Livres

Dévorer le futur, éditions Goater, 2023.

Dévorer le futur rassemble onze nouvelles pour partie inédites.
Attaché aux questions sociales, aux relations de pouvoir et à la prévention des catastrophes, Camille Leboulanger y déploie des visions modernes et décalées des structures idéologiques et économiques néo-libérales, mais aussi des conditions de l’émancipation.
La Grève, raconte l’appropriation des outils de la contestation par un groupe d’ouvriers spécialisés employés sur un chantier spatial.
Dans le texte La Générale, Jaurès ne meurt pas suite à la tentative d’assassinat du 31 juillet 1914. Il va alors poursuivre la lutte et faire un discours si important qu’il nous évitera peut-être la Première Guerre Mondiale.

Eutopia, éditions Argyll, 2022

Selon la Déclaration d’Antonia, il n’y a de propriété que d’usage. Chaque être humain est libre et maître en son travail ; le sol, l’air, l’eau, les animaux et les plantes ne sont pas des ressources. Et le monde est un bon endroit où vivre, si tant est qu’on se donne la possibilité de le construire ensemble.
Umo est né et a grandi à Pelagoya, entre la rivière et les cerisaies. Puis les voyages et la musique ont rythmé ses jours, de son village natal à Opera, en passant par Télégie et Antonia. Voici le récit de sa vie, ses amours, ses expériences, ses doutes, et de toutes les personnes qui ont un jour croisé sa route.
Voici tout le chemin qu’il a parcouru, tout le travail et l’amour qu’il a faits.
Voici Eutopia.

Le Chien du Forgeron, éditions Argyll, 2021
Ru, éditions l’Atalante, 2021
Malboire, éditions l’Atalante, 2018
Bertram le baladin, éditions Libretto, 2017
Enfin la nuit, éditions l’Atalante, 2011

M. – Une allégorie

d’après une idée originale de Terry Pratchett


À de très rares exceptions, les idées n’ont pas de réalité matérielle. On ne peut ni les toucher, ni les sentir, ni, comme le disait un homme masqué, les tuer. Il faudrait une puissance considérable, une inimaginable force de croyance pour susciter un être qui soit l’allégorie de cette idée, qui en soit la représentation et l’incarnation parfaite.Les idées n’existent pas. J’en étais convaincu de connaître la vérité à propos Emmanuel M.

Car, voyez-vous, j’ai l’intime conviction qu’Emmanuel M. n’existe pas. Ou, plutôt, qu’il n’existe pas d’homme appelé Emmanuel M. Je sais trop bien à quel point cette idée peut paraître saugrenue, farfelue, ou tout simplement idiote. Pourtant, c’est la vérité. Pourtant, chaque jour, je dois me souvenir que mes sens me trompent.

Emmanuel M. n’existe pas plus que le Père Noël ou la main invisible du marché. Il est une allégorie vivante, une idée faite corps, qui se dissipera sitôt que l’on cessera de croire en lui ou de le trouver utile.

Mais je me rends compte que je m’anticipe par trop mon récit.

Je travaillais à l’époque comme journaliste pour un quotidien d’envergure nationale. J’avais réalisé plusieurs enquêtes qui rencontré assez d’intérêt sans susciter trop de polémique. J’étais dans les bonnes grâces du directeur de la rédaction, ainsi que – je le soupçonnais – dans celle des actionnaires les plus importants du journal. Encore six moi, un an peut-être, et ma carrière aller décoller.

Un matin, le directeur susmentionné me fit appeler dans son bureau et me demanda d’en fermer la porte. Il m’annonça que le journal avait décroché un entretien avec Emmanuel M., dont la discrétion médiatique n’avait d’égal, disait-on, que son influence durant son bref passage au gouvernement. Il se murmurait qu’Emmanuel M. avait quitté son ministère pour concourir à l’élection à la plus haute fonction républicaine. À demi-mots, le directeur me laissa entendre que M. comptait annoncer sa candidature durant cet entretien, qui devait se tenir une semaine plus tard.

J’acceptais, bien sûr, sans excès d’enthousiasme qui m’aurait fait passer pour servile, et j’assurais au directeur que je m’acquitterais de cette tâche avec sérieux et professionnalisme. Il posa paternellement la main sur mon épaule et déclara que le journal comptait sur moi. Mon éducation m’avait rendu peu sensible à ce genre de démonstration, mais je fus tout de même ému, quoique je n’en montrai rien.

Je passai la semaine suivante à préparer mon entretien. Je fus surpris du peu d’informations que je parvins à recueillir à propos de M., surtout en ce qui concernait sa vie avant de prendre part au gouvernement. Il avait une épouse, et leur histoire avait un quelque chose de romanesque de nature à susciter l’engouement des magazines à succès. On connaissait le lycée où il avait étudié, mais je ne parvins à retrouver aucun camarade de classe. M. avait fait une grande école d’administration, et je trouvai bien quelques témoignages de ses professeurs, mais rien de bien intéressant. Après cela, il avait disparu dans les couloirs anonymes de grands établissements bancaires.

Ses lectures étaient trop courantes pour dénoter un réel goût. Il n’avait pas de films favoris. Il disait ne pas écouter de musique. M. n’avait pas non plus d’animaux de compagnie. Je parcourus les photographies que me proposaient les moteurs de recherches et les archives du journal : sur toutes, il arborait la même expression, le même regard. Seuls changeaient ses vêtements, comme autant de costumes, selon la situation. M., affirmait-il, avait une passion pour le théâtre, ce qui expliquait sans doute en partie son ambition pour les hautes fonctions publiques.

Un magazine à scandale titrait le mois précédent : « Le mystère M. ». Il me sembla que cette formule, bien que racoleuse, disait quelque chose de ma situation.

Je tournai mes recherches vers ses actions au sein du gouvernement. Dans l’usage courant, une loi récente portait son nom, mais ce n’était pas lui qui l’avait portée au parlement, ni même proposée. Dans les minutes des conseils des ministres, il ne prenait presque jamais la parole, et toujours de manière succincte. Pourtant, il était présent sur les photographies. Je visionnais quelques unes de ses interventions télévisées mais, peu importait le nombre de répétitions de la vidéo, je ne parvenais jamais à retenir ses propos suffisamment longtemps pour prendre des notes.

