne pas interroger cette place politiquement (c’est à dire en tant que structure de pouvoir dans la société) et se contenter de déploration ou de représentation « quantitative » relève au mieux de l’ignorance, au pire de l’hypocrisie.

Bien sûr, on ne peut pas simplement accuser les auteur·ices (qu’il s’agisse de personnes individuelles ou « morales », comme des entreprises ou des institutions) de cynisme, même si celui-ci n’est pas toujours à exclure. Une politisation structurelle des imaginaires ne peut se satisfaire des seules motivations des acteur·ices. Cependant, leurs intérêts les mènent elles et eux aussi produire ces imaginaires, et la raison en est justement leur position de classe. En effet, le travail littéraire (artistique) est rarement considéré comme tel. Dans Imaginaires du néolibéralisme (La Dispute, 2016), Lionel Ruffel constate que « tout est fait pour qu’on ne le pense pas, préférant d’autres structures symboliques : la vocation (religieux), le loisir, la retraite (le hors travail […] Quel est son imaginaire dominant ? Il est hyper-individuel (ce qui empêche les revendications de corps, hors-sol, à la maison (ce qui empêche la rencontre entre pairs et favorise une relation verticale à l’éditeur), par projet, sans engagement ». Derrière son économie symbolique de légitimation, derrière la propriété intellectuelle13, la position des auteur·ices dans la division du travail est prolétarisée et même ubérisée.

Concrètement, cela signifie qu’il faut produire vite, produire beaucoup et qu’ils n’ont que relativement la complète maîtrise de l’objet de leur travail. Les maisons d’éditions commandent des livres, pour un certain secteur de marché, sur certains thèmes, dans un certain cadre formel, etc. Concrètement, l’industrie du livre (en France) ne diffère gère des autres secteurs de production. Le livre (je parle ici du livre en tant qu’objet matériel, et non en tant qu’objet littéraire) est certes une « marchandise » pas comme les autres, mais il reste une marchandise.

D’ailleurs, les pratiques de réception du livre en tant qu’objet que je constate en tant que romancier de SF en ont tous les aspects : frénésie d’achat, fétichisation de l’objet, monstration spectaculaire de sa collection. Les maisons d’éditions ont elles aussi intérêt à favoriser ces pratiques. La tendance, depuis quelques années, est aux éditions « collector », cartonnées et jaspées.

En tant que telle, la marchandise-livre possède non seulement une valeur d’échange (son prix), mais aussi une valeur d’usage, et de celle-ci que traite cet essai. La marchandise livre a ceci de particulier que sa valeur d’usage est essentiellement intellectuelle et symbolique : elle est médiée par la lectrice·eur, sa connaissance du code langagier, avant que d’avoir une action sur elle, et le réel. La matérialité apparente des imaginaires est seconde, ce qui permet aux défenseur·ices de revendiquer leur neutralité, en renvoyant l’acte de réception à un individualisme consommateur, et non à une pratique sociale matériellement déterminée.

Pour une réelle politique des imaginaires, les auteur·ices doivent non seulement politiser leur position de classe, mais aussi politiser la manière dont ils et elles les écrivent et les conçoivent et dans quelle structure de production ils s’inscrivent.

Je parlais plus haut de « thèmes » et de représentation. Trop souvent selon moi, la question de la politisation des imaginaires se résume à la présence ou non de « thèmes politiques ». Tel roman parle de féminisme, tel autre de racisme, tel autre met en scène un conflit, etc. Si cultiver ces sujets dans notre imaginaire est indéniablement un pas (plutôt que les menaces des guerres à venir et ses portes-avions en kit), ce n’est justement qu’un premier pas.

Nombreux·euses sont les auteurs et autrices qui se défendent d’avoir quelque chose à dire, un « message » à faire passer, une thèse à défendre. Quelle sont les raisons de cette pudeur ? L’une d’entre elle peut évidemment être un positionnement politique libéral ou réactionnaire en accord avec l’idéologie hégémonique. Dans ce cas, il n’y a rien à défendre. Les conditions matérielles évoquées sont sans aucun doute aussi en jeu, ainsi que la construction sociale du rôle des producteurs d’imaginaire.

« Dire quelque chose », porter une thèse et la mettre en récit, c’est mettre en danger sa position dans la structure de production et donc son gagne-pain. C’est se voir refuser des contrats, n’être plus sollicité·e pour telle ou telle intervention, etc. Paradoxalement, une position dominante dans le champ littéraire facilite des prises de position « progressistes » ou « de gauche »14. Il est moins coûteux de lorsqu’on est un auteur parisien à succès publié chez Gallimard que lorsqu’on est une autrice d’albums destinés à la jeunesse publiée par de petites maisons indépendantes. De même, le privilège de « n’avoir rien à dire », de questionner des abstractions et des questionnements « universels » appartient à celles et ceux pour qui l’activité de production d’imaginaire est secondaire, pour qui elle n’est pas leur source de revenu principal.

Ces raisons ne suffisent pas, à mon sens, à justifier entièrement cette méfiance structurelle à l’égard de la notion « d’engagement ». Arguer qu’on ne cherche qu’à « écrire des histoires », qu’à « divertir » c’est refuser de prendre position. Revendiquer « l’évasion », c’est admettre que le réel est une prison et renoncer à le changer. Se contenter d’aborder des thèmes sans revendiquer à un propos, c’est abdiquer sa capacité d’action sur le monde. J’ai déjà pu entendre des auteur·ices refuser de se déclarer « militant·e » par rejet de son étymologie guerrière (du latin miles, soldat). Cela me semble montrer un aveuglement plus ou moins volontaire sur la conflictualité d’un social mis en coupe la plus réglée possible par le capitalisme. De même, faire l’éloge d’une œuvre pour être « une vraie fiction politique mais pas un tract », c’est dramatiquement méconnaître la capacité de la fiction, et singulièrement des fictions imaginaires, d’être les deux à la fois, dans son contexte de production, de diffusion et de réception.

On me pardonnera ou non l’argument d’autorité mais, accuserait-on Victor Hugo d’avoir écrit un roman « trop politique » avec Les Misérables ?

La politisation de l’imaginaire passe, si ce n’est par une subversion complète, au moins par un questionnement, une problématisation des figures qu’utilisent les genres. L’imagination, et plus particulièrement, une imagination matérialiste, est un outil fabuleux en ce qu’il nous permet de mener de telles expérimentations.

La fantasy met souvent en scène des royaumes ? Très bien. Comment ces royaumes fonctionnent-ils ? D’où vient la légitimé des souverains ? Comment s’est-elle affirmée ? Comment ce royaume produit-il sa nourriture ? Quels tensions traversent un tel royaume ? Un dragon a rassemblé un énorme trésor ? Quels effets cette thésaurisation a-t-il sur l’économie du royaume ? Ou, au contraire, la brusque libération de tout cet or quand un héros tue le monstre ? D’ailleurs, cet or, d’où vient-il exactement ? Où sont les mines ? Qui travaille dedans ? Quel est le statut de ces travailleurs ? L’acceptent-ils ?

La SF majoritaire aime à mettre en scène des guerres entre empires spatiaux, à grand renforts de vaisseaux gigantesques. Soit. Qui fabrique ces vaisseaux ? Qui les a conçus ? Que se passerait-il s’il y avait une grève dans les chantiers navals ? Comment le pouvoir impérial réagirait-il ? D’ailleurs, quels effets cette guerre a-t-elle sur la composition sociale des travailleurs ? Quels sont les liens de l’empire avec les entreprises chargées de la construction de ces vaisseaux ?

L’imagination matéraliste nous permet de penser autrement, d’autres récits et ce à partir des postulats les plus éculés. Partons d’un exemple récent. Le film Damsel (Juan Carlos Fresnadillos) met en scène une princesse trompée par la famille de son époux et sacrifiée à la dragonne qui les terrifie pour maintenir la paix. Seule dans les entrailles dans la montagne, elle doit survivre, et finit par revêtir une armure et à prendre une épée pour vaincre la dragonne elle-même dans un geste qui se veut une subversion du récit chevaleresque. Cependant, est-ce vraiment un renouvellement de l’imaginaire que de montrer que les femmes peuvent elles aussi employer la violence ? La toute fin du film est un peu plus habile : l’héroïne soigne le dragon et s’en fait une alliée pour vaincre le royaume félon. Mais, est si nous allions encore plus loin. Notre princesse apprend au cours du film qu’elle n’est pas la première jeune fille trompée et sacrifiée. Et si elles étaient encore vivantes ? Et si, à l’intérieur de la montagne, elles avaient organisé leur propre société ? Ne serait-ce pas là l’occasion d’explorer la sororité, la libération partielle des contraintes patriarcales ? On pourrait même imaginer que la dragonne soit en réalité leur alliée. Ainsi, collectivement, pourraient-elles travailler au renversement du royaume, d’une manière plus vraisemblable que en un seul meurtre final.

Cependant, la question de « ce que l’on écrit » et même « pourquoi » n’épuise pas la problématique de la modification des imaginaires. Il reste la question la plus difficile : celle de comment l’on écrit.

Celle-ci on peut l’aborder par les conditions de production concrètes du texte. Une possibilité d’écrire autrement est d’écrire collectivement, pour travailler en fiction les enjeux de l’action collective, comme l’ont fait par exemple les Ateliers de l’Antremonde avec Bâtir aussi (Cambourakis, 2018)) ou encore les Aggloméré·es avec Subtil Béton (L’Atalante, 2021). Ces textes ont la particularité d’être explicitement plurivocaux : il ne s’agit pas d’un texte unifié proposé sous une signature collective. Politiser, cela peut être contester en actes la figure de l’écrivain·e démiurge seul dans sa chambre/bureau/Walden.

La question du comment est aussi une question plus formellement littéraire. La théorie de la « fiction-panier » ou « fiction fourre-tout » formulée en 1986 par Ursula K. Le Guin15 a fait florès ces dernières années à la faveur de sa traduction française. Dans celle-ci, elle questionne non seulement la place de la violence en fiction (« fiction gourdin ») mais aussi la forme narrative du « récit flèche », droit à l’objectif. Elle y postule une « fiction fourre-tout » emplie de « mauviettes et de maladroits, de minuscules grains, encore plus petits que des graines de moutarde ». Le meilleur exemple de « fiction panier » est sans doute son roman La vallée de l’éternel retour (Mnémos, 2012), véritable étude d’anthropologie fictive, mais on peut penser également à Rêves de gloire de Roland C. Wagner (L’Atalante, 2011), véritable histoire orale d’une Algérie uchronique.

L’un des apports les plus précieux de ce texte de Le Guin est selon moi sa réfutation radicale des structures narratives conventionnelles, la place du « conflit » comme brique de base de la narration. Les structures narratives forment la signification des récits autant que la diégèse de celui-ci. Le « monomythe » de Joseph Campbell, les « schémas narratifs » et « actanciels » enseignés à l’école, façonnent nos imaginaires et les entraînent à ressentir de la satisfaction face à une structure en trois ou cinq actes, dotée d’un climax, d’une résolution nette, etc. Non seulement la prétention à l’universalité de ces schémas est infondée16, mais elle aussi profondément raciste et réactionnaire. Depuis les années 1950, cette narratologie utilitaire conçue dans les universités et les ateliers d’écriture étatsuniens17 contribue à appauvrir la capacité d’imaginaire.

Enfin, si « les limites de mon langage sont les limites de ma pensée », une réelle modification des imaginaires passe nécessairement pas une modification des pratiques linguistiques. À ce titre, je trouve merveilleux de vivre le bouleversement dans l’expression écrite suscité par les luttes féministes autour de l’écriture inclusive. Voilà un réel enjeu littéraire, dont nombre d’auteur·ices de SF s’emparent avec brio, comme Li-Cam dans son roman Visite (La Volte, 2023) ou encore dans la traduction française par Marie Koullen d’Une femme au bord du temps de Marge Piercy (Goater, 1976). Nous ne parlons pas la même langue que nos ancêtres d’il y a un siècle. Il est ridicule de penser que les habitant·es d’un futur proche ou lointain parlent la même que la nôtre. La langue elle-même est l’un des outils de « l’étrangéisation cognitive » théorie par Darko Suvin. Elle contribue à modifier notre manière de penser, nos manières de nous figurer le monde. Aussi, un « renouvellement » des imaginaires passe nécessairement par un changement des pratiques linguistiques autant que narratives.

Comme l’écrivait Blaise Pascal, qu’iels le veuillent ou non, les auteur·ices sont « embarqué·es ». La notion « d’engagement », comme je la comprends, n’est que la prise de conscience pour les artistes de leur place dans la structuration sociale de la production et la résolution d’employer leurs capacités d’action spécifiques pour modifier l’ordre social dans une direction désirable pour eux.

Cette prise de conscience est évidemment relative à la position sociale de chaque artiste. Il paraîtrait incongru d’attendre d’une star du cinéma français (par exemple, Jean Dujardin) qu’il fasse preuve d’un anticapitalisme radical. Cela ne l’empêche pas d’être engagé, embarqué. En effet il prend part à la production d’imaginaires ayant un effet sur la société, qu’il s’agisse de légitimer les violences policières (Novembre de Cédric Jimenez) ou d’incarner une allégorie caricaturale de la « francité » (lors de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde de rugby). Au lieu de se demander ce qu’il va faire dans de telles galères, on devrait constater que, embarqué comme les autres, il choisit consciemment son cap.