Malgré tous mes efforts, j’étais démuni et je regardais l’entretien se rapprocher avec une anxiété grandissante. Au journal, je feignais l’assurance et la confiance, autant devant le directeur de la rédaction que devant les autres journalistes. Je savais que de la réussite de cet article dépendait non seulement mon futur au sein de ce journal, mais aussi toute la suite de ma carrière.

Le jour arriva. Glacé d’angoisse, je me vêtis et je me rendis à l’adresse indiquée. Même si je voulais vous la dévoiler, je ne le pourrais pas : je ne m’en souviens plus. Je pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage de l’immeuble. Je sonnai. On me fit attendre quelques minutes dans un fauteuil confortable. Je croisai les jambes pour signifier une détente qui ne soit pas de la désinvolture. Enfin, la secrétaire poussa le battant de la lourde porte en bois pour me laisser entrer. Je passai le seuil.

La pièce était vide. Les murs étaient blancs, le plafond décoré de moulures. Sur une cheminée condamnée, quelques bibelots. Dos aux hautes fenêtre, un imposant bureau en bois massif, sur lequel était posée une unique feuille. J’hésitai, je toussai pour annoncer ma présence, j’appelai même. Personne ne vint. Intrigué, curieux, je m’approchai du bureau et je soulevai la feuille.

Elle était couverte de caractères imprimés. De longues réponses succédaient à des questions ; précisément les questions que j’avais préparées et dont personne d’autre que moi n’avaient eu connaissance. Pourtant, c’était bien mes propres mots que je lisais.

Je sentis soudain une présence derrière moi et je me retournai. J’eus tout juste le temps d’apercevoir une silhouette emprunter une porte dérobée que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Je clignai des yeux. J’appelai de nouveau. Il me semblait avoir reconnu la silhouette de M. Par la porte me parvenaient désormais le bruit de conversations. J’osai m’approcher et je penchai la tête par l’encadrement.

Dans cette pièce dissimulée, je ne vis pas Emmanuel M. Cependant, la pièce n’était pas vie. Au contraire, elle était remplie d’hommes et de femmes dont, bien que certaines furent tournées dans ma direction, je ne me garde aucun souvenir du visage. Derrière eux, des écrans montraient des images, fixes ou en mouvement, des portraits de M. en pied ou en gros plan, aux côtés de courbes et de tableaux de statistiques.

Ces hommes et ces femmes ouvraient et fermaient la bouche à l’unisson, et j’eus le sentiment d’assister à quelque rituel obscène et interdit, quelque invocation secrète dont le but m’apparut évident : il s’agissait de faire apparaître M., une créature conforme à leurs pensées et capable de faire advenir leurs désirs, un nouveau golem chargé, par une triste ironie, de défendre les intérêts de leur coterie.

Je compris alors pourquoi je n’avais trouvé si peu d’information sur le passé de M. Je n’avais pu que parcourir les traces éparses d’une fiction. La vérité s’imposa brusquement et violemment à moi : Emmanuel M. n’existait pas.

Entre eux et moi, assis à une table étroite, courbé sur un ordinateur, il y avait un petit homme aux cheveux blancs, en bras de chemise. En plissant les yeux, j’arrivai tout juste à discerner ce qu’il écrivait. La police de caractère était la même que celle sur le feuillet que je tenais à la main. Voilà ce que je réussis à lire :

Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface.

L’homme dut se rendre compte que je l’observais. Il se retourna vers moi et ordonna :

« Fermez cette porte ! »

Je me suis exécuté.

Je n’ai jamais rencontré Emmanuel M. Je n’ai jamais pu mener d’entretien avec lui. Je suis cependant convaincu que, par intention ou par accident, j’ai vu ce jour-là ce que l’on peut dire de plus vrai de lui.

Bien sûr, ce n’est pas ce que le journal a imprimé.

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…

Intrigue & hasard – Pour des récits inefficaces

La littérature est généralement perçue comme un art essentiellement narratif. Écrire, c’est raconter quelque chose : une série d’événements et/ou d’actions. La preuve : dans son enseignement scolaire, la description fait l’objet d’un enseignement séparé du récit, ainsi que fragmenté (description de lieu, portrait « fixe », portrait « en mouvement », etc. La « description », souvent en partie confondue avec le récit sommaire d’ailleurs, est souvent considérée comme excessive et donc préjudiciable au rythme du récit, à « l’immersion » du lecteur·ice ; on peut prendre pour exemple typique le « sens commun » qui voudrait que le premier chapitre du Seigneur des Anneaux , « À propos des hobbits » soit long, inutile – et ce alors qu’il est le cœur thématique du récit, et alors que sans lui, la dernière partie dans laquelle le Comté est soumise par Saroumane n’a pas de sens (dernière partie d’ailleurs omise par l’adaptation cinématographique, elle même accusée d’avoir « trop de fins »).

Dans Aspects du récit, E.M Forster fait ainsi la distinction entre « histoire et intrigue ». Il définit l’histoire comme « le récit d’événements arrangés dans leur séquence de temps » (que cette séquence soit chronologique ou non, d’ailleurs). L’intrigue s’en distingue car il s’agit d’une organisation logique : « L’intrigue est aussi un récit d’événements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité. « Le roi est mort et puis la reine est morte », voilà une histoire. « Le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin », voilà une intrigue. La séquence de temps est préservée, mais c’est le lien de cause à effet qui prédomine.

De ce caractère logique, coordonnant même – « La reine est morte de chagrin car le roi est mort. » –, de l’intrigue découlent de nombreuses habitudes analytiques et critiques contemporaines, et particulièrement l’insistance sur ce que la langue anglaise nomme « plot ». Les questionnements face à l’œuvre littéraire portent sur la cohérence logique des événements ainsi que sur son équivalent dans la « caractérisation » des personnage, à savoir la « motivation », sur laquelle nombre de méthodes d’écriture insistent. Le récit doit avoir un moteur : il doit avancer, rouler. Le récit est ainsi pris dans une logique d’efficacité, de fonctionnement à défaut parfois de cohérence. La question centrale de l’analyse du récit devient « pourquoi ? », mais un pourquoi simplement causal et actanciel : pourquoi tel personnage fait-il cela ? Quelle est la cause de tel développement ? Pourquoi telle action en entraîne-t-elle une autre ?

Cette habitude narrative découle à mon sens en partie d’habitudes de spectateur.ices de cinéma. Le cinéma, en tant que forme du récit, est précisément un art de la séquence : il consiste en un enchaînement d’images et de son, dont c’est justement l’enchaînement qui produit le sens. Le cinéma majoritaire (et la série télévisée, caractérisée justement par une focalisation sur les personnages – d’où des cadres généralement plus serrés pour s’adapter à des écrans plus petits et une prédominance de la parole ; sentence d’Orson Wells : « La télévision, c’est de la radio avec de l’image ») est une forme narrative qui va tout droit. Création (« par ailleurs ») industrielle, il est soumis à des protocoles de production aisément reproductibles, ainsi qu’à des cahiers des charges.

Nombres de romans et de nouvelles que j’ai l’occasion de lire ressemblent plutôt à des scénarios de cinéma : insistance sur la séquence des actions, et de la parole. Il me semble par ailleurs que l’apparente ubiquité des temps du présent dans ces récits procède de la même « contamination » : le cinéma est en effet un art du présent, arrêter le film pour revenir en arrière relève d’une rupture de narration. Ces récits avancent.1

L’intérêt du récit littéraire se tient selon moi dans sa capacité, au contraire, à sinuer, à serpenter, à aller et venir, accélérer, ralentir, s’attarder, à digresser et à omettre, à longuement décrire ou au contraire à esquisser, à se montrer expansif ou lapidaire. Ainsi, il est intéressant de considérer la description non pas comme des déviations ou des « ralentissements » du récit, mais comme une partie essentielle de son développement, et je dirais même spécifique au récit narratif. Ils découlent de la voix narrative choisie, ainsi que du point de vue exercé – pour continuer la comparaison, le point de vue est unique au cinéma : celui du cadre, et la matérialité des images et des sons ne laisse que peu de place au questionnement.

Le récit littéraire possède aussi le pouvoir de refuser l’impératif de causalité, et à cultiver le doute ou l’incompréhension. Pourquoi ce personnage agit-il de telle manière ? Allez savoir. Les gens font parfois de drôles de choses. Le roi est mort. Ensuite, la reine est morte. Y a-t-il un lien entre ces deux événements ? Aucune idée. Leur entourage s’interroge, le lecteur·aussi. Quelle est la « motivation » des actes de Lol. V. Stein ? Bien malin qui pourra le dire.

Sans repousser complètement toute notion d’intrigue et de causalité, qui peuvent elles-mêmes être porteuses de sens et de résonances thématiques, il me semble pertinent de cultiver dans le récit littéraire le hasard, la contingence, l’arbitraire. Au creux de ces fissures dans l’implacable de nos réels immanents ou fabriqués, c’est là que peuvent se nicher une salutaire poétique de l’incertitude, une politique de l’inefficacité.

1 Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de porter un « jugement » sur l’écriture au présent. Seulement, comme l’écrivait L.P. Hartley : « Non seulement le présent fait concurrence au récit par son effet de réel immensément supérieur, mais il le contraint à respecter la marche de l’aiguille sur le cadran, ou la cadence des battements du cœur. »

Récit, histoire, thème, propos – ébauche théorique.

Commençons avec un peu de géométrie. Soit un triangle équilatéral.

La surface intérieure de ce triangle constitue ce que je nomme le récit. À chaque sommet du triangle se trouve l’un des termes suivants : l’histoire, le thème, le propos. Ce sont les trois composantes du récit.

L’histoire est ce que le récit raconte, c’est à dire les personnages, le contexte spatio-temporel, les péripéties. C’est ce qui arrive, à qui cela arrive et comment.

Le thème est le sujet du récit, c’est à dire ce dont il parle. Il peut s’agir d’idées très générales : l’amour, le pouvoir, la richesse, la pauvreté, la condition humaine, etc.

Le propos est ce que le récit dit du thème, c’est à dire son point de vue ou encore sa thèse.

Le récit, enfin, est la forme qui lie entre eux ces trois éléments, quel que soit le medium utilisé. Un récit est une certaine histoire, qui tient un propos sur un certain thème, d’une certaine manière.

En littérature, il va s’agir du point de vue, du temps de conjugaison, de la situation d’énonciation, etc. choisies. Ce que l’on nomme le « style » relève du récit et sa réussite ou non ne peut s’évaluer qu’en rapport à ses trois « pôles ».

Bien évidemment, ces quatre catégories s’influencent et interagissent. Un récit est « accompli » lorsqu’elles sont en cohérence les unes avec les autres.

*

Prenons pour exemple Les Misérables de Victor Hugo.

Dans son roman, Victor Hugo raconte la rédemption de Jean Valjean, injustement condamné à vingt ans de bagne pour avoir volé du pain dans le but de nourrir sa famille. C’est l’histoire.

Comme l’indique le titre, le thème du récit est la misère. Son propos est, schématiquement, que la misère peut et doit être éradiquée.

Son récit prend donc la forme suivante : un roman raconté par un narrateur omniscient, aux temps du récit, dans lequel le narrateur intervient à plusieurs reprises en lui-même pour commenter les événements. On pourrait ajouter que la longueur du récit a pour but de traiter le thème en profondeur, etc.

Bien sûr, ce que l’on considère comme une forme « efficace » varie selon les endroits et les époques. La forme du récit

Pour prendre un autre exemple : la fable Le lièvre et la tortue. L’histoire est simple : un lièvre et une tortue s’affrontent à la course, contre toute attente, la tortue sort victorieuse. Le propos est explicite : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. ». Le thème est, généralement, le comportement moral à adopter, spécifiquement, la modération et la patience (et l’assurance excessive).

Le récit prend la forme d’un court ensemble de verts rimés, au temps du récit. Sa concision renforce son efficacité pédagogique.

Imaginons que nous voulions écrire un récit dont le thème soit l’amour. Le propos pourrait être « l’amour c’est nul ». L’histoire serait la suivante : une jeune femme, adolescente ou jeune adulte, vit dans une petite sous-préfecture rurale. Elle rencontre une autre jeune femme, dont elle tombe amoureuse. Après une liaison romantique, son amante rompt avec la protagoniste qui décide finalement que rester seule lui convient mieux.

Ce récit pourrait prendre des formes différentes. Reste à savoir celle qui servirait le mieux le propos, et permettrait le mieux d’en explorer le thème. Bien sûr, ce choix n’est pas purement cérébral : il dépend des goûts de l’auteur.ice, du contexte socio-économique et historique dans lequel i.elle est inscrit.e, etc.