Autrement dit, et très simplement : la neutralité n’existe pas. Les grands capitalistes de la tech, les auteurs et autrices qui participent à la Red Team ne semblent pas avoir de scrupules « s’engager ». Il y a bien une guerre dans la production d’imaginaires. Par intérêt bien compris ou par idéologie (ce qui revient peut-être au même), ils ont choisi leur camp. Les raisons de ce choix sont sans doute à trouver, au moins en partie dans leur position de classe, de genre et de non-racisation. Politiser les imaginaires, c’est aussi se demander qui les produit. Pour citer une nouvelle fois Ketty Steward, « l’auteurice s’inscrit dans un contexte social. Iel est membre d’une famille, d’une profession et vit dans une société donnée. »

Je ne cherche pas à dire que choisir son camp est une chose facile. Toute militance, quelle qu’elle soit, consiste à mettre en jeu sa parole, son capital symbolique (qui est une grande part de l’économie propre au champ littéraire) et parfois même son corps et sa santé. Ce n’est pas une chose facile. C’est risqué. S’y soustraire, toutefois, c’est laisser place libre à celles et ceux qui, eux, ne manquent pas de le faire. Pourquoi le font-ils ? Parce que, dominants, ils ne se posent même pas la question. Ils agissent tout « naturellement ». Leur illusion de neutralité n’est qu’un des effets de la naturalisation abusive de leur position dominante.

Aux auteurs et autrices, producteur·ices d’imaginaire, c’est à dire d’idéologie, je voudrais dire, avec les mots du hobbit Meriadoc Brandebouc au Conseil des Ents, dans le Seigneur des Anneaux, « Vous faites partie de ce monde. ». Ne rien faire, ne rien dire, c’est laisser autour de nous la forêt brûler. Nous n’avons d’autre choix que de prendre d’assaut Isengard. Politiser les imaginaires, c’est reconnaître les antagonismes politiques et sociaux, accepter la nécessité de la confrontation au sein du champ littéraire, et, enfin, prendre position. Politiser les imaginaires, c’est regarder en face les dominations et agir explicitement contre elles de toutes les manières spécifiques à notre position de producteurs de ces imaginaires et en toute occasion.

Dans une conférence en 2023, l’auteur Léo Henry disait : « Le cliché est réactionnaire ». Politiser nos imaginaires, c’est rejeter toutes les évidences et les a prioris jusque dans notre pratique de l’écriture. C’est interroger les structures narratives hégémoniques, et questionner leur provenance pour les employer en connaissance de cause, ou non, et chercher à faire autrement. Politiser les imaginaires, c’est affirmer non seulement qu’il existe d’autres mondes que celui-ci, mais surtout que d’autres récits peuvent contribuer, modestement, à les faire advenir.

Auteurs, autrices, artistes, scénaristes, cinéastes, nous tous et toutes travailleur·euses et producteur·ics d’imaginaire, il est de notre responsabilité politique d’aider à les façonner.

1 https://friction-magazine.fr/nos-mondes-queer-entre-zine-et-revue-pour-renouveler-les-imaginaires-queer/

3 En tout cas, au sens où nous l’entendons. Quiconque vit avec un chien ou un chat sait que ces animaux rêvent et partagent donc avec homo sapiens la capacité de générer des images sensorielles nouvelles à partir d’expériences passées.

4 Dans Défaire voir – Littérature et politique, éditions Amsterdam, 2023

5 Je laisse volontairement de côté ses racines antérieures, des récits de voyage merveilleux de Cyrano de Bergerac ou Lucien de Samosate ou

6 Émile Littré, Auguste Comte et la philosophie positive

7 Il est intéressant de noter que l’expression est au singulier.

8 Zack Snyder’s Justice League

9 https://lavolte.net/militarisation-utopiales-2019/

10 Terme particulièrement approprié, proposé par un·e internaute que, malheureusement, je n’ai pas réussi à retrouver.

11 Bit-lit : abréviation de « bite » et « litterature », sous-genre particulièrement diffusé par les éditions Bragelonne dans les années 2010, centré sur des histoires de vampires, de loup-garous, à destination surtout d’un public féminin, à la suite du succès de Twilight de Stephenie Meyer. Romantasy : contraction de romance et de fantasy – des récits de romance se déroulant dans des mondes de fantasy. Cozy-fiction : tendance récente à la publication de récits centrés sur des activités quotidiennes dans des univers merveilleux, avec une importance moindre accordée aux conflits.

12 Steward reprend à Martine Delvaux le terme de « schtroumpfette » pour désigner l’unique ou les rares personnes féminisées de ces groupes

13 Qu’Aurélien Catin qualifie bien de système de rente dans Notre Condition, Riot éditions, 2020.

14 C’est l’une des contradictions que soulèvent Laelia Véron et Karine Abiven soulèvent dans leur étude de l’imaginaire des « transfuges de classe » Trahir et venger, éditions La Découverte, 2024.

15 dans Danser au bord du monde, éditions de l’éclat, 2020

16 Comme nous l’enseigne utilement la lecture de cet article : https://www.kimyoonmiauthor.com/post/641948278831874048/worldwide-story-structures/

17 Comme le raconte Eric Bennett dans Workshops of Empire, éditions de l’université de l’Iowa, 2015 – non traduit.

Star Wars et Johan Chapoutot : gérer la galaxie comme un nazi.

Les scénaristes des séries Star Wars sur Disney+ lisent-ils Johann Chapoutot ? Probablement pas, mais…

L’épisode 10, saison 3 de la série Star Wars – The Bad Batch, intitulé Identity Crisis, délaisse un temps ses héros pour se concentrer sur les méchants. Ces méchants, ce sont l’Empire, et plus spécifiquement le Dr Hemlock.

Le Docteur Hemlock en plein brainstorming.

Le Dr Hemlock est un nazi. C’est un nazi parce qu’il appartient à l’Empire Galactique, qui sont les nazis de l’espace depuis au moins 1977, mais cela se voit à sa coupe de cheveux, qui est une coupe de nazi.

Christian Friedel, dans le rôle du nazi Rudolf Höss, dans le film « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer. La même coupe de cheveux, donc.

Dans cet épisode, le Dr Hemlock a un problème. Il reçoit un coup de téléphone de son supérieur qui lui dit que sa branche ne donne pas les résultats escomptés et menace de lui couper les financements. Le docteur est bien embêté. Il ne peut plus faire confiance à sa scientifique en chef (il faut dire qu’il la tient en otage, ce qui perpendicularise un peu son angle alpha).

Tarkin, c’est un peu le Bruno Lemaire de l’Empire en fait.

Par chance, son employée Emerie se propose de la remplacer. Hemlock s’apprête d’accepter et s’efface. Le reste de l’épisode est consacré à la découverte son nouveau travail par Emerie. Elle découvre que le fameux « Project Necromancer » – Projet Nécromancien, nom de bon augure, comme tout les noms de méchants – consiste à enlever des enfants sensibles à la Force. Emerie est donc en charge de leur faire des prises de sang tous les jours (je résume).

Tout cela est bien beau, mais quel rapport avec Johan Chapoutot, historien spécialiste du Troisième Reichi ? Eh bien, ce qui m’intéresse particulièrement dans cet épisode, c’est que – volontairement ou non – il met assez bien en scène les méthodes d’organisation du travail nazies qu’il explique dans son livre Libres d’obéir.

L’Empire, comme le Troisième Reich, n’est pas une structure absolument verticale dans laquelle l’Empereur Sheev Palpatine dirige tout lui-même, en gardant un œil sur tout depuis son trône sur Coruscant. Il n’y a pas non plus de « commissaires politiques » pour surveiller chacun. Non, Palpatine délègue. Plus particulièrement, il délègue la responsabilité. Le Gouverneur Tarkin est responsable de la gestion d’un secteur de la galaxie. Hemlock, sous ses ordres, est responsable de son projet. Emerie, en acceptant le job, devient responsable de la réussite du projet.

Emerie a une promotion !

Et elle a plutôt intérêt que ça fonctionne. L’Empereur comme Dark Vador sont des dirigeants d’entreprise plutôt tatillons sur les résultats. Rappelez-vous la deuxième Death Star : il fallait que les travaux soient terminés à temps.

L’Empereur Palpatine, vu ici en pleine visite de chantier.

Emerie rend des comptes à Hemlock, qui tremble devant Tarkin, qui serre lui-même les fesses quand il fait son bilan trimestriel à l’Empereur. C’est un parfait exemple de « Aufragstatik », que Johann Chapoutot traduit par « management par délégation. »

Au sein de l’Empire, comme au sein du Troisième Reich, chaque chef de projet est responsable de l’accomplissement de ses objectifs, selon un calendrier et avec une certaine allocation de moyens financiers (rappelez-vous le coup de bigot de Tarkin) mais aussi… en ressources humaines, en l’occurrence les enfants sur lesquels Hemlock fait exécuter ses expériences, dont on peu user sans remord.

C’est la continuité, écrit Johann Chapoutot de la « tactique par la mission » développée par l’armée prussienne au début des années 1806 : « les ordres devaient être vagues et généraux, se borner à fixer des objectifs […] : libre à celui qui le recevait de choisir la voie, le moyen et la méthode adéquats. » Pour Emerie, « réussir sa mission [est] attendu, échouer [trahit] la défaillance personnelle de [celle] qui [n’arrive] pas à l’accomplir.

Réunion de teambuilding en présentiel à l’ISB

L’Empire n’est pas seulement un système de responsabilité en poupée russes. Comme montré dans une autre série, Andor, les chefs de secteurs sont non seulement responsables (surtout de leurs échecs, puisque les supérieurs s’attribueront les réussites), mais aussi en concurrence les uns contre les autres pour de l’avancement. Ainsi, les chefs de secteur du Bureau de Surveillance de l’Empire se tirent la bourre entre eux pour gagner en avancement, en responsabilité mais aussi en tranquillité.

La Conférence de Wannsee, 1942, vue dans le film « La Conférence » de Patrik Eklund

En effet, plus on est haut dans la hiérarchie de l’Empire/le Troisième Reich, moins on a de chances de se faire remercier à la Vador.

Dark Vador, DRH de l’Empire, en plein entretien de licenciement.

Tout cela serait assez anecdotique si Libres d’obéir n’était pas un ouvrage portant sur l’histoire des méthodes de management des entreprises dans la deuxième moitié du XXe siècle et notamment sur le travail du Docteur Reinhard Höhn (1904-2000), Öberfurher de la SS puis fondateur en 1956 de l’‘Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft (Académie des Cadres de l’économie de Bad Harzburg), école de management très renommée en Allemagne jusqu’à sa fermeture en 2001. Elle aura formé quelques 600 000 cadres.

Alors, les scénaristes de The Bad Batch ou Andor lisent-ils Johan Chapoutot ? Probablement pas. La référence au Troisième Reich dans Star Wars n’est pas neuve, mais elle est souvent restée visuelle, je dirais même esthétique. Habiller l’Empire en nazis était le meilleur moyen pour éviter le doute : ce sont vraiment des méchants. Seulement, ces échos-ci sont nouveaux. Voilà que Star Wars, sans le savoir peut-être se met à les montrer véritablement Agir en nazi (titre d’un autre livre de Chapoutot.

Si je voulais pousser le raisonnement, je remarquerais que ces scénaristes, ces producteurs, ces gestionnaires, sont elleux aussi soumis à des objectifs, à des missions et des projets dont ils et elles sont comptables face à des gestionnaires supérieurs à eux. Mais, pour éviter qu’on ne m’accuse de dire qu’il y a quelque chose du Troisième Reich dans le fonctionnement de la multinationale Walt Disney, je vais rester tranquille dans le royaume chaud et confortable de la prétérition.

Livres

Dévorer le futur, éditions Goater, 2023.

Dévorer le futur rassemble onze nouvelles pour partie inédites.
Attaché aux questions sociales, aux relations de pouvoir et à la prévention des catastrophes, Camille Leboulanger y déploie des visions modernes et décalées des structures idéologiques et économiques néo-libérales, mais aussi des conditions de l’émancipation.
La Grève, raconte l’appropriation des outils de la contestation par un groupe d’ouvriers spécialisés employés sur un chantier spatial.
Dans le texte La Générale, Jaurès ne meurt pas suite à la tentative d’assassinat du 31 juillet 1914. Il va alors poursuivre la lutte et faire un discours si important qu’il nous évitera peut-être la Première Guerre Mondiale.

Eutopia, éditions Argyll, 2022

Selon la Déclaration d’Antonia, il n’y a de propriété que d’usage. Chaque être humain est libre et maître en son travail ; le sol, l’air, l’eau, les animaux et les plantes ne sont pas des ressources. Et le monde est un bon endroit où vivre, si tant est qu’on se donne la possibilité de le construire ensemble.
Umo est né et a grandi à Pelagoya, entre la rivière et les cerisaies. Puis les voyages et la musique ont rythmé ses jours, de son village natal à Opera, en passant par Télégie et Antonia. Voici le récit de sa vie, ses amours, ses expériences, ses doutes, et de toutes les personnes qui ont un jour croisé sa route.
Voici tout le chemin qu’il a parcouru, tout le travail et l’amour qu’il a faits.
Voici Eutopia.

Le Chien du Forgeron, éditions Argyll, 2021
Ru, éditions l’Atalante, 2021
Malboire, éditions l’Atalante, 2018
Bertram le baladin, éditions Libretto, 2017
Enfin la nuit, éditions l’Atalante, 2011

« Pourquoi t’écris ? »

ou – manière de sous-titre rigolo – 13 ans, crise d’adolescence d’une « carrière » dans le « milieu » du livre.

*

« Pourquoi t’écris ?»

C’est une drôle de question. C’est aussi une bonne question. Après tout, pourquoi ?

Réponse courte/esquive : Par obstination.

Réponse courte/romantique : Parce que c’est la seule chose que je fais bien/ce que je fais le mieux. Parce que l’ART, okay ?

Réponse longue et nécessairement insatisfaisante :

Quel est l’intérêt de s’enfermer X heures par jour (remplacez le chiffre par votre durée usuelle ou favorite, je ne veux même pas rentrer dans le débat de « combien il faut ») devant un écran ou un cahier, que ce soit chez vous, à la bibliothèque, dans un espace de coworking à la mode ou dans votre café favori ?

Quand je dis « intérêt », je l’emploie de manière très matérielle : quel est le gain que vous en espérez ?

Pourquoi vous écrivez ?

Plusieurs réponses possibles :

Premièrement, le capital symbolique.

En gros, c’est stylé d’écrire. Même si ça les laisse un peu perplexe, ça impressionne les membres de votre famille, peut-être vos amies aussi, ou les personnes que vous cherchez à séduire. Si on en croit les différentes affaires de violences sexistes et sexuelles à travers les différents milieux « artistiques et culturels », on peut imaginer que le désir de tirer son coup (et j’insiste : leur désir) motive beaucoup d’auteurs/artistes/chanteurs à faire ce qu’ils font. Écrire, être un écrivain, un artiste, c’est bien vu.

Sans aller jusque-là, c’est vrai que ça fait du bien à l’égo quand quelqu’un vient vous voir en vous disant « j’ai adoré », « j’ai grave pleuré » ou même « votre livre a changé ma vie ». L’un des gains symboliques les plus importants d’écrire et d’être publié (c’est à dire « rendu public »), c’est qu’on vous demande votre avis, on vous met sur des scènes, bref, on vous donne la parole (même et surtout si c’est sur des sujets que vous ne maîtrisez pas, mais comme c’est vous qui avez le micro, tout de suite ça a l’air important). Peut-être même qu’on vous interviewe ou qu’on parle de vous dans la presse nationale, à la radio de service public.

On se sent important. On se sent intelligent, c’est à dire qu’on rend les choses intelligibles pour les autres. Qu’on se le dise comme ça ou non, qu’on on te met un micro dans la main, tout de suite, t’as tout de suite l’impression d’être un phare dans la nuit, en mode « Victor Hugo qui porte la plume dans la nuit », en mode prophète, phare dans la nuit obscure. Demandez à Raphaël Enthoven pourquoi il fait ce qu’il fait. C’est pas seulement par amour de la philosophie1.

Je vais pas mentir, pour moi, les meilleurs moments de ce boulot, ce sont ceux où je suis sur scène à faire l’intéressant (et l’intéressé), et à essayer de dire deux trois trucs intelligents entre les vannes et les citations de Marx. En anglais : I live for this shit. Je l’ai su tout de suite quand je suis monté sur scène pour la première fois avec mon ancien groupe de metal, même dans une cave miteuse, même dans un bar pourri, même à la salle des fêtes de Puduluc-sur-Ranc : I was born for this. Au fond, je sais, ça relève de la psychanalyse, mais putain quel pied ! Je parle et on m’écoute ! « Scream for me les Utopiales ! »

Oui, je suis une rock-star ratée. C’est comme ça.

Deuxièmement, le capital financier.

La vaste de blague. Globalement, qu’on se le dise, personne ne gagne de thunes. Le chiffre moyen de vente d’un roman c’est genre 700 exemplaires et je vous raconte même pas la médiane. Personne ne gagne sa life avec ça. Écrire, faire de la littérature c’est, au choix, un truc de bourge (un loisir qui fait bien, voire plus haut), un truc de pauvre avec des idées de gloire (voir « rock-star » ratée), un truc de petit bourge qui se convainc qu’iel n’est pas un prolo.

L’autre jour, je suis tombé sur la page wikipédia d’un auteur qui a publié trente livres entre 2017 et aujourd’hui. Genre quatre romans « policiers », trois séries pour enfant, le reste c’est des romans « ado ». Laissez-moi vous dire qu’il est pas le seul. La surproduction, c’est les autres, c’est bien connu. Je finis par penser qu’à un certain stade, on ne fait plus de la littérature mais du contenu. Chaque livre n’est qu’une manière de continuer à écrire, de continuer à publier. Faut croûter, pondre, occuper tous les segments de marché, multiplier les « activités annexes » (traductions, ateliers, conférences, résidences, propagande militariste, etc) pour être toujours visible, toujours en festival, toujours en dédicace, pour occuper le terrain, ne pas tomber dans l’oubli, parce que ça arrive vite. Laisse passer un an et t’es plus personne, déjà que t’es pas grand monde.

Pourquoi écrire ? Pour continuer à écrire. L’écriture professionnelle est-elle (au moins en partie) autotélique ? « Je suis pas dispo aujourd’hui, il faut que j’écrive, je suis en retard sur mon écriture, j’ai une deadline, il faut que j’écrive, absolument, pour pouvoir écrire encore demain ». La grande majorité des auteurs de l’écrit (et je me compte dedans, me faites pas dire ce que j’ai pas dit) sont des lapins blancs, en retard, en retard, toujours en retard, parce que le planning doit être plein pour les deux années à venir, sinon on sera plus sur les tables de librairies, et on n’existera plus, sinon le frigo sera vide le semestre prochain, et alors il faudra encore plus, toujours plus, dans l’espoir peut-être d’avoir un peu de temps entre deux temps pour penser à ce qu’on avait vraiment envie d’écrire, il y a dix ans. En attendant, le texte est devenu contenu, et le contenu capital, c’est à dire voué à se reproduire toujours plus lui-même, A devient A’ et A < A’, je sais pas moi, allez lire le volume 1 du Capital à la fin – mais non, pas le temps : il faut écrire, je suis en retard.

Si ça c’est pas une définition du travail prolétarisé, moi je suis la reine le roi d’Angleterre.

Pourquoi écrire ? Pour la même raison que tout le reste : par aliénation.

Je rêve d’une grande grève manuscrits. On arrêterait tous de fournir, fournisseurs de manière première que nous sommes, et on verrait ce qu’il se passerait. Spoiler : rien du tout, puisque l’industrie du livre a toujours un an ou deux d’avance, et surtout puisque, structurellement (c’est à dire que ça se passe pas au niveau des agents, des individus, je vise personne en particulier, quoi, suivez), structurellement donc elle s’en fout de ce qu’elle met sur les tables. Peu importe le « contenu » sous la couverture. C’est tout ce qui est beau avec A < A’. Franchement, ça ou autre chose, tant que ça se vend.

L’art à l’ère de sa reproductibilité ? J’ai envie de parler de la littérature à l’ère de sa production industrielle.

Donc, c’est l’entube, tout le monde le sait, tu gagneras jamais ta vie correctement à écrire des trucs de valeur (mais c’est quoi la valeur d’usage d’un livre ? Sa beauté, son accomplissement esthétique ? Comment on mesure ça ? Selon quels critères ? Ô merveilles de la sociologie du goût, saint Bourdieu, priez pour nous et reprenez donc un verre de cet excellent Jurançon). Mais tu le fais quand même.

C’est là, pardonnez-moi le retour en arrière, que le financier rejoint le symbolique, ou plutôt qu’on comprend que c’est deux faces d’une même pièce. C’est que l’industrie a bien des instances de valorisation : les ventes bien sûr, mais aussi le tirage (combien de livre tu imprimes), la mise en place (où sont-ils vendus ?), mais aussi le complexe critique (blogueurs, instabook, avis Babelio, blurbs) et son pendant légitimant, à savoir les festivals et les prix.

Tu sais, si je me regarde objectivement, c’est là que le bât blesse pour moi. Putain, je l’ai voulue cette reconnaissance critique. Je la veux encore. Tu sais que je les veux ces putains de prix ? Même si je sais pertinemment, dans mon petit cerveau marxo-bourdio-pascalo-baudrillardien, que ça veut rien dire et qu’on s’en fout, bah je les veux. À chaque fois qu’il y a pas mon nom sur une liste, ça me fait mal au cul. Quand c’est la copine qui l’a plutôt que moi, je suis content pour elle, mais putain, bordel, j’ai envie de crier « et moi, bordel ? », « regardez-moi, merde ! » « soyez fiers de moi », « notice me sensei é », renforce-moi positivement (hors la blague, bah ça renforce un prix, c’est joli un bandeau avec un marqué « t’es le meilleur cette année », même qui sait ça fait vendre peut-être). Y a des tas de raisons, souvent très bonnes, pour lesquelles j’y suis pas : par exemple, les gens ont pas lu, ou bien ils ont lu et pas aimé (admettons), ou bien on s’est pouillé sur les RS et je les ai traités de pharisiens ce qui, c’est vrai, doit médiocrement les disposer à mon égard. Soit. N’empêche. C’est marrant l’amour propre, non ? Je veux dire, comment ça marche, ou ne marche pas.

Pourquoi t’écris ? Mais parce que j’ai envie qu’on m’aime, c’est évident. Pourquoi tu crois que j’évacue périodiquement mon intériorité en gros tas sur LibreOffice ? C’est plutôt clair non ? « S’il vous plaît, dites moi que je suis merveilleux. Likez mon profil Instagram. Partagez cet article et achetez mes livres. Pourquoi les écrivains seraient-iels intouchés par la perversité de l’affection à valorisation quantitative ?

Et puis aussi, parce que ça me fait kiffer, moi. De moi à moi. On ne fonde pas une pratique artistique publique uniquement sur ce genre d’onanisme, mais c’est déjà quelque chose, non ?

En attendant : capital symbolique = légitimité > pognon > capital symbolique’ > pognon’ etc.

Enfin, pourquoi écrire ? Le vague, incertain espoir, « l’inaccessible étoile » : avoir l’impression de faire quelque chose.

Distraire ? Pourquoi pas, mais plutôt émouvoir. C’est à dire, susciter des émotions, c’est à dire mettre en mouvement (movere en latin, motion en anglais, tiens, qui veut dire « mouvement »). écrire pour provoquer des déplacements. Pour changer des positions.

D’abord chez soi, bien sûr. Comment peut-on imaginer que passer X heures par jour pendant X mois ou X années ne suscite pas d’abord des bouleversements chez soi ? Comment rester le même après qu’on était avant ?

Et puis chez les autres, oui. Cette ambition folle d’éventuellement, contribuer à des changements plus larges. Ces temps-ci, j’envisage mes bouquins essentiellement comme des outils pédagogiques. C’est pas très sexy parce que, si j’en crois ma propre expérience et les témoignages des camarades, tout le monde déteste les profs, à quelque degré d’intensité et d’inconscience que ce soit. Quel beau fantasme : que les affects déclenchés par la fréquentation assidue d’œuvres de littérature provoquent des changements dans les comportements matériels et, par voie de conséquence, dans les structures sociales.

J’imagine un super bandeau (rouge, forcément) : « Le roman qui vous rendra communiste. » Good joke. Everybody laugh. Roll on snare drum. Curtains.

« L’art peut-il changer le monde ? ». La question agite beaucoup de monde dans le petit milieu de la gauche critique ces jours-ci. Dit comme ça, on dirait un mauvais sujet de philo de baccalauréat :Grand 1 : Sûrement pas. Grand 2 : pas tout seul en tout cas. Grand 3 : mais il peut/doit y contribuer. Conclusion. Ne faites pas « d’ouverture », ça donne l’impression que vous n’avez pas fini votre raisonnement.

Pourquoi j’écris ? Comme je lis : pour apprendre. Pour ensuite, peut-être transmettre. Mais n’allez pas croire que c’est par pur désintéressement. Je veux de l’argent, j’en ai besoin pour vivre. Je veux qu’on me donne du capital symbolique. Pire : je la revendiquer. Paraphrasons Max Weber, tiens, c’est la mode :

les producteurs de biens symboliques revendiquent le monopole de la légitimité culturelle.

« Pourquoi t’écris ? Pourquoi tu continues, alors ? »

Franchement, t’es sûr que tu veux savoir ? Tu préfères pas qu’on se refasse Le Cercle des Poètes Disparus ?

1 C’est à dire « l’amour de l’amour du savoir », ce qui doit être une sorte de narcissisme, en fin de compte.

Qu’est-ce que la Matrice ?

« La Matrice est universelle. Elle est omniprésente. Elle est avec nous ici, en ce moment même. Tu la vois chaque fois que tu regardes par la fenêtre ou lorsque tu allumes la télévision. Tu ressens sa présence quand tu pars au travail, quand tu vas à l’église ou quand tu paies tes factures. Elle est le monde qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité. »

Dans Matrix, le personnage de Thomas Anderson est un angoissé. Il ne trouve plus le sommeil. Il passe toutes ses nuits à parcourir l’internet à la recherche d’informations et de quelque chose qui l’apaise. Il est si préoccupé, si décalé qu’il délaisse son emploi dans une grande firme d’informatique. Sur Internet, dans ce monde numérique apparemment parallèle et séparé du monde réel, Thomas Anderson, sous le pseudonyme de Néo, cherche une réponse à cette question : qu’est-ce que la Matrice ?

a. Naissance du cinéma des ordinateurs

Nous sommes au milieu des années 1990. L’Internet est loin d’être aussi omniprésent dans la vie quotidienne qu’il est devenu dans les années 2020. Posséder un ordinateur personnel est une chose exceptionnelle. Être connecté au réseau l’est encore davantage. L’informatique, bien plus encore qu’aujourd’hui, est un domaine marginale, une frontière peuplée de personnes étranges, de passionnés et d’obsessionnels. En dehors d’eux, personne ne sait bien comment cela marche. Cette technologie, pour citer Arthur C. Clarke, l’auteur entre autres de 2001 : l’odyssée de l’espace, est encore largement indiscernable de la magie.

Si la toile mondiale (ou World Wide Web, dans la langue de Bill Gates – les trois petits « w » qui précèdent les adressent URL) est initialement issu d’un projet militaire américain, dans les années 1980, c’est encore un domaine de niche, commercialement. Comme le raconte bien la série télévisée Hold and Catch Fire, diffusée par HBO, c’est un lieu de confrontation entre des artisans et des entreprises industrielles. C’est de cette période que vient le mythe de l’entreprise « commencée dans le garage de ses parents », qui fait partie de l’identité des multinationales Apple ou Microsoft. L’informatique, Internet, et a fortiori le piratage ou le hacking, c’est une affaire de spécialistes. C’est un truc de « professionnels ».