On pourrait par exemple choisir le genre de la comédie. Pour faciliter l’implication du lecteur.ice dans les émois de la protagoniste, on choisirait d’écrire à la première personne, au point de vue interne, au présent. Le récit serait largement dialogué, son découpage (paragraphes, chapitres) mettrait en valeur le comique de situation et les retournements de situation. Le récit serait relativement bref, et sa lecture rendue la plus aisée possible.1

La même histoire, le même thème, le même propos pourrait tout aussi bien donner un récit différent. Ce pourrait être un roman dans lequel le narrateur externe s’emploierait par l’absence de modalisation, d’adverbes modificateurs, pour faire ressentir la distance croissante entre les deux jeunes femmes. Au contraire, un narrateur omniscient, capable de rentrer dans l’intériorité de tous les personnages étudierait la complexité des sentiments de toutes les parties prenante. Ou bien encore : un récit à la troisième personne uniquement focalisé à travers l’héroïne se concentrerait sur ses sentiments à elle, ses perceptions, sa « vision » de cette relation. Les combinaisons sont infinies. Les récits produits sont tous différents.

Schéma vierge

1 Cet exemple est issu d’une rencontre avec les usagères et usagers du tiers-lieu le Parallèle, à Redon, le 25 juin 2023.

Les écrivain·es peuvent-ielles être des professionnel·les ?

Dans son livre Que fait la police ? (et comment s’en débarrasser)1, Paul Rocher cite les historiens Berlière et Levy qui écrivent, au sujet de la notion de « professionnalité » : « Une fonction sociale se professionalise [c’est moi qui souligne] lorsqu’elle est prise en charge par un personnel spécialisé, dont le recrutement, la formation, l’affectation, la carrière, sont organisées de manière spécifique. »2

Berlière et Levy parlent bien sûr ici de la police et on voit aisément comment cette définition s’y applique. La police est en effet une institution à part dans la société (Rocher montre d’ailleurs comment elle tend, pour dire le moins, à s’autonomiser), dont les membres sont recrutés et formés selon des normes juridiques, sociales, morales et politiques singulières de manière à former un corps homogène3.

Cette définition est-elle applicable aux écrivain·es ? La revendication de « professionnalité » portée par certains écrivains a-t-elle un sens ? Une professionnalisation est-elle souhaitable ?

À première vue, les écrivains et écrivaines ne paraissent pas remplir les critères nommés par Berlière et Levy. Si l’on admet que pratiquer la littérature écrite relève d’une fonction sociale particulière (ne serait-ce que symboliquement), celle-ci ne fait l’objet d’aucune formation particulière organisée de manière institutionnelle ; c’est à dire qu’il n’existe pas de cursus « professionnalisant » pour devenir écrivain·e. Le recrutement dans le champ des écrivain·es reconnu·es comme tel·les se fait de manière arbitraire (l’édition choisit, en gros) et répond à des critères sociologiques mal étudiés encore (qui écrit ? Qui publie ? Qui écrit quoi ? Qui publie quoi ?). En tant que groupe social, les écrivain·es ne montrent aucune uniformité, bien que des phénomènes de concentration « en haut » tendent à créer une « sous-classe » d’ écrivain·es pauvres tourbillonnants autour d’écrivain·es riches (financièrement, symboliquement, légitimement, etc.). Enfin, il ne semble pas exister d’opinion politique majoritaire chez les écrivain·es.

Au sens où l’entendent Berlière et Levy, les écrivain·es ne sont donc pas des professionnels.

Pourquoi existe-t-il donc une Ligue des Auteurs Professionnels, qui revendique comme but explicite de « créer le statut de l’auteur professionnels ? »4 Cette revendication de professionnalisation me semble double.

D’une part, la « Ligue » fonctionne comme un syndicat, venant en aide aux adhérent·es dans des situations spécifiques à son champ d’action. Son travail a pour but de réclamer des droits sociaux supplémentaires ou simplement l’application des textes législatifs. En tant que syndicat, elle joue le rôle de « partenaire social », en interaction et opposée à la puissance publique (en l’occurrence, le Ministère de la Culture) et d’autres organisations comme le Syndicat National de l’Édition. Elle peut également mener des actions de lobbying auprès d’élus, dans le but d’obtenir une reconnaissance spécifique du statut des auteur·ices. Cette action cherche à améliorer leur situation matérielle : revenus, droits sociaux, etc.

D’autre part, la revendication de « professionnalisme » procède d’une inquiétude plus symbolique. En se disant « professionnelle », la Ligue dit en somme : « Les auteurs sont détenteurs de savoirs, de capacités spécifiques méritantes d’êtres reconnues comme telles. Ielles savent faire des choses que d’autres ne savent pas faire, ou savent les faire mieux. » Ces deux arguments sont évidemment recevables. Comme toute catégorie de personne qui s’applique à un métier, les écrivain·es ont développent des savoir-faire particuliers, pour la bonne et simple raison qu’ils y passent beaucoup de temps. Simplement dit : c’est en forgeant qu’on devient forgeron ou, en l’occurrence, c’est en écrivant qu’on devient écrivain·es. Si on trouve des écrivain·es pour appeler de leurs vœux ou applaudir (ou participer à) la création de cursus de formation spécifiques (comme les Master d’écriture créative, ou encore nombre de formations accessibles désormais par le célèbre CPF)5, cette revendication de « statut » les prend moins pour objet qu’une place symboliquement spécifique dans le corps social. Être professionnel serait être reconnu comme, non seulement compétent, mais aussi utile et surtout bien vu.

Cette insécurité symbolique prend au moins en partie sa source dans une insécurité matérielle. Pour l’immense majorité des écrivain·es, l’écriture et la publication n’est pas une source de revenus suffisante et ceux-ci doivent donc être complétés par une autre activité, salariée ou non.

Le régime néolibéral a ceci de particulier, dans le domaine symbolique, qu’il travaille le langage en profondeur. Il saisit des mots déjà investis de significations et porteurs d’affects, se les approprie, les évide pour mieux les remplir d’un sens (je pourrais presque dire, d’une direction) nouvelle, de sorte qu’en les utilisant, on valide à son corps défendant des idées avec lesquelles on se pense en désaccord.