Les années 1990, c’est aussi la diffusion dans le cinéma de technologies nouvelles, descendantes en droite ligne de l’utilisation d’ordinateurs et autres machines programmées dans la fabrication des films à Hollywood depuis la fin des années 1970. Cette technologie, ce sont les CGI, Computer Generated Imageryi, en français « images de synthèses » ou encore, dans le langage courant « lézefféspécio ». Le film qui acte la naissance de ce moyen de production aux yeux du grand public, c’est bien sûr Jurassic Park, de Steven Spielberg en 1993 (qui est d’ailleurs aussi le premier film à utiliser un environnement sonore multi-canal, Spielberg ayant contribué à fonder la société DTS), bientôt suivi de Terminator 2 d’un certain James Cameron (qui avait déjà tâté le terrain dans Abyss).

Le CGI, dans les années 1990, c’est encore la magie. C’est là-dessus que se vendent les films. L’un des slogans promotionnels de Matrix, c’était « Croire à l’impossible », ce qui n’est pas sans rappeler le « Vous croirez qu’un homme peut voler ! » qui vendait le film Superman de Richard Donner en 1978. C’est que la vie n’est pas facile pour les studios de cinéma hollywoodiens. En quelques décennies, il a fallu faire face à la concurrence de la télévision dans les foyers, puis de l’apparition de la vidéo (le laserdisc, entre autres, et surtout la VHS et les magnétoscopes). Il faut que les spectateurs aient l’impression que le prix de la séance est justifié. Il faut qu’ils en aient « pour leur argent. ». Il faut « faire revenir le public dans les salles », exactement comme aujourd’hui face aux « plateformes », où les exploitants de salles ont besoin de produits d’appel, comme Tenet de Christopher Nolan ou Avatar 2 de James Cameron.

Alors forcément, c’est la course à l’armement. Il faut en faire toujours plus. « Toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus fort », comme dirait Olivier Mine.

b. Un succès inattendu

Sauf que Matrix, quand il sort en 1999, ce n’est pas ça. C’est le deuxième long-métrage d’un duo de réalisatrice, Lana et Lily Wachowski. Leur carrière à Hollywood est courte jusque-là : elles n’ont réalisé qu’un seul film, Bound, un thriller lesbien dont l’antagoniste est déjà incarné par Joe Pantoliano, qui joue le rôle de Cypher dans Matrix. Matrix et un film doté d’un budget de 60 millions de dollars et tourné en grande partie en Australie pour réduire les coûts. Les sœurs Wachowski ont d’abord proposé le rôle de Néo à Will Smith, qui a refusé et préféré aller faire Wild Wild West, adapté d’une célèbre série télévisée. Chacun ses choix de carrière.

Même avec le soutien du producteur Joel Silver, ce n’est pas un projet facile à défendre. Personne ne comprend rien à ces histoires d’ordinateurs, de personnages aux noms comme « Switch » ou « Dozer », de combats de kung-fu dans le cyber-espace ponctuée de diatribes philosophiques autour du mythe de la caverne. Pour étayer leur projet, les sœurs Wachowski font réaliser un story-board complet aux dessinateurs Geoff Darrow et Steve Skroce. La société Warner Bros ne se rangera d’ailleurs complètement derrière le projet qu’après avoir vu un premier montage de la scène d’introduction.

Personne n’y croit vraiment, mais ce n’est pas grave. On se dit que le film sera rentable avec l’exploitation vidéo et on fera peut-être une suite directement en vidéo, comme c’était l’habitude. Sauf que, durant son premier week-end, le film rembourse la moitié de son budget. C’est le meilleur démarrage pour un film mettant en scène Keanu Reeves depuis Speed de Jan de Bont (le metteur en scène de Paul Verhoeven pour celles et ceux qui suivent) en 1994. Le film écrase la concurrence, et en particulier le blockbuster Perdus dans l’espace, lui aussi adapté d’une série télé des années 60, avec Gary Oldman et Matt Leblanc (Joey dans Friends).

Pour toute une génération de fans de SF, comme Simon Pegg, c’est un peu l’anti-La Menace Fantôme. C’est un film écrit pour eux, par des gens comme eux, qui parle leur langage : celui des systèmes informatiques et des films hong-kongais, de la musique électronique et des coiffures bizarres, du nihilisme de la génération X face à la « fin de l’histoire » incarnée par des open-spaces stériles et par des agents du gouvernement tous identiques, impeccablement habillés et coiffés, aussi impersonnels que le G-man de Half Life.

Dans la quête de vérité de Thomas Anderson, ce sont plusieurs contre-cultures qui se reconnaissent et qui se posent ensemble la même question : « Qu’est-ce que la Matrice ? »

« Matrice », ça vient du latin matrix et ça veut dire « mère », plus concrètement, ça veut dire « utérus ». C’est l’endroit d’où on naît. C’est un environnement chaud, enveloppant, dans lequel on pourvoit à tous nos besoins et dans lequel on peut grandir sereinement. Une matrice, c’est clos et ça ne communique avec l’extérieur que pour nous amener l’eau, la nourriture et l’oxygène dont le corps a besoin. Concrètement, une matrice, c’est fait pour produire du vivant. C’est même une machine à produire du vivant ; une machine biologique, mais une machine quand même. «  La Matrice est un système », un système reproducteur.

Seulement, comme nous l’explique Morpheus, le « maître du rêve », celui qui aidera Thomas Anderson/ Néo à se « réveiller », ce système n’a pas pour but de produire des corps humain, ou bien simplement en tant que « moyen de production » (Marx). En l’occurrence : de l’énergie. La Matrice a pour but de produire de l’humain, nécessaire pour fabriquer le courant nécessaire à la subsistance de toute une civilisation de machines. Celles-ci ont été créées par l’humanité dans un passé si lointain qu’on n’est plus certain de la date. On sait seulement qu’il y a eu une guerre et que l’humanité a été vaincue. Maintenant, comme le coton, l’humanité est une matière première ; comme le coton, elle est cultivée et, comme le coton, elle est cultivée dans d’immenses champs.

Il est intéressant de remarquer qu’on ne sait pas grand-chose de la société des machines. Nous n’en voyons réellement que deux sortes. Des machines mécaniques, les Sentinelles, chargées de pourchasser les humains rebelles dans le monde réel, mais aussi des machines numériques, les Agents, des programmes qui remplissent le même rôle dans l’espace numérique. Les machines nous sont présentées uniquement comme un appareil répressif, dedans et dehors, qu’il s’agit de renverser, dont il faut se libérer. Leur existence semble tournée uniquement vers leur travail reproductif et le maintien des conditions nécessaires de leur reproduction. Si les machines sont présentées comme conscientes, elles n’expriment dans ce film quasi aucune intériorité. Elles sont littéralement des « personnages fonctions » : leur existence n’est fondée que sur leur utilité au système.

c. Le désert du réel

La Matrice est un système de production, mais c’est aussi un « simulacre », comme nous le rappelle subtilement un plan sur le livre, Simulacres et simulations de Jean Baudrillard. Baudrillard est un philosophe français, né en 1929 et mort en 2007, connu pour ses livres comme La Société de consommation ou Le Système des objets. Dans Simulacres et simulations, il s’interroge sur la notion de réel, et développe le concept d’hyperréel : un réel sans origine, sans réalité.

Pour comprendre, il faut revenir à une nouvelle de l’écrivain argentin José Luis Borges, intitulée De la rigueur de la science et publiée en 1946. On peut y lire le conte suivant.

« En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques. »

Dans Simulacres et simulations, Baudrillard renverse cette fable. Selon lui, dans nos sociétés néolibérales, ce ne sont plus les représentations qui copient le réel (jusqu’à l’absurde, comme la carte aux dimensions de l’Empire entier) mais le réel lui-même qui prend la forme de ses représentations. Baudrillard appelle cela la « précession des simulacres ».

« Aujourd’hui, l’abstraction n’est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyperréel.

Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire — précession des simulacres —, c’est elle qui engendre le territoire et, s’il fallait reprendre la fable, c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement de la carte. C’est le réel, et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. »1

Cette citation, « le désert du réel » est sans doute, avec le plan sur le livre, la référence la plus explicite au texte de Baudrillard dans le film. Cependant, lorsque Morpheus présente le monde réel, dévasté par la guerre entre les machines et l’humanité, comme un « désert », il n’utilise pas le mot dans le même sens que Baudrillard. Ce que Morpheus nous dit, c’est que le réel est un désert. La surface de la Terre est vide, froide et inhabitable, si bien que l’humanité restante s’est réfugiée près du cœur encore chaud de la planète. Ce qu’écrit Baudrillard, c’est que le réel n’existe plus. Il a « déserté ». Autrement dit : le réel a disparu. Il n’en reste plus que des simulations, qui sont comme le rappelle Baudrillard un peu plus loin dans le texte, des manières de « feindre ce que l’on a pas. » Dans la simulation, il n’y a plus « d’équivalence entre le signe et le réel » : autrement dit, le signe ne sert plus à montrer qu’il y a quelque chose, mais au contraire à dissimuler qu’il n’y a plus rien.

Dans son livre, Jean Baudrillard prend l’exemple de la grotte de « Lascaux II ». La grotte de Lascaux, à Montignac en Dordogne. Cette grotte dont les parois sont recouvertes de peintures rupestres a été découverte en 1840. Elle suscite un tel engouement du public que plus d’un million de personnes viennent la visiter jusqu’en 1963. Cependant, on se rend vite compte que l’excès de CO2 dû à la présence de visiteurs nombreux provoque un dépôt de calcaire sur les parois et l’apparition de colonies d’algues vertes (un peu de la même façon que celles qui apparaissent dans les cours d’eaux en Bretagne). Après plusieurs tentatives de conception de dispositifs de purification de l’air, la décision est prise dans les années 1970 de construire une copie, un fac-similé de la grotte qui est ouvert au public en 1983.

C’est littéralement la spectacularisation du réel qui le fait disparaître. Pour cacher ce fait, on construit un simulacre et c’est celui-ci, seulement celui-ci qui reste à admirer.

Baudrillard évoque aussi Disneyland, en Floride.2 Il appelle le parc le « modèle parfait de tous les ordres de simulacres enchevêtrés ». Selon lui, son rôle est « de cacher que c’est le « réel », toute l’Amérique « réelle » qui est Disneyland. (…) Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel. » Si ce monde « se veut enfantin », c’est « pour faire croire que les adultes sont ailleurs (…) pour cacher que la véritable infantilité est partout ». Comme dans la nouvelle Titre ?de Auteur ? dans laquelle la Californie, ses infrastructures et sa culture se répand à travers les Etats-Unis jusqu’à ce qu’ils soient entièrement semblables à elle, le rôle est de faire croire que les USA entiers ne sont pas déjà Disneyland.

De la même façon, La Matrice serait donc une simulation qui a pour fonction de dissimuler à l’humanité que sa civilisation a disparu. Pour le cacher à qui ? Aux yeux des humains branchés dans la Matrice, eux-même susceptibles à tout moment d’effacement, de surimpression d’un Agent sur eux.

d. Soulever le voile.

Heureusement, Néo et les autres humains libres (ou libérés) de Zion ne sont pas dupes de l’illusion. Ils se battent au contraire pour reprendre le pouvoir, le contrôle sur le réel. C’est véritablement celui-ci qui est l’enjeu de la guerre et si, dans le film, celle-ci se déroule à l’intérieur de la Matrice, c’est uniquement, pour utiliser un terme anglais tant militaire qu’informatique, par proxy, c’est à dire par procuration.

Dans Matrix, contrairement à chez Baudrillard, il existe une délimitation claire entre le réel et le virtuel. Les deux espaces, d’ailleurs, ne s’interpénètrent guère. L’aspect physique des personnages est différent à bord du Nebuchadnezzar, le vaisseau que commande Morpheus, d’à l’intérieur de la matrice. Cette différence est fondée sur l’intériorité des personnages : l’image virtuelle est appelée « image intérieure résiduelle ». Elle n’a donc pas, théoriquement, d’autre limite que celle que la manière dont les personnages se voient eux-même.

Si Zion, la dernière cité humaine est installée au centre de la Terre, les vaisseaux comme le Nebuchadnezzar patrouillent le réseau souterrain des anciens métros et égouts, des cavernes gigantesques dans lesquelles elles peuvent émettre un signal pirate pour se connecter au réseau de la Matrice. En effet, si les termes en sont renversés (la grotte est présentée comme la réalité), la dialectique entre réel et virtuel dans Matrix a bien plus à voir avec l’allégorie de la caverne présentée par Platon dans La République.

Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. (…)

Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

Ils nous ressemblent, répondis-je; et d’abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? (…)

Si donc ils pouvaient s’entretenir ensemble ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour des objets réels les ombres qu’ils verraient ?

Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l’un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l’ombre qui passerait devant eux ? (…)

Comme les personnages de la fable de Platon, Néo est né « enchaîné ». Il a considéré comme véritable, comme réel, ce qu’on lui a montré comme tel. La Matrice est moins un simulacre au sens de Baudrillard qu’un théâtre d’ombres, une projection.

Cette idée est d’ailleurs reprise explicitement dans la scène où Néo retourne pour la première fois dans la Matrice après sa libération. Dans la voiture qui l’emmène rencontre l’Oracle, il remarque par la fenêtre un restaurant où il avait l’habitude de déjeuner. À travers la vitre, la rue est volontairement floue et distante. La rétro-projection est rendue perceptible pour accentuer l’effet de distance entre Néo et le monde virtuel auquel il a cessé d’appartenir, pour mettre en valeur son caractère illusoire. La Matrice, toutefois, est différente des ombres sur le mur de la caverne de la fable, car elle est indiscernable du monde réel. Elle n’est pas son reflet appauvri mais son égale : ceci qui arrive dans la Matrice arrive également dans le monde réel, comme on le verra plus tard.

Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres. (…)

Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n’en seront-ils pas blessés ?n’en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu’il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ? Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. (…)

Lorsqu’il se réveille pour la première fois après avoir été secouru par l’équipage de Morpheus, Néo, ébloui, demande pourquoi ses yeux sont douloureux. La réponse est simple : il ne les a « jamais utilisés jusque-là ». Tout son corps est faible, ses muscles atrophiés doivent être reconstruits.

Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l’on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu’il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ? (…)

Morpheus pense que Néo qu’il est « l’élu » (« The One ») : la « réincarnation » de l’homme qui, le premier, parvint à libérer son esprit de l’emprise de la Matrice et qui a à son tour libéré les fondateurs et fondatrice de Zion. Son rôle, s’il est réellement the One est donc de retourner dans la Matrice et d’y « libérer des esprits », un à un. Il doit redescendre dans la caverne. Il faut noter aussi que Néo n’est pas le « seul espoir » des humains contre les machines. Dans le salon de l’Oracle, il est présenté aux autres « potentiels » : des individus branchés dans la Matrice qui pourraient comme lui être l’élu. Il semble donc qu’on ne soit pas essentiellement l’élu, mais qu’on doivent le devenir. The One n’est pas une destinée, c’est un potentialité en attente d’être actualisée. Si Néo avait choisi la « pilule bleue », s’il avait choisi de ne pas sortir de la Matrice, peut-être que l’un.e d’entre eux aurait endossé ce rôle à sa place.

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s’asseoir à son ancienne place : n’aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?

Ce que Morpheus, sa seconde Trinity, Néo et le reste de l’équipage ignore, c’est que le Nebuchadnezzar abrite un traître. Cypher (le « code », au sens du cryptage, mais aussi le 0, c’est à dire l’opposé du 1, le contraire de the one) est disposé à trahir ses compagnons contre la promesse d’être réintégré à la Matrice. Cypher (interprété par Joe Pantoliano, qui jouait déjà dans Bound), c’est le traître, le collaborateur, mais aussi celui qui demande « l’impossible », celui qui fait passer son propre intérêt et son propre plaisir avant tout le reste, et même avant celui de ses proches. Sa trahison nous est révélée dans une scène au restaurant, où il boit un (très) bon vin en mordant dans un (très) bon steak à la cuisson impeccable. Las d’être « zéro », il demande à être « quelqu’un d’important, comme un acteur » ce à quoi son interlocuteur, l’agent Smith, répond « Bien sûr… M. Reagan », du nom de l’ancien président des USA, chantre de la réaction néo-conservatrice, du néo libéralisme et de la financiarisation de l’économie, Ronald Reagan, qui fut une star de cinéma avant d’être un homme politique.

Lors de sa confrontation avec Trinity, au deux-tiers du film, Cypher détaille un peu plus ses motivations. S’il trahit, c’est parce que lui-même se sent trahi. Le réel que Morpheus lui promettait ne semble rien avoir à d’autre à lui offrir que le froid, une nourriture sans goût et de la frustration sexuelle (son comportement envers de Trinity est particulièrement révélateur).

En somme, ce que cherche Cypher, c’est le plaisir des sens et la satisfaction du corps. Il est fait preuve d’une sorte d’individualisme hédoniste. Le paradoxe tient dans ce qu’il ne peut trouver ces satisfactions que dans la Matrice, mettant à mal le sens commun sur la définition de la réalité matérielle, ainsi que l’aphorisme attribué à Woody Allen : « Je ne suis pas fan de la réalité, mais c’est encore le seul endroit où l’on peut manger un bon steak. »

e. Puissances de l’esprit

Au sortir d’un exercice d’entraînement, alors qui réintègre le monde réel après avoir fait une chute de plusieurs centaines de mètres dans un programme virtuel, Néo constate qu’il saigne du nez. Il interroge ses compagnons qui lui expliquent que « le cerveau croit que c’est réel. » Ainsi, bien qu’il s’agisse d’un monde virtuel, les personnes qui meurent à l’intérieur de la Matrice meurent « ici aussi. »

Cette contrainte est bien sûr un moyen de renforcer la tension dramatique lors des scènes suivantes et de conserver un élément de danger aux activités des protagonistes. S’ils et elles ne couraient aucun risque sous prétexte que la Matrice est un monde virtuel, nul doute que les spectateurs et spectatrices seraient bien moins impliquées dans les scènes d’action.

Cet effet du « dedans » psychique sur le « dehors » physique est mis en valeur par le montage lors de la scène où Cypher assassine l’équipage du Nebuchadnezzar (Trinity, au téléphone avec Cypher, voit ses compagnons s’effondrer devant ses yeux dans la Matrice alors qu’il les tue dans le monde réel, le virtuel symbolisant le réel) mais aussi lors de l’affrontement final entre Néo et Smith. L’effet des coups de l’agent est ressenti deux fois : d’abord dans la matrice, sur « l’image résiduelle » de Néo et ensuite sur son corps physique qui se cambre, est pris de spasmes et crache même du sang.

Cette logique d’aller-retour et de brouillage de la frontière, annonciatrice des thèmes des films suivants, trouve son accomplissement lors que c’est le baiser que Trinity donne à Néo qui le fait se relever dans la Matrice, alors même que son corps physique donne tous les signes de la mort. On pourrait être tenté d’y voir un clin d’œil inversé au conte de la « Belle au bois dormant », mais ce baiser de résurrection est plutôt la clef de la logique programmatique qui organise, le plus souvent à leur insu, et bien qu’on ne cesse de le leur rappeler, les actions des personnages du film. J’y reviendrai plus tard.

À travers la figure de Cypher et cette forme d’équivalence entre l’expérience physique et leur perception par le cerveau, le film définit ce qui est, selon lui, réel : seulement la perception. Dans Matrix, bien que le scénario nous affirme le contraire, il n’existe aucun réel absolu. Mouse, le plus jeune membre de l’équipage, propose même à Néo l’assouvissement de ses pulsions sexuelles avec la « Femme en rouge », pin-up destinée à le distraire et à le piéger au cours d’un autre programme d’entraînement. Cypher affirme même que la Matrice lui semble « plus réelle » que le Nebuchadnezzar qui serait au contraire un cauchemar dont il ne peut s’échapper.

Si exister, c’est percevoir, s’il n’existe aucune réalité intrinsèque et absolue, alors pourquoi pas ? La question que pose en creux Cypher n’est pas « Où se trouve la réalité ? » mais « En quoi un mensonge dont on ignore la fausseté et qui donnerait tous les signes du vrai serait-il moins réel ? » ou encore « Peut-on choisir d’être heureux dans la Matrice plutôt que malheureux au dehors ? ».

De cette négation d’un matérialisme au profit d’une certaine forme de sensualisme, où, là encore, l’apparence des phénomènes précède les phénomènes eux-mêmes, on peut tirer des questions éthiques, philosophiques et politiques. Si le bien équivaut à la vérité, et que celle-ci est sans cesse remise en question, alors existe-t-il seulement un bien ? Est-il concevable de vivre dans un ordre mauvais, de profiter de toutes les apparences de la satisfaction et du bonheur autrement qu’en se « voilant » la face ?

Il n’est pas étonnant alors que le terme « woke », littéralement « réveillé », se soit imposé dans le discours sur les réseaux sociaux (non sans une certaine ironie) pour signifier la conscience politique critique, bien que l’image ait été en partie reprise par les milieux d’extrême droite à travers la figure de la « pilule rouge ».

f. La Matrice comme utopie ?

Dans sa nouvelle Ceux qui partent d’Omelas3, publiée en 1973, l’autrice Ursula K. Le Guin (connue pour ses romans de science-fiction comme La Main gauche de la Nuit ou encore Les Dépossédés) met en scène une cité utopique, où tous les plaisirs sont accessibles, où tous les besoins sont satisfaits, où la violence n’existe pas. Cette félicité, à laquelle la narratrice s’assure longuement que nous croyons, a une cause particulière. Il y a, quelque part à Omelas, une cave humide et sans lumière où est enfermé un enfant, qui y vit seul et dans le dénuement le plus complet. Tous les habitants d’Omelas l’apprennent au moment de leur passage à l’âge adulte. Ils doivent venir voir cet enfant et comprendre que c’est parce que le bonheur de toute la cité n’est possible que parce qu’il souffre. Suite à cette découverte, ils peuvent choisir de rester à Omelas en conscience ou de partir. Où vont-ils ? Nul ne le sait, mais ils ne reviennent jamais.

« Savez-vous que la première Matrice fut conçue pour être un paradis pour l’humanité ? Un monde où nul ne souffrirait, où tout le monde serait heureux. Ce fut un désastre. Personne ne voulait accepter le programme. Des récoltes entières furent perdues. »

Cette leçon d’histoire est offerte à Morpheus par l’Agent Smith, qui le tient captif et le torture pour récupérer les codes d’accès à Zion, afin de détruire les dernières traces de résistance humaine. Ainsi, les machines avaient originellement conçu la Matrice non pas comme « le pinacle de la civilisation humaine » (soit la fin des années 90, ou comme l’écrivit Francis Fukuyama, philosophe libéral américain, « la fin de l’histoire »), mais comme une utopie, un paradis. Seulement, les esprits humains rejetaient cette réalité. Nul doute qu’ils adhéraient au postulat faussement attribué à Tolstoï que « les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Smith, lui propos une autre théorie de la « nature humaine ».

Je pense que, en tant qu’espèce, l’être humain définit sa réalité à travers la souffrance et la misère. Ce monde parfait était un rêve duquel votre cerveau primitif ne cessait de vouloir se réveiller.

Cypher définissait le réel par la sensation et par le plaisir. Smith, lui, propose l’idée inverse. Les êtres humains sont non seulement incapables de l’impartialité des machines, de leur rationalité froide et calculatrice – qui peut même les pousser à faire le bien autour d’eux, comme en construisant un monde idéal pour les humains – mais, pire encore, ne considère comme réel que ce qui leur suscite de la souffrance. Cette opposition entre rationalité et affects est retravaillée dans la suite Matrix Reloaded, développée dans Matrix Revolutions et constitue aussi l’idée la plus intéressante de la suite tardive Matrix Resurrections.

Smith est profondément misanthrope, et je dirais même « anthrophobe ». Il compare l’humanité à un « virus », à de la vermine détruisant tout sur son passage. Pour lui, les machines sont le stade suivant d’une « évolution » logique. Cependant, son point de vue n’est pas le produit d’une pure raison analytique comme il le prétend tout d’abord. Voyant que le « sérum/code » qu’il a injecté à Morpheus pour « hacker » son esprit ne fait toujours pas effet, il décide de passer à un mode argumentatif différent. Il décide de faire appel aux émotions de Morpheus et dévoile par ailleurs qu’il en possède lui aussi.

Je vais être tout à fait honnête envers vous. Je hais cette planète, ce zoo, cette prison, cette réalité, peu importe comment vous la nommez, je ne peux plus la supporter. Elle sent la merde. Si les odeurs existent je suis envahi, cerné par cette puanteur, je sens d’ici votre pestilence et toutes les deux minutes, j’ai moi même peur d’être infecté tellement vous me répugnez, pigé ! J’ai besoin de m’échapper. J’ai besoin qu’on me libère ! C’est dans cet esprit qu’est la clé, ma clé ! Une fois que nous aurons détruit Zion, ils n’auront plus besoin de moi, est ce que tu comprends ça ? J’ai besoin des codes, je dois m’introduire au cœur de Zion, et tu dois me dire comment je dois faire, le choix t’appartient, dis le moi ou bien tu vas mourir !


Smith bascule ici dans le registre rhétorique de la persuasion : il cherche, paradoxalement, à susciter la compassion de Morpheus, d’un individu conscient à un autre. Pour ce faire, il s’est « débranché » du réseau en retirant l’oreillette qu’il porte comme tous les autres agents. Ce changement de ton est perceptible bien sûr dans la performance de l’acteur Hugo Weaving, mais aussi par la ponctuation des dialogues. Surtout le langage de Smith change du tout au tout. La courte phrase « Elle sent la merde » contraste violemment avec le langage soutenu qu’il employait plus tôt (« révélation »). Il passe du vouvoiement au tutoiement, et s’il affirmait auparavant son pouvoir de réflexion « je pense », il laisse libre cours à ses émotions : « je hais » « j’ai peur » « j’ai besoin ». La quête des codes d’accès à Zion n’est plus simplement sa fonction en tant que programme, mais aussi son désir personnel. Tout comme les humains, tout comme Néo, Smith mène sa propre quête émancipatrice : « J’ai besoin d’être libéré ! ». La cause de son inconfort ? Ses sens : « si les odeurs existent, je suis cerné par cette puanteur ».

Le surgissement de cette individualité surprend même les autres agents, ses égaux, qui lui demande ce qu’il est en train de faire lorsqu’ils reviennent dans la pièce. Smith est donc d’ores et déjà établi comme le double de Néo. Non seulement est-il son antagoniste mais il poursuit également le même but : sortir de la Matrice. Celle-ci est autant une prison pour lui que pour les humains. Peu lui importe le réel, Smith veut sa liberté.

g. Free your mind

Cette phrase est prononcée par Morpheus lors de l’épreuve du « saut ». Néo doit effectuer un bond gigantesque entre les toits de deux immeubles séparés de plusieurs dizaines de mètres. Il s’agit de reproduire le même exploit que Trinity, qui faisait s’écrier « c’est impossible » aux policiers lancés à sa poursuite. Pour le personnage, c’est un test mais c’est un rappel à l’attention du spectateur que nos personnages sont capables d’actions surnaturelles à l’intérieur de la Matrice. Comment ? En libérant leur esprit, celui peut obtenir le pouvoir de tordre, à défaut de les rompre complètement, les règles du système. La solution tient en ces trois mots : free your mind (qui ne sont pas sans rappeler le « tu dois désapprendre tout ce que tu as appris de Yoda dans L’Empire contre attaque).

Un peu plus tôt, lors de son affrontement contre Néo lui posait déjà cette question : « Tu crois que c’est de l’air que tu respires ? ». Autrement dit, Néo continue d’agir comme s’il mouvait réellement son corps, il respecte des règles qui ne s’appliquent plus à lui.