Le piège est le suivant :

En revendiquant une professionnalité, les écrivain·es ne demandent pas ce qu’iels croient. Ielles pense exiger une forme spécifique de protection sociale en accord avec leur activité6 mais clament au contraire leur accord avec l’atomisation sociale néolibérale.

Dans Imaginaires du néolibéralisme7, Lionel Ruffel montre comment les écrivain·es sont amenés à multiplier les « activités annexes » (signatures, rencontres, festivals, ateliers, spectacles, etc.) qui remplissent la double fonction de sources revenus financiers et de publicisation de leur travail. L’entretien d’une « communauté » sur les réseaux sociaux, la diffusion en direct de ses séances d’écriture en sont l’une des formes les plus récentes. Le choix de « l’autoédition » procède à mon sens de la même dynamique.

Pour être « professionnel », un·e écrivain·e doit le montrer, et le démontrer. Iel doit le dire, l’affirmer. Autrement dit, iel doit le professer : revendiquer sa spécificité, son autonomie., etc., tout comme iel doit faire la preuve de sa légitimité pour remplir des dossiers de demandes d’aides et de subventions. Iel doit, comme n’importe quel autre individu dans une organisation néolibérale de la division sociale du travail, être à la fois producteur et investisseur en lui-même, et surtout en donner la preuve par le recul nécessaire à l’autopromotion.

L’organisation néolibérale du travail lui en fournit même les moyens parfaits : auto-entreprenariat, micro-entreprise, etc. Le monde de l’édition et de la production culturelle y est particulièrement adepte. Lorsqu’en 2017, l’AGESSA affirma que les directeurs de collection ne pouvaient plus être payés en droits d’auteurs, les grands groupes éditoriaux ont réagi, non pas en requalifiant les-dites directeur·ices en salariés… mais en leur proposant de facture en tant qu’auto-entrepreneur·ices8. On remarquera que personne ne conteste aux directeur·ices de collection leur « professionnalité »…

L’exemple des professeurs de l’éducation nationale (et du new public management de manière générale) peut être pertinent ici. Depuis une dizaine d’année, les ministères successifs (où l’on retrouvait presque toujours un certain Jean-Michel Blanquer à la manœuvre…) affirment répondre au « malaise des enseignants » en leur proposant une plus grande professionnalisation. En quoi consiste celle-ci ? En réalité, il s’agit de la technicisation, de la réduction de leur métier à un ensemble de compétences, évaluables (rouge/jaune/vert/bleu ; les parents d’élèves reconnaîtront), à la destruction des corps d’inspection indépendants ainsi que de la médecine du travail ainsi qu’à l’accroissement de ce que l’on appelle benoîtement « tâches administratives » : courriers électroniques, cahiers de texte, bulletins, réunions, etc. Pour le dire clairement, un enseignant « professionnel » n’est pas libre et responsable. Il est seul et soumis à l’arbitraire administratif, qu’il s’agisse de la direction de l’établissement, du rectorat ou du ministère.

En régime néolibéral, un professionnel est donc un individu seul, libre seulement de vendre lui-même ses « compétences » sur le marché du travail. Il n’est aucunement partie d’un ensemble de travailleurs partageants un métier. Il est en concurrence directe et absolue avec tous et toutes.

Je n’ai pas la prétention de trancher ici et maintenant la question de savoir si les écrivain·es occupent ou non une place spécifique dans la division du travail9, de nature à faire d’eux un corps social spécialisé, ou bien s’il est possible de se former, disons, « scolairement » à ce travail particulier. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est qu’iels n’ont rien à gagner, en régime capitaliste, néolibéral, à se revendiquer professionnel.les.

1 Éditions La Fabrique, 2022.

2 Histoire des Polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours, éditions du Nouveau Monde, 2011

3 Ne serait-ce que politiquement. Selon l’enquête électorale 2017 du Cevipof, 54 % des policiers affirmaient avoir voté pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligue_des_auteurs_professionnels

5 La question d’une formation spécifique en appelle d’autres, trop nombreuses et trop complexes pour que je m’y penche aujourd’hui : quels sont les savoirs et les gestes qui font un·e écrivain·e ? Comment ceux-ci sont-ils reconnaissables, et par qui ?

6 Au demeurant, on se demande bien pour quelle raison magique les puissances publiques de droite, alliées objectives de faire des intérêts des tenants du SNE, se trouveraient disposées à le leur accorder, dans un contexte de destruction systématique de la socialisation communiste de la valeur ajoutée.

7 Éditions La Dispute, 2016

8 Un statut à la couverture sociale moins développée, donc.

9 Bien que j’aurais tendance à penser qu’iels n’ont rien à gagner à revendiquer une coupure du reste des travailleur·euses.

À propos d’Eutopia

C’est un livre que j’ai longtemps écrit. C’est un roman « sur tout ». Si sa rédaction en tant que telle n’aura occupé qu’une année de ma vie, je pense pouvoir retrouver une trace de son impulsion il y a environ quatre ans, quand je me suis avoué pour la première fois que je pensais à rédiger « une constitution ».

Autrement dit, formuler d’autres règles du jeu, plutôt que ruer dans les brancards contre les règles présentes. Je me souviens du moment : c’était l’été ou pas loin, aux abords des étangs d’Apigné.

Voilà pourquoi c’est un roman « sur tout » : il fallait qu’il étudie radicalement la possibilité d’une autre société, plausible et désirable, qu’il l’étudie le plus possible à toutes les échelles. Il fallait que ce soit une coupe latérale et en profondeur. En anglais : leave no stone unturned, ne laisser aucune pierre non-retournée. Tout soulever, tout observer, tout ré-arranger.

Autrement dit : une utopie. Ou plutôt : une eutopie, un titre qui s’est finalement imposé de lui-même. Le bon endroit plutôt que le non-endroit.

Un endroit où il fait bon vivre, où vivre fait bon. Dans une conférence récente, Frédéric Lordon évoque la constitution d’un « habitus communiste » : un ensemble affectif, une idéologie, un cadre de pensée communiste. C’est cet habitus que j’avais envie de décrire. Autrement dit, je voulais raconter le genre de personnes que pourrait engendrer une société communiste, et inversement. En cela, Eutopia est autant un prolongement du Chien du Forgeron que de Ru : une tentative de répondre à la question « qu’arrive-t-il après la révolution ? », mais bien après, une fois que le changement est devenu normalité.

Roman sur tout, donc.