La liberté, chez les sœurs Wachowski, semble être essentiellement une affaire individuelle, un changement intime, une prise de conscience. Il suffirait apparemment de constater que les règles ne nous sont plus imposées pour s’en défaire : libérer son esprit. Elles exprimeront à nouveau cette idée dans un de leur films suivants, Cloud Atlas, co-réalisé avec Tom Tykwer, dans lequel l’un des six protagonistes écrit : « Toutes les limites sont des conventions qui attendent d’être dépassées. Toute convention peut être transcendée, à la condition préalable de concevoir que c’est possible. »4 De la manière dont on peut atteindre cette conception, elle ne parlent pas beaucoup et c’est peut-être ce qui explique la facilité avec laquelle des mouvements d’extrême-droite comme les « incels » et les masculinistes, que l’on imaginerait pourtant peu sensibles à l’imaginaire des sœurs Wachowski (et plus particulièrement à leurs dernières œuvres en date, qu’il s’agisse de Sense8 ou de The Matrix Resurrections) se sont emparés de la figure de la « pilule rouge ». La « libération des esprits » dans The Matrix, procède d’un choix individuel, fondé sur une intuition. Cette intuition est exprimée ainsi par Morpheus à Néo :

Ce que tu sais, tu ne peux l’expliquer, mais tu le ressens. Tu l’as ressenti toute ta vie durant : il y a quelque chose qui ne va pas avec le monde. Tu ne sais pas de quoi il s’agit, mais c’est là, comme une écharde dans ton esprit, qui te rend fou5.

Ce sentiment de malaise est extrêmement puissant car il semble « universel ». C’est cependant cette même universalité qui le rend perméable à des lectures inverses de celle souhaitée par les autrices. Ce malaise, si puissant qu’il rend « fou », n’est pas caractérisé, ou bien d’une manière compatible avec les figures de l’alt-right6 : Thomas Anderdon est un jeune homme désocialisé, sans amis ni familles, toujours à la limite de la rupture de ban, comme le montre la scène de réprimandes de son manager. Les causes de ce malaise ne sont jamais explicitées autrement que par l’idée d’un grand « mensonge ». Le choix proposé par Morpheus vient valider cette intuition fondamentale : prendre la « pilule rouge », passer de l’autre côté du miroir, plonger vers la vérité paraît se résumer ensuite à une question de courage personnel.

En choisissant de libérer son esprit, Néo (1) devient un héros, qui voit à travers les mensonges du monde réel (il ne voit plus le code de la matrice, seulement « blonde, brunette, rouquine », comme le suggère Cypher), capable de briser librement les règles, de vaincre le représentant caricatural de l’establishment qu’on pensait jusque-là tout puissant, ainsi que de gagner le cœur du second-rôle féminin quand son double maléfique (Cypher/0) y a échoué. On voit sans mal ce qu’une pareille libération, fondée qui plus est sur une essence intrinsèque du personnage peut avoir de jouissif pour le spectateur. L’envol final de Néo, qui vient d’annoncer aux programmes anonymes qui régissent la Matrice elle-même qu’il va en faire « un monde ou tout est possible », évoque immanquablement le slogan promotionnel du Superman de Richard Donner (1978) : You’ll believe a man can fly !, c’est à dire « Vous croirez qu’un homme peut voler ! ».

La liberté est une affaire personnelle et c’est aussi une affaire de croyance, contrairement à la sentence de Morpheus (par ailleurs, le personnage dont les actions sont mues par un système de croyance tout au long des trois films). Comment Néo parvient-il à faire jeu égal face à l’Agent Smith ? En croyant, littéralement, en lui-même : « He’s beginning to believe. » commente Morpheus.

H. Un scénario programmatique

Le récit que nous présente The Matrix respecte un programme, au sens spectaculaire (le programme d’un concert, d’un opéra) comme au sens informatique.

Le programme narratif est, du premier coup d’œil, reconnaissable comme le canevas du récit héroïque inspiré des travaux de Joseph Campbell ou bien du Story de John Truby. Le protagoniste reçoit littéralement un « appel (téléphonique) à l’aventure » qui lui propose de passer un « seuil », un saut au-dessus du vide pour passer une poutrelle métallique qui barre sa fuite. Remarquons au passage la très grande littéralité des enjeux narratifs, qui irrigue tout le parcours de Néo. Deux « gardiens » se trouvent entre lui et le début de son aventure : Morpheus, qui veut le lui faire passer, et Smith qui tente au contraire de l’en dissuader ou de l’en empêcher. Néo renâcle devant l’obstacle une fois, puis accepte. Il passe « de l’autre côté », et débute son apprentissage, sa transformation aux côtés d’un mentor. Il affronte plusieurs obstacles (le fameux « saut », où il échoue) et défis (« le combat contre Morpheus », la fuite devant les agents) jusqu’à un moment où tout semble perdu (« l’abysse ») dans lequel il obtient une révélation (son propre rôle d’Élu). Celle-ci lui permet d’achever sa transformation (il se découvre capable d’affronter Smith) et de « réparer », résoudre le conflit : Morpheus est libéré, le Nebuchadnezzar est sauvé. Doté de ses nouvelles capacités, Néo retourne dans la Matrice qu’il a quittée pour la modifier de l’intérieur.

En regardant cette structure somme toute conventionnelle, on est en droit de se poser la question suivante : pourquoi Néo est-il l’élu ? On l’a vu plus haut, il n’est qu’un « potentiel » parmi d’autres. Qu’a-t-il alors de différent des autres qui lui permet de se « réaliser » ? On peut trouver un début de réponse dans la figure de l’Oracle.

De celle-ci, on ne sait pas grand-chose. Morpheus nous apprend seulement qu’elle est la personne responsable de la « prophétie de l’Élu » et qu’elle est « très vieille », assez pour avoir été « avec nous depuis le commencement». La nature exacte – est-elle humaine ou non ? – n’est pas adressée avant la suite The Matrix Reloaded. Son nom (là encore, très littéral) nous apprend qu’elle a un rapport privilégié au futur. Qu’est-elle ? Un Oracle. Ni plus, ni moins. On comprend que chaque être humain que l’on « libère » de la Matrice est amenée la voir pour qu’elle lui délivre un message unique. En l’occurrence, Néo espère y trouver une réponse à la question : est-il l’Élu ?

La réponse de l’Oracle est nette. Non. Il n’est pas l’Élu. Il ne s’agit pas toutefois du message que Néo doit entendre, qui est que Morpheus va se sacrifier pour lui et qu’il devra choisir entre sa vie et la sienne.

Pour bien comprendre, il faut garder en tête que l’Oracle se préoccupe du futur. Lorsque Néo lui rend visite, à ce moment précis, il n’est pas l’Élu. L’essence, dans la Matrice, est binaire : on est ou on n’est pas. Pour devenir l’Élu, ou plutôt pour s’activer comme Élu, Néo doit rencontrer et remplir un certain nombre de conditions. L’Oracle se préoccupe du futur dans un système informatique purement logique, malgré ses apparences. Son rôle est donc moins de prédire le futur que d’en écrire le déroulé. Le film nous donne à connaître quatre de ses prédictions :

Un homme humain naîtra dans la Matrice qui sera capable d’en libérer l’humanité.

Morpheus est celui qui trouvera cet homme.

Trinity tombera amoureuse de cet homme.

Néo devra choisir de sauver Morpheus.

En tant que spectateur, nous partons du principe que Néo est l’Élu, d’une part car c’est ce que la structure narrative du film nous conditionne à penser, d’autre part car c’est ce que croit Morpheus, qui est particulièrement charismatique et persuasif – et, ce, quand bien même le film nous dit explicitement, lorsqu’on lui pose la question, que ce n’est pas le cas. Il y a ici une boucle logique qui est la nature même de la matrice. Néo doit sauver Morpheus car Morpheus croit qu’il a trouvé l’Élu. Sans cette croyance, la situation de choix ne se présenterait pas, et c’est d’ailleurs cette culpabilité qui motive Néo à agir pour libérer Morpheus. Trinity doit tomber amoureuse de l’Elu. C’est de Néo qu’elle tombe amoureuse. Lorsqu’il avoue que l’Oracle a nié qu’il soit la bonne personne, elle s’écrit « C’est impossible ». Le syllogisme se résout à l’acmé du film : Néo paraît mort, Trinity lui avoue son amour. Puisqu’elle l’aime et qu’elle doit aimer l’Élu, Néo est donc l’Élu. Le programme annoncé par l’Oracle est complet. Les fonctions narratives des personnages, tout comme leurs fonctions individuel dans le programme, sont remplies. Tout comme le scénario du film lui-même, l’Oracle annonce ce qui va se passer, et c’est précisément parce qu’elle l’annonce que cela se passe.

La leçon de l’Oracle n’est pas, comme elle semble l’être au premier abord, que n’importe qui peut être l’Elu en choisissant de le devenir, en exerçant « simplement » sa liberté. Au contraire, les agissements des personnages au sein de la Matrice – comme au sein de The Matrix – sont prévus à l’avance. Ils sont déterminés, et c’est l’explicitation de ce déterminisme qui explique peut-être une partie de l’incompréhension et de la haine qu’a suscitées sa première suite, The Matrix Reloaded.

1 Simulacres et Simulations, éditions Galilée, 1981

2 Le parc Disneyland Paris n’ouvrira qu’en 1992.

3Dans Aux quatre vents du monde, recueil aux éditions Le Bélial, 2020.

4« All boundaries are conventions, waiting to be transcended. One may transcend any convention if only one can first conceive of doing so. »

5What you know you can’t explain, but you feel it. You’ve felt it your entire life, that there’s something wrong with the world. You don’t know what it is, but it’s there, like a splinter in your mind, driving you mad

6Sans pour autant accuser les Wachowski de complaisance avec l’extrême-droite. En 2020, lorsqu’Elon Musk a publié sur Twitter le message « Take the red pill », auquel Ivanka Trump a surenchérit « Taken ! », Lily Wachowski a publiquement rétorqué : « Fuck both of you. »

2023 – L’année de l’éternel présent

Le mur ne se rapproche plus. Nous sommes face à lui, et il nous fait reculer. Le quotidien ressemble à une coupe du monde de football dans un stade climatisé au milieu du désert. Le présent s’est refermé sur lui-même. Le passé et le futur ont cessé d’exister.

« La voie est close. Elle fut faite par ceux qui sont morts. La voie est close. »

Combien de temps, au juste, s’est-il écoulé depuis Sainte Soline ? Je suis forcé d’y réfléchir un long moment pour répondre. Y a-t-il réellement eu un mouvement de contestation sociale de plusieurs mois à l’hiver dernier, au printemps ? Le présent n’en montre rien. Il n’a dévié en rien de son inexorable actualité.

Depuis combien de temps l’Ukraine ? Le génocide en Palestine n’a que deux mois, mais il dure depuis toujours. Le Haut-Karabah lui ressemble comme deux gouttes d’eau.

Nous existons désormais dans le monde de l’actualité permanente. Le futur a disparu, il a été dévoré. Il n’en reste plus que des projections, des objectifs. C’est un fétiche que des historiens et des écrivains continuent d’évoquer régulièrement, sans le moindre effet.

Cet éternel présent est plus qu’une impasse. C’est un piège. L’ancien monde n’en finit pas de finir. Le présent est rempli de monstres.

Le passé fait défaut également. S’il existait encore, l’année française s’achèverait-elle sur le tapis rouge déroulé au projet politique d’un extrême droite trop consciente que le spasme de mort du capitalisme libéral est le signal de son entrée en scène ?

Le Royaume-Uni a un nouveau roi. Les banlieues se soulèvent et sont réprimées dans l’indifférence générale. On construit des porcheries toujours plus immenses. Des écrivains de science-fiction jouent aux figurines pour le complexe militaro-industriel. Crise dans les imaginaires. Il y a un nouveau film Marvel. L’Afrique du Sud est championne du monde de rugby. Donald Trump prépare son retour, malgré son procès. Un humoriste est menacé de mort pour une blague sur le zizi d’un nazi. Un ministre de la santé démissionne, une autre est appelée, déjà corrompue. Un homme se noie en traversant la Manche. Le Président de la République parle pour ne rien dire à la télé. Son ancêtre italien est mort. 49 fois 49.3. Sept innocents sont condamnés à la prison par ce qu’on leur prête des intentions. Il y a des nazis dans la rue.

La fenêtre d’Overton claque contre le mur, complètement dégondée. William Godwin lui-même annonce que son point n’a plus de sens.

Mme Graziella Melchior, députée macroniste de la 5e circonscription du Finistère « doute » parfois. Il y a du monde sous ses fenêtres. Elle n’est pas là. Elle doit voter. Quoi ? Peu importe. Les enfants lui importent, pas ceux qu’elle renvoie à la mort. Elle se soucie de la fin de vie. Elle fait tout pour qu’elle arrive plus vite.

Le réveil sonne. Une nouvelle journée commence. Bientôt une nouvelle année. Condamnons-nous les violences ? Le présent continue. Sommes-nous capable d’affirmer qu’il n’est pas inéluctable ?

2023. Je suis amoureux. Il y a des animaux plein la maison. Il ont tellement d’amour. Je suis sur rond-point. On rigole bien. Je construis une serre sur un terrain municipal. Je vole dans les magasins. Je suis amoureux. Je suis sous les fenêtres de Graziella Melchior. On chante. On chante en commun. On chante : « On est là. », et puis « Ça ira. », et puis « On s’est battu pour la garder », et puis, parfois, « L’internationale sera le genre humain ». Je suis amoureux. Je suis ému. Je suis sous les fenêtres de Graziella Melchior. Elle n’est pas là. Tant pis. Tant pis pour elle.

Il y a d’autres mondes que celui-ci. Il y a d’autres mondes que celui-ci. Il y a d’autres mondes que celui-ci.

M. – Une allégorie

d’après une idée originale de Terry Pratchett


À de très rares exceptions, les idées n’ont pas de réalité matérielle. On ne peut ni les toucher, ni les sentir, ni, comme le disait un homme masqué, les tuer. Il faudrait une puissance considérable, une inimaginable force de croyance pour susciter un être qui soit l’allégorie de cette idée, qui en soit la représentation et l’incarnation parfaite.Les idées n’existent pas. J’en étais convaincu de connaître la vérité à propos Emmanuel M.

Car, voyez-vous, j’ai l’intime conviction qu’Emmanuel M. n’existe pas. Ou, plutôt, qu’il n’existe pas d’homme appelé Emmanuel M. Je sais trop bien à quel point cette idée peut paraître saugrenue, farfelue, ou tout simplement idiote. Pourtant, c’est la vérité. Pourtant, chaque jour, je dois me souvenir que mes sens me trompent.

Emmanuel M. n’existe pas plus que le Père Noël ou la main invisible du marché. Il est une allégorie vivante, une idée faite corps, qui se dissipera sitôt que l’on cessera de croire en lui ou de le trouver utile.

Mais je me rends compte que je m’anticipe par trop mon récit.

Je travaillais à l’époque comme journaliste pour un quotidien d’envergure nationale. J’avais réalisé plusieurs enquêtes qui rencontré assez d’intérêt sans susciter trop de polémique. J’étais dans les bonnes grâces du directeur de la rédaction, ainsi que – je le soupçonnais – dans celle des actionnaires les plus importants du journal. Encore six moi, un an peut-être, et ma carrière aller décoller.

Un matin, le directeur susmentionné me fit appeler dans son bureau et me demanda d’en fermer la porte. Il m’annonça que le journal avait décroché un entretien avec Emmanuel M., dont la discrétion médiatique n’avait d’égal, disait-on, que son influence durant son bref passage au gouvernement. Il se murmurait qu’Emmanuel M. avait quitté son ministère pour concourir à l’élection à la plus haute fonction républicaine. À demi-mots, le directeur me laissa entendre que M. comptait annoncer sa candidature durant cet entretien, qui devait se tenir une semaine plus tard.

J’acceptais, bien sûr, sans excès d’enthousiasme qui m’aurait fait passer pour servile, et j’assurais au directeur que je m’acquitterais de cette tâche avec sérieux et professionnalisme. Il posa paternellement la main sur mon épaule et déclara que le journal comptait sur moi. Mon éducation m’avait rendu peu sensible à ce genre de démonstration, mais je fus tout de même ému, quoique je n’en montrai rien.

Je passai la semaine suivante à préparer mon entretien. Je fus surpris du peu d’informations que je parvins à recueillir à propos de M., surtout en ce qui concernait sa vie avant de prendre part au gouvernement. Il avait une épouse, et leur histoire avait un quelque chose de romanesque de nature à susciter l’engouement des magazines à succès. On connaissait le lycée où il avait étudié, mais je ne parvins à retrouver aucun camarade de classe. M. avait fait une grande école d’administration, et je trouvai bien quelques témoignages de ses professeurs, mais rien de bien intéressant. Après cela, il avait disparu dans les couloirs anonymes de grands établissements bancaires.

Ses lectures étaient trop courantes pour dénoter un réel goût. Il n’avait pas de films favoris. Il disait ne pas écouter de musique. M. n’avait pas non plus d’animaux de compagnie. Je parcourus les photographies que me proposaient les moteurs de recherches et les archives du journal : sur toutes, il arborait la même expression, le même regard. Seuls changeaient ses vêtements, comme autant de costumes, selon la situation. M., affirmait-il, avait une passion pour le théâtre, ce qui expliquait sans doute en partie son ambition pour les hautes fonctions publiques.

Un magazine à scandale titrait le mois précédent : « Le mystère M. ». Il me sembla que cette formule, bien que racoleuse, disait quelque chose de ma situation.

Je tournai mes recherches vers ses actions au sein du gouvernement. Dans l’usage courant, une loi récente portait son nom, mais ce n’était pas lui qui l’avait portée au parlement, ni même proposée. Dans les minutes des conseils des ministres, il ne prenait presque jamais la parole, et toujours de manière succincte. Pourtant, il était présent sur les photographies. Je visionnais quelques unes de ses interventions télévisées mais, peu importait le nombre de répétitions de la vidéo, je ne parvenais jamais à retenir ses propos suffisamment longtemps pour prendre des notes.

Malgré tous mes efforts, j’étais démuni et je regardais l’entretien se rapprocher avec une anxiété grandissante. Au journal, je feignais l’assurance et la confiance, autant devant le directeur de la rédaction que devant les autres journalistes. Je savais que de la réussite de cet article dépendait non seulement mon futur au sein de ce journal, mais aussi toute la suite de ma carrière.

Le jour arriva. Glacé d’angoisse, je me vêtis et je me rendis à l’adresse indiquée. Même si je voulais vous la dévoiler, je ne le pourrais pas : je ne m’en souviens plus. Je pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage de l’immeuble. Je sonnai. On me fit attendre quelques minutes dans un fauteuil confortable. Je croisai les jambes pour signifier une détente qui ne soit pas de la désinvolture. Enfin, la secrétaire poussa le battant de la lourde porte en bois pour me laisser entrer. Je passai le seuil.

La pièce était vide. Les murs étaient blancs, le plafond décoré de moulures. Sur une cheminée condamnée, quelques bibelots. Dos aux hautes fenêtre, un imposant bureau en bois massif, sur lequel était posée une unique feuille. J’hésitai, je toussai pour annoncer ma présence, j’appelai même. Personne ne vint. Intrigué, curieux, je m’approchai du bureau et je soulevai la feuille.

Elle était couverte de caractères imprimés. De longues réponses succédaient à des questions ; précisément les questions que j’avais préparées et dont personne d’autre que moi n’avaient eu connaissance. Pourtant, c’était bien mes propres mots que je lisais.

Je sentis soudain une présence derrière moi et je me retournai. J’eus tout juste le temps d’apercevoir une silhouette emprunter une porte dérobée que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Je clignai des yeux. J’appelai de nouveau. Il me semblait avoir reconnu la silhouette de M. Par la porte me parvenaient désormais le bruit de conversations. J’osai m’approcher et je penchai la tête par l’encadrement.

Dans cette pièce dissimulée, je ne vis pas Emmanuel M. Cependant, la pièce n’était pas vie. Au contraire, elle était remplie d’hommes et de femmes dont, bien que certaines furent tournées dans ma direction, je ne me garde aucun souvenir du visage. Derrière eux, des écrans montraient des images, fixes ou en mouvement, des portraits de M. en pied ou en gros plan, aux côtés de courbes et de tableaux de statistiques.

Ces hommes et ces femmes ouvraient et fermaient la bouche à l’unisson, et j’eus le sentiment d’assister à quelque rituel obscène et interdit, quelque invocation secrète dont le but m’apparut évident : il s’agissait de faire apparaître M., une créature conforme à leurs pensées et capable de faire advenir leurs désirs, un nouveau golem chargé, par une triste ironie, de défendre les intérêts de leur coterie.

Je compris alors pourquoi je n’avais trouvé si peu d’information sur le passé de M. Je n’avais pu que parcourir les traces éparses d’une fiction. La vérité s’imposa brusquement et violemment à moi : Emmanuel M. n’existait pas.

Entre eux et moi, assis à une table étroite, courbé sur un ordinateur, il y avait un petit homme aux cheveux blancs, en bras de chemise. En plissant les yeux, j’arrivai tout juste à discerner ce qu’il écrivait. La police de caractère était la même que celle sur le feuillet que je tenais à la main. Voilà ce que je réussis à lire :

Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface.

L’homme dut se rendre compte que je l’observais. Il se retourna vers moi et ordonna :

« Fermez cette porte ! »

Je me suis exécuté.

Je n’ai jamais rencontré Emmanuel M. Je n’ai jamais pu mener d’entretien avec lui. Je suis cependant convaincu que, par intention ou par accident, j’ai vu ce jour-là ce que l’on peut dire de plus vrai de lui.

Bien sûr, ce n’est pas ce que le journal a imprimé.

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…

Intrigue & hasard – Pour des récits inefficaces

La littérature est généralement perçue comme un art essentiellement narratif. Écrire, c’est raconter quelque chose : une série d’événements et/ou d’actions. La preuve : dans son enseignement scolaire, la description fait l’objet d’un enseignement séparé du récit, ainsi que fragmenté (description de lieu, portrait « fixe », portrait « en mouvement », etc. La « description », souvent en partie confondue avec le récit sommaire d’ailleurs, est souvent considérée comme excessive et donc préjudiciable au rythme du récit, à « l’immersion » du lecteur·ice ; on peut prendre pour exemple typique le « sens commun » qui voudrait que le premier chapitre du Seigneur des Anneaux , « À propos des hobbits » soit long, inutile – et ce alors qu’il est le cœur thématique du récit, et alors que sans lui, la dernière partie dans laquelle le Comté est soumise par Saroumane n’a pas de sens (dernière partie d’ailleurs omise par l’adaptation cinématographique, elle même accusée d’avoir « trop de fins »).

Dans Aspects du récit, E.M Forster fait ainsi la distinction entre « histoire et intrigue ». Il définit l’histoire comme « le récit d’événements arrangés dans leur séquence de temps » (que cette séquence soit chronologique ou non, d’ailleurs). L’intrigue s’en distingue car il s’agit d’une organisation logique : « L’intrigue est aussi un récit d’événements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité. « Le roi est mort et puis la reine est morte », voilà une histoire. « Le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin », voilà une intrigue. La séquence de temps est préservée, mais c’est le lien de cause à effet qui prédomine.

De ce caractère logique, coordonnant même – « La reine est morte de chagrin car le roi est mort. » –, de l’intrigue découlent de nombreuses habitudes analytiques et critiques contemporaines, et particulièrement l’insistance sur ce que la langue anglaise nomme « plot ». Les questionnements face à l’œuvre littéraire portent sur la cohérence logique des événements ainsi que sur son équivalent dans la « caractérisation » des personnage, à savoir la « motivation », sur laquelle nombre de méthodes d’écriture insistent. Le récit doit avoir un moteur : il doit avancer, rouler. Le récit est ainsi pris dans une logique d’efficacité, de fonctionnement à défaut parfois de cohérence. La question centrale de l’analyse du récit devient « pourquoi ? », mais un pourquoi simplement causal et actanciel : pourquoi tel personnage fait-il cela ? Quelle est la cause de tel développement ? Pourquoi telle action en entraîne-t-elle une autre ?

Cette habitude narrative découle à mon sens en partie d’habitudes de spectateur.ices de cinéma. Le cinéma, en tant que forme du récit, est précisément un art de la séquence : il consiste en un enchaînement d’images et de son, dont c’est justement l’enchaînement qui produit le sens. Le cinéma majoritaire (et la série télévisée, caractérisée justement par une focalisation sur les personnages – d’où des cadres généralement plus serrés pour s’adapter à des écrans plus petits et une prédominance de la parole ; sentence d’Orson Wells : « La télévision, c’est de la radio avec de l’image ») est une forme narrative qui va tout droit. Création (« par ailleurs ») industrielle, il est soumis à des protocoles de production aisément reproductibles, ainsi qu’à des cahiers des charges.

Nombres de romans et de nouvelles que j’ai l’occasion de lire ressemblent plutôt à des scénarios de cinéma : insistance sur la séquence des actions, et de la parole. Il me semble par ailleurs que l’apparente ubiquité des temps du présent dans ces récits procède de la même « contamination » : le cinéma est en effet un art du présent, arrêter le film pour revenir en arrière relève d’une rupture de narration. Ces récits avancent.1

L’intérêt du récit littéraire se tient selon moi dans sa capacité, au contraire, à sinuer, à serpenter, à aller et venir, accélérer, ralentir, s’attarder, à digresser et à omettre, à longuement décrire ou au contraire à esquisser, à se montrer expansif ou lapidaire. Ainsi, il est intéressant de considérer la description non pas comme des déviations ou des « ralentissements » du récit, mais comme une partie essentielle de son développement, et je dirais même spécifique au récit narratif. Ils découlent de la voix narrative choisie, ainsi que du point de vue exercé – pour continuer la comparaison, le point de vue est unique au cinéma : celui du cadre, et la matérialité des images et des sons ne laisse que peu de place au questionnement.

Le récit littéraire possède aussi le pouvoir de refuser l’impératif de causalité, et à cultiver le doute ou l’incompréhension. Pourquoi ce personnage agit-il de telle manière ? Allez savoir. Les gens font parfois de drôles de choses. Le roi est mort. Ensuite, la reine est morte. Y a-t-il un lien entre ces deux événements ? Aucune idée. Leur entourage s’interroge, le lecteur·aussi. Quelle est la « motivation » des actes de Lol. V. Stein ? Bien malin qui pourra le dire.

Sans repousser complètement toute notion d’intrigue et de causalité, qui peuvent elles-mêmes être porteuses de sens et de résonances thématiques, il me semble pertinent de cultiver dans le récit littéraire le hasard, la contingence, l’arbitraire. Au creux de ces fissures dans l’implacable de nos réels immanents ou fabriqués, c’est là que peuvent se nicher une salutaire poétique de l’incertitude, une politique de l’inefficacité.

1 Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de porter un « jugement » sur l’écriture au présent. Seulement, comme l’écrivait L.P. Hartley : « Non seulement le présent fait concurrence au récit par son effet de réel immensément supérieur, mais il le contraint à respecter la marche de l’aiguille sur le cadran, ou la cadence des battements du cœur. »

Récit, histoire, thème, propos – ébauche théorique.

Commençons avec un peu de géométrie. Soit un triangle équilatéral.