Roman sur la mémoire d’une part : le genre de l’autobiographie (fictive) me permettait d’aborder l’espace d’une vie entière à travers le point de vue d’une personne qui n’a jamais vécu que dans cette société-là, ainsi que d’explorer la persistance du souvenir par le jeu des tiroirs verbaux.

Roman d’amour aussi. Après m’être souvent entendu dire comme un reproche l’éloignement supposé des lecteur.ices aux personnages, je me suis fixé comme objectif de verser dans l’inverse. Je me souviens d’un appel téléphonique durant lequel j’ai déclaré à Simon Pinel, éditeur chez Argyll, vouloir écrire « un mélodrame communiste, un genre de croisement entre Les Dépossédés et Tout ce que le ciel permet. Je me souviens qu’il a ri, à sa manière que celles et ceux qui le connaissent reconnaîtront et qu’il m’a répondu, un peu sarcastique : « Mais Camille, tu te souviens qu’il faut que des gens l’achètent ? ».

Je voulais que ce livre soit la réfutation en acte du faux adage « les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Pourquoi n’en auraient-ielles pas ? Pourquoi le bonheur ne serait-il pas digne d’être raconté ? Pourquoi le bonheur, d’ailleurs, serait-il un état stable immuable, et non une chose dynamique ? Le personnage de Gob, mon « éternelle inadaptée », m’a prouvé s’il en était besoin que la contradiction et la conflictualité existe en eutopie. Néanmoins, je voulais que ce texte soit une tentative de réponse à la question : quelle histoire peut-on écrire une fois que, à l’aide de la proposition de « salaire à vie » de Bernard Friot, on a réellement libéré les personnages, tout en se privant du moteur dramatique le plus courant, à savoir l’aiguillon de la faim ?

Roman sur tout ? Non, bien sûr. La tentative est vouée à l’échec au moins partiel. Il y a bien des domaines de l’existence en eutopie que j’aurais voulu aborder sans le pouvoir, de part les nécessités du récit. Je crois tout de même en avoir abordé un grand nombre. Les vies d’Umo et Gob sont riches d’expériences, de liberté et de responsabilité. En vérité, il aurait été présomptueux de me croire capable de tout dire sur tout.

L’utopie est une conversation à laquelle voici ma contribution. J’attends avec impatience toutes vos réponses.

Longue route vers Utopie, chapitre 5

« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. »

Guy de Maupassant, Préface à Pierre et Jean

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? L’Utopie peut-elle prendre fin ?

La question de l’aboutissement pose nécessairement la question du commencement ; c’est à dire que « tout ce qui a un début a une fin », et inversement. Si l’Utopie peut cesser, alors serait-ce que ce n’était pas une Utopie du tout, mais simplement une marche, une étape dans le processus historique ? Si elle peut cesser d’exister par la force d’une chose aussi futile qu’une conclusion, alors peut-être n’était-ce pas une utopie du tout. Peut-être n’était-ce effectivement qu’un ici et maintenant particulier, enfin un là-bas qui serait ici.

Cet endroit que l’on s’est figuré pendant tout le temps de la lecture, pourtant, ne meurt pas quand nous refermons le livre. Nous emportons avec nous un peu de sa couleur, de son goût, de son langage. Nous emportons avec nous un changement ou, du moins, la possibilité du changement. La simple possibilité d’autre chose. Peut-être le mouvement utopique tient-il dans ce fait même : dans ce refus de s’achever. L’Utopie ne peut pas se satisfaire d’une fin. Elle résiste au dénouement car son cœur n’est un conflit dramatique ou une trajectoire tragique (bien qu’elle puisse contenir ces éléments) mais une question posée. Cette question, thématique, est celle de ce qui constitue une société et l’utopie, malgré les tentatives de lui en faire le reproche, ne la tranche jamais.

Le geste de Le Guin qui qualifie Les Dépossédés d’ambiguë n’est peut-être alors pas tant un bouleversement qu’un dévoilement : en vérité, toutes les utopies sont ambiguës, imparfaites. Ce qui les différencie des autres récits est peut-être seulement qu’elles ambitionnent de poser la question politique dans toute sa globalité plutôt qu’inscrire un récit dans des circonstances et dans des déterminations familières. Cette force est aussi leur plus grande fragilité. Leur volonté d’exhaustivité (ou de son apparence) appelle des questionnements précis. On leur pardonne moins facilement l’hésitation ou l’imprécision. On demande : « Mais, alors, comment font-iels pour faire telle ou telle chose ? D’où leur vient telle ou telle énergie ? Comment ces personnes résolvent-iels telle ou telle difficulté ? Le récit ne le dit pas ! ». Toutes les questions sont posées. Certaines sont résolues, d’autres non. Qui se confronte à l’utopie veut connaître toutes les réponses. Dans le cas contraire, c’est l’édifice entier qui risque la disqualification. Pourtant, c’est une tâche impossible.

L’ambiguïté en toute utopie se situe dans le simple fait d’oser imaginer, non pas des variations dramatiques autour de situations et structures connues (que ce soit par la déformation, l’amplification ou bien par l’exotisme) mais quelque chose d’entièrement différent et de meilleur. Les forces de reproductions du même sont si profondément ancrées en chacun.e de nous pour nous avoir prémuni contre de pareille tentatives. L’utopie est une construction dont, bien qu’on l’observe parfois avec délice et souvent avec fascination, on attend et on espère même l’effondrement sous son propre pois ; comme on élève des tours avec ce jeu pour enfant fait de languettes de bois toutes identique, le plus haut possible, pour le plaisir de les voir vaciller et, enfin, tomber. L’utopie, qui tient plus de la peinture d’un endroit étranger qu’une du récit d’une histoire, est condamnée à être un livre sur « tout ». Cette totalité est sa plus grande force, sa singularité, mais aussi sa faiblesse. L’utopie est tout à la fois condamnée à échouée et obstinée à poursuivre.

Guy de Maupassant déjà, l’écrivait : « Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. » Il réclamait pour le romancier le droit de choisir, et donc d’échouer dans cette visée holistique. Peut-être, sans le savoir, nous donnait-il une définition des obstacles qui se dressent devant l’utopie et devant les utopistes.