La surface intérieure de ce triangle constitue ce que je nomme le récit. À chaque sommet du triangle se trouve l’un des termes suivants : l’histoire, le thème, le propos. Ce sont les trois composantes du récit.

L’histoire est ce que le récit raconte, c’est à dire les personnages, le contexte spatio-temporel, les péripéties. C’est ce qui arrive, à qui cela arrive et comment.

Le thème est le sujet du récit, c’est à dire ce dont il parle. Il peut s’agir d’idées très générales : l’amour, le pouvoir, la richesse, la pauvreté, la condition humaine, etc.

Le propos est ce que le récit dit du thème, c’est à dire son point de vue ou encore sa thèse.

Le récit, enfin, est la forme qui lie entre eux ces trois éléments, quel que soit le medium utilisé. Un récit est une certaine histoire, qui tient un propos sur un certain thème, d’une certaine manière.

En littérature, il va s’agir du point de vue, du temps de conjugaison, de la situation d’énonciation, etc. choisies. Ce que l’on nomme le « style » relève du récit et sa réussite ou non ne peut s’évaluer qu’en rapport à ses trois « pôles ».

Bien évidemment, ces quatre catégories s’influencent et interagissent. Un récit est « accompli » lorsqu’elles sont en cohérence les unes avec les autres.

*

Prenons pour exemple Les Misérables de Victor Hugo.

Dans son roman, Victor Hugo raconte la rédemption de Jean Valjean, injustement condamné à vingt ans de bagne pour avoir volé du pain dans le but de nourrir sa famille. C’est l’histoire.

Comme l’indique le titre, le thème du récit est la misère. Son propos est, schématiquement, que la misère peut et doit être éradiquée.

Son récit prend donc la forme suivante : un roman raconté par un narrateur omniscient, aux temps du récit, dans lequel le narrateur intervient à plusieurs reprises en lui-même pour commenter les événements. On pourrait ajouter que la longueur du récit a pour but de traiter le thème en profondeur, etc.

Bien sûr, ce que l’on considère comme une forme « efficace » varie selon les endroits et les époques. La forme du récit

Pour prendre un autre exemple : la fable Le lièvre et la tortue. L’histoire est simple : un lièvre et une tortue s’affrontent à la course, contre toute attente, la tortue sort victorieuse. Le propos est explicite : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. ». Le thème est, généralement, le comportement moral à adopter, spécifiquement, la modération et la patience (et l’assurance excessive).

Le récit prend la forme d’un court ensemble de verts rimés, au temps du récit. Sa concision renforce son efficacité pédagogique.

Imaginons que nous voulions écrire un récit dont le thème soit l’amour. Le propos pourrait être « l’amour c’est nul ». L’histoire serait la suivante : une jeune femme, adolescente ou jeune adulte, vit dans une petite sous-préfecture rurale. Elle rencontre une autre jeune femme, dont elle tombe amoureuse. Après une liaison romantique, son amante rompt avec la protagoniste qui décide finalement que rester seule lui convient mieux.

Ce récit pourrait prendre des formes différentes. Reste à savoir celle qui servirait le mieux le propos, et permettrait le mieux d’en explorer le thème. Bien sûr, ce choix n’est pas purement cérébral : il dépend des goûts de l’auteur.ice, du contexte socio-économique et historique dans lequel i.elle est inscrit.e, etc.

On pourrait par exemple choisir le genre de la comédie. Pour faciliter l’implication du lecteur.ice dans les émois de la protagoniste, on choisirait d’écrire à la première personne, au point de vue interne, au présent. Le récit serait largement dialogué, son découpage (paragraphes, chapitres) mettrait en valeur le comique de situation et les retournements de situation. Le récit serait relativement bref, et sa lecture rendue la plus aisée possible.1

La même histoire, le même thème, le même propos pourrait tout aussi bien donner un récit différent. Ce pourrait être un roman dans lequel le narrateur externe s’emploierait par l’absence de modalisation, d’adverbes modificateurs, pour faire ressentir la distance croissante entre les deux jeunes femmes. Au contraire, un narrateur omniscient, capable de rentrer dans l’intériorité de tous les personnages étudierait la complexité des sentiments de toutes les parties prenante. Ou bien encore : un récit à la troisième personne uniquement focalisé à travers l’héroïne se concentrerait sur ses sentiments à elle, ses perceptions, sa « vision » de cette relation. Les combinaisons sont infinies. Les récits produits sont tous différents.

Schéma vierge

1 Cet exemple est issu d’une rencontre avec les usagères et usagers du tiers-lieu le Parallèle, à Redon, le 25 juin 2023.

Les écrivain·es peuvent-ielles être des professionnel·les ?

Dans son livre Que fait la police ? (et comment s’en débarrasser)1, Paul Rocher cite les historiens Berlière et Levy qui écrivent, au sujet de la notion de « professionnalité » : « Une fonction sociale se professionalise [c’est moi qui souligne] lorsqu’elle est prise en charge par un personnel spécialisé, dont le recrutement, la formation, l’affectation, la carrière, sont organisées de manière spécifique. »2

Berlière et Levy parlent bien sûr ici de la police et on voit aisément comment cette définition s’y applique. La police est en effet une institution à part dans la société (Rocher montre d’ailleurs comment elle tend, pour dire le moins, à s’autonomiser), dont les membres sont recrutés et formés selon des normes juridiques, sociales, morales et politiques singulières de manière à former un corps homogène3.

Cette définition est-elle applicable aux écrivain·es ? La revendication de « professionnalité » portée par certains écrivains a-t-elle un sens ? Une professionnalisation est-elle souhaitable ?

À première vue, les écrivains et écrivaines ne paraissent pas remplir les critères nommés par Berlière et Levy. Si l’on admet que pratiquer la littérature écrite relève d’une fonction sociale particulière (ne serait-ce que symboliquement), celle-ci ne fait l’objet d’aucune formation particulière organisée de manière institutionnelle ; c’est à dire qu’il n’existe pas de cursus « professionnalisant » pour devenir écrivain·e. Le recrutement dans le champ des écrivain·es reconnu·es comme tel·les se fait de manière arbitraire (l’édition choisit, en gros) et répond à des critères sociologiques mal étudiés encore (qui écrit ? Qui publie ? Qui écrit quoi ? Qui publie quoi ?). En tant que groupe social, les écrivain·es ne montrent aucune uniformité, bien que des phénomènes de concentration « en haut » tendent à créer une « sous-classe » d’ écrivain·es pauvres tourbillonnants autour d’écrivain·es riches (financièrement, symboliquement, légitimement, etc.). Enfin, il ne semble pas exister d’opinion politique majoritaire chez les écrivain·es.

Au sens où l’entendent Berlière et Levy, les écrivain·es ne sont donc pas des professionnels.

Pourquoi existe-t-il donc une Ligue des Auteurs Professionnels, qui revendique comme but explicite de « créer le statut de l’auteur professionnels ? »4 Cette revendication de professionnalisation me semble double.

D’une part, la « Ligue » fonctionne comme un syndicat, venant en aide aux adhérent·es dans des situations spécifiques à son champ d’action. Son travail a pour but de réclamer des droits sociaux supplémentaires ou simplement l’application des textes législatifs. En tant que syndicat, elle joue le rôle de « partenaire social », en interaction et opposée à la puissance publique (en l’occurrence, le Ministère de la Culture) et d’autres organisations comme le Syndicat National de l’Édition. Elle peut également mener des actions de lobbying auprès d’élus, dans le but d’obtenir une reconnaissance spécifique du statut des auteur·ices. Cette action cherche à améliorer leur situation matérielle : revenus, droits sociaux, etc.

D’autre part, la revendication de « professionnalisme » procède d’une inquiétude plus symbolique. En se disant « professionnelle », la Ligue dit en somme : « Les auteurs sont détenteurs de savoirs, de capacités spécifiques méritantes d’êtres reconnues comme telles. Ielles savent faire des choses que d’autres ne savent pas faire, ou savent les faire mieux. » Ces deux arguments sont évidemment recevables. Comme toute catégorie de personne qui s’applique à un métier, les écrivain·es ont développent des savoir-faire particuliers, pour la bonne et simple raison qu’ils y passent beaucoup de temps. Simplement dit : c’est en forgeant qu’on devient forgeron ou, en l’occurrence, c’est en écrivant qu’on devient écrivain·es. Si on trouve des écrivain·es pour appeler de leurs vœux ou applaudir (ou participer à) la création de cursus de formation spécifiques (comme les Master d’écriture créative, ou encore nombre de formations accessibles désormais par le célèbre CPF)5, cette revendication de « statut » les prend moins pour objet qu’une place symboliquement spécifique dans le corps social. Être professionnel serait être reconnu comme, non seulement compétent, mais aussi utile et surtout bien vu.

Cette insécurité symbolique prend au moins en partie sa source dans une insécurité matérielle. Pour l’immense majorité des écrivain·es, l’écriture et la publication n’est pas une source de revenus suffisante et ceux-ci doivent donc être complétés par une autre activité, salariée ou non.

Le régime néolibéral a ceci de particulier, dans le domaine symbolique, qu’il travaille le langage en profondeur. Il saisit des mots déjà investis de significations et porteurs d’affects, se les approprie, les évide pour mieux les remplir d’un sens (je pourrais presque dire, d’une direction) nouvelle, de sorte qu’en les utilisant, on valide à son corps défendant des idées avec lesquelles on se pense en désaccord.

Le piège est le suivant :

En revendiquant une professionnalité, les écrivain·es ne demandent pas ce qu’iels croient. Ielles pense exiger une forme spécifique de protection sociale en accord avec leur activité6 mais clament au contraire leur accord avec l’atomisation sociale néolibérale.

Dans Imaginaires du néolibéralisme7, Lionel Ruffel montre comment les écrivain·es sont amenés à multiplier les « activités annexes » (signatures, rencontres, festivals, ateliers, spectacles, etc.) qui remplissent la double fonction de sources revenus financiers et de publicisation de leur travail. L’entretien d’une « communauté » sur les réseaux sociaux, la diffusion en direct de ses séances d’écriture en sont l’une des formes les plus récentes. Le choix de « l’autoédition » procède à mon sens de la même dynamique.

Pour être « professionnel », un·e écrivain·e doit le montrer, et le démontrer. Iel doit le dire, l’affirmer. Autrement dit, iel doit le professer : revendiquer sa spécificité, son autonomie., etc., tout comme iel doit faire la preuve de sa légitimité pour remplir des dossiers de demandes d’aides et de subventions. Iel doit, comme n’importe quel autre individu dans une organisation néolibérale de la division sociale du travail, être à la fois producteur et investisseur en lui-même, et surtout en donner la preuve par le recul nécessaire à l’autopromotion.

L’organisation néolibérale du travail lui en fournit même les moyens parfaits : auto-entreprenariat, micro-entreprise, etc. Le monde de l’édition et de la production culturelle y est particulièrement adepte. Lorsqu’en 2017, l’AGESSA affirma que les directeurs de collection ne pouvaient plus être payés en droits d’auteurs, les grands groupes éditoriaux ont réagi, non pas en requalifiant les-dites directeur·ices en salariés… mais en leur proposant de facture en tant qu’auto-entrepreneur·ices8. On remarquera que personne ne conteste aux directeur·ices de collection leur « professionnalité »…

L’exemple des professeurs de l’éducation nationale (et du new public management de manière générale) peut être pertinent ici. Depuis une dizaine d’année, les ministères successifs (où l’on retrouvait presque toujours un certain Jean-Michel Blanquer à la manœuvre…) affirment répondre au « malaise des enseignants » en leur proposant une plus grande professionnalisation. En quoi consiste celle-ci ? En réalité, il s’agit de la technicisation, de la réduction de leur métier à un ensemble de compétences, évaluables (rouge/jaune/vert/bleu ; les parents d’élèves reconnaîtront), à la destruction des corps d’inspection indépendants ainsi que de la médecine du travail ainsi qu’à l’accroissement de ce que l’on appelle benoîtement « tâches administratives » : courriers électroniques, cahiers de texte, bulletins, réunions, etc. Pour le dire clairement, un enseignant « professionnel » n’est pas libre et responsable. Il est seul et soumis à l’arbitraire administratif, qu’il s’agisse de la direction de l’établissement, du rectorat ou du ministère.

En régime néolibéral, un professionnel est donc un individu seul, libre seulement de vendre lui-même ses « compétences » sur le marché du travail. Il n’est aucunement partie d’un ensemble de travailleurs partageants un métier. Il est en concurrence directe et absolue avec tous et toutes.

Je n’ai pas la prétention de trancher ici et maintenant la question de savoir si les écrivain·es occupent ou non une place spécifique dans la division du travail9, de nature à faire d’eux un corps social spécialisé, ou bien s’il est possible de se former, disons, « scolairement » à ce travail particulier. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est qu’iels n’ont rien à gagner, en régime capitaliste, néolibéral, à se revendiquer professionnel.les.

1 Éditions La Fabrique, 2022.

2 Histoire des Polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours, éditions du Nouveau Monde, 2011

3 Ne serait-ce que politiquement. Selon l’enquête électorale 2017 du Cevipof, 54 % des policiers affirmaient avoir voté pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligue_des_auteurs_professionnels

5 La question d’une formation spécifique en appelle d’autres, trop nombreuses et trop complexes pour que je m’y penche aujourd’hui : quels sont les savoirs et les gestes qui font un·e écrivain·e ? Comment ceux-ci sont-ils reconnaissables, et par qui ?

6 Au demeurant, on se demande bien pour quelle raison magique les puissances publiques de droite, alliées objectives de faire des intérêts des tenants du SNE, se trouveraient disposées à le leur accorder, dans un contexte de destruction systématique de la socialisation communiste de la valeur ajoutée.

7 Éditions La Dispute, 2016

8 Un statut à la couverture sociale moins développée, donc.

9 Bien que j’aurais tendance à penser qu’iels n’ont rien à gagner à revendiquer une coupure du reste des travailleur·euses.