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? Le voyageur qui l’a quittée y revient ; celui qui la visite décide d’y rester. Shevek retourne sur Anarres. Le journaliste comprend qu’il désir rester à Ecotopia. Dimos choisit de vivre à Hron. Toutefois, il écrit et imprime son récit à destination des habitants de sa Borolie natale. Si l’utopie ne peut se soumettre aux frontières, aux conventions dramatiques qui façonnent les récits dominants, alors comment pourrait-elle se finir « bien », ou « mal » ou même offrir une de ces fameuses « fins ouvertes », ultime hantise du spectateur/lecteur/consommateur à qui l’on a promis une résolution. Il l’exige. Tout s’achève. L’Atlantide doit sombrer. Le grand fossé doit être comblé ou, au contraire, s’agrandir jusqu’à dissuader toute tentative de franchissement.

Pourtant, pour que vive l’Utopie, celle-ci ne peut pas se terminer. L’idée même de fin lui est contraire. Si l’utopie finissait, cela signifierait que tout ce qu’il y avait à dire a été dit, et cette idée est sans doute l’idée la plus contre-utopique qui existe. L’utopie, sans cesse, appelle l’ailleurs, le dehors, l’autrement, le plus tard ou le bouleversé. Alors quoi ? Pas de fin, non, mais uniquement au sens de résolution. Le désir et la volonté, eux, restent inchangés : imaginer, toujours, ce qui pourrait être autrement. Si l’utopie venait à se conclure, cela voudrait dire qu’il ne reste que le réel et celui-ci, comme chacun.e sait, est insupportable.

L’utopie est infinie car, sans elle, nous resterions à jamais prisonniers d’Omelas, conscients des souffrances de l’enfant mais incapables de partir, condamnés à une félicité fallacieuse qui nous rongerait à jamais. Or, on le sait, l’Utopie est l’affaire de celles et de ceux qui partent d’Omelas mais n’oublient jamais la vérité de l’endroit dont ils sont partis.

Longue route vers Utopie, Chapitre 4

« Les gens heureux n’ont pas d’histoires. » disent-ils.

Pourquoi les gens heureux n’auraient-ils pas d’histoire ? Ne leur arriverait-il rien du tout ou bien les évènements dont ils seraient les protagonistes ne mériteraient-ils pas d’être racontés ?

Quelle vision du bonheur cet aphorisme (attribué à Tolstoï dans Anna Karenine) nous donne-t-elle ? Celle d’un état stable, voire permanent. Le bonheur serait une finitude, voire une complétude. Tout est accompli, tout est réglé. Les conflits sont réglés, les difficultés aplanies. Le conte de fée nous donne la vision parfaite de cette conception du bonheur dans sa traditionnelle phrase finale : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Le reste ne mériterait pas d’être raconté. De Cendrillon, entre vingt et trente ans, il n’y aurait rien à dire, rien à raconter. Elle passe en un refrain de jeune femme heureuse à la plus triste des mamans.

Car voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur est une destination. C’est un objectif. Sa recherche est un grand motif narratif : à la recherche du bonheur, comme d’autres du temps perdu. À l’autre extrémité du schéma narratif canonique, c’est une tranquillité destinée à être bouleversée, « perturbée » par un évènement. Pour que vive le récit, que le bonheur disparaisse. Que soit mis à mort le bonheur ! Longue vie à la reine histoire ! D’ailleurs, ne dit-on pas d’une personne qui pose problème qu’iel « fait des histoires » ? Devant une situation problématique, on s’écriera – c’est le sens commun – « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? ». Sans dérangement, pas d’histoire. Pas de mise en marche du récit sans cela.

Non, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Mais qu’est-ce que c’est, au fond que le bonheur ? Il est, comme son nom l’indique, de bon augure1, un bon présage mais aussi une circonstance fortuite favorable. Le bonheur tiendrait du hasard, de la contingence ou de la providence tout autant que son contraire, le malheur.

Le bonheur, durable, serait opposé au simple plaisir passager. Il s’agit pour Épicure de l’ataraxie, l’absence de troubles et le repos de l’âme. Est heureux celui qui ne se laisse aller à aucun désir ou plaisir superflu et qu’aucune mauvaise circonstance ne vient déranger. En ces termes, le bonheur n’est pas une présence. Ce n’est pas tant un sentiment positif qu’une absence de sentiments négatifs.

Mais, nous dit Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette ataraxie, ce bonheur statique n’existe pas car il est perpétuellement dérangé par la nécessité du mouvement, de l’action. Les êtres humains s’agitent, s’activent car – pour Pascal – telle est leur nature, pour leur malheur. L’impossibilité du bonheur est un mauvais sort jeté à l’humanité en paiement de son péché. Il ne reste qu’à parier sur une transcendance meilleure, vers un éden supérieur. Qui voudrait après tout, voudrait lire celle d’une personne parfaitement en repos dans une chambre ?

Bien sûr, alors, que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur promis par la religion séculaire capitaliste n’est plus un absolu ou une transcendance. Le capitaliste est matérialiste : le bonheur est avant tout une affaire d’objets, de biens et de services. Le bonheur n’est plus qu’une affaire d’individus, ou au contraire de « dividus », pour toujours séparé des autres humains et non-humains. Seul, le consommateur ne peut être heureux que dans une consommation toujours recommencée. S’il est dans la « nature » de l’homme d’exercer sa puissance, alors la religion capitaliste oriente cette force vers la seule consommation. Au XXe siècle, la religion fasciste promettait la transcendance par la race ; celle du « socialisme réel » le bonheur juste à portée de main, après encore un dernier effort. Plus rien de tout cela. Le capitalisme n’arrête pas l’histoire mais il arrête le temps. Le bonheur est un éternel ici et maintenant, un dévoreur de tout. Rien d’étonnant à ce qu’elle se soit trouvé un nouvel avatar dans la pratique de la méditation, du recentrement. Tout à la fois, la religion capitaliste nous dit « sois en repos, ta chambre est bien fournie » et elle nous pique les côtes régulièrement pour nous empêcher de dormir. Grande conteuse, spécialiste de la pantomime et des jeux de masques, elle nous souffle sans cesse : « Voici une histoire de plus, d’aspect suffisamment différent pour tromper tes sens et ta raison. »

Car, voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Quelle terrible histoire en effet que celle du bonheur réel, matériel ! Qui voudrait lire le récit de la vie d’hommes et de femmes libéré des chaînes de la religion, des gens que l’aiguillon de la faim ne pique plus et qui travaillent librement ? Qui voudrait se plonger dans les actes et les pensées de celles et ceux qui ne vivent plus dans le déchirement de l’instant, du temps fragmenté, celles et ceux dont la psyché n’est plus déchirée entre le dedans et le dehors, le travail et le loisir, l’amitié et l’amour, l’humain et le non-humain ? Comment pourrait-on s’intéresser à ces vies là, heureuses non pas car elles sont dénuées de peines ou de plaisirs, mais parce qu’elles les font entièrement leurs, parce qu’elles les accueillent résolument mais sans stoïcisme ? Qui suivrait le voyage de celle qui part de chez elle, non pas pour trouver un monde meilleur que celui qu’elle laisse derrière elle mais, justement, car elle ne peut rester en repos dans sa chambre ! Et quelle chance que cette incapacité à l’immobilité !

C’est qu’il y a tant à voir, tant à faire, tant à raconter encore !

Mais non, secouons la tête tous ensemble.

Chacun sait que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

1De « augurum » en latin : l’interprète des présages.

Longue route vers utopie : Chapitre 3

« À proprement parler, l’Utopie n’est pas un genre en elle-même, mais plutôt le sous-genre sociopolitique de la Science-Fiction »

Cette citation de Darko Suvin (in Metamorphoses of Science Fiction, 1979), que Fredric Jameson met en exergue de son essai à propos de la trilogie Mars de K. S. Robinson pose plusieurs questions. Même en admettant que la science-fiction1 soit un « genre » en elle-même (soit, selon Todorov « « la codification historiquement attestée de propriétés discursives »), ce qui n’est pas certain (hors d’un usage courant du mot), l’Utopie en serait selon Suvin une sous-catégorie, une fraction. La caractéristique singulière, séparatrice, de ce « sous-genre », codification dans la codification donc, énonciation particulière au sens d’une énonciation particulière, serait son caractère « sociopolitique ». Le « genre utopie » serait donc, parmi les œuvres de science-fiction, celles qui traitent des structures sociales et politiques, de l’organisation des sociétés et du pouvoir, de la vie des groupes humains.

On voit donc tout de suite ce que cette définition, certes lapidaire et sortie de son contexte a de problématique. Elle semble à la fois trop générale et trop spécifique : trop générale car quelle œuvre de fiction ne traite pas de faits sociaux et d’organisation politique ? ; trop spécifique car limitant l’utopie à un sous-groupe dans un corpus lui-même restreint. L’Utopie serait donc une littérature minoritaire au sein de la minorité.

Prenons l’exemple du roman de Robert Heinlein Révolte sur la Lune, qui met en scène la révolution des colons sélénites et leur émancipation de la Terre. C’est à n’en pas douter un roman socio-politique qui interroge la constitution d’une société, sa définition et son organisation politique. Cependant, je ne l’ai jamais vu qualifier d’« utopique ». Pourquoi ? Ma tentative de réponse serait dans le caractère sinon réactionnaire, au moins conservateur et libertarien de l’idéologie sociopolitique déployée par Heinlein. Cela tient sans doute aux similarités affichées entre son récit et la révolution américaine, fondée sur l’idée de liberté d’entreprise et de possession. Peu à voir à première vue avec, mettons, Les Dépossédés (qui raconte pourtant une histoire semblable).

Pourtant, la révolte des colonies américaines avaient quelque chose d’utopique, tout comme le roman d’Heinlein : il s’agit de faire advenir une société nouvelle. Un peu de la même façon, toutes proportions gardées, l’historien Johan Chapoutot montre le caractère lui-aussi utopique de l’idéologie nationale socialiste2. L’idéologie nazie a ceci de séduisant qu’elle est positive : elle fait la promesse d’un monde nouveau, un monde plus « naturel », un équilibre rétabli. La difficulté qu’il me semble toucher du doigt est la suivante : « utopie », avec son étymologie contestée et ses usages contradictoires, est un mot qui semble pouvoir contenir n’importe quelle idéologie. On peut penser ici à la citation fameuse de China Miéville : « Nous vivons dans une utopie : ce n’est juste pas la nôtre. »3.

Dans son ouvrage, Utopie et Socialisme, Martin Buber retraçait en 1950 l’itinéraire du « socialisme utopique » et n’oubliait pas de rappelait toutes les connotations négatives que le terme au cours des deux derniers siècles. « Utopiste » est une insulte, autrement dire « inconséquent », « doux rêveur ». Face à cette « rêverie » se place la rationalité brutale et auto-justificatrice du capitalisme libéral puis néo-libéral : le bon sens des choses qui existent pour et par elles-mêmes, car comment pourrait-il en être autrement ? Mais Buber ne s’en tient pas là et il réfute l’accusation de décrochage du monde en revenant à la notion de topos, ou lieu.

« Le socialisme utopique, écrit-il4, peut-être qualifié en un sens de topique : il n’est pas « sans lieu », mais il cherche à se réaliser selon les cas en des lieux et dans des conditions données, donc justement « ici et maintenant » dans la mesure du possible. »

L’utopie socialiste n’est donc pas un rêve. Il ne s’agit pas de la construction de « songes-creux » mais au contraire une tentative, toujours renouvelée de réalisation matérielle. L’utopie dépend, pour employer un terme marxiste et même léniniste, de ses conditions matérielles et de la réunion de celles-ci. Une véritable utopie socialiste, contrairement aux utopies néo-libérales ou nazies, ne sont pas des simulacres baudrillardiens, des plans tout prêts à appliquer sur un réel qu’il faut dominer (géographiquement, biologiquement, économiquement). Une utopie socialiste (je maintiens ici le terme de socialiste utilisé par Buber même si « communisme » me paraît plus pertinent pour des raisons déjà développée ici) est une construction matérialiste.

Buber continue : « Mais la réalisation locale n’est jamais pour lui [le socialisme utopique/topique] […] autre chose qu’un point de départ, un « commencement », quelque chose qui doit être là pour que la réalisation s’y cristallise, pour qu’elle conquière sa liberté et son autorité, pour que la nouvelle société se construise à partir de cette réalité, à partir de toutes ses cellules et de celles qui naissent à son image ». Buber montre ici l’ambition non pas isolationniste de l’utopie socialiste (île, camp dans la forêt, robinsonnade, ZAD) mais au contraire totalisante. L’utopie veut s’étendre matériellement à la totalité du monde. Pour autant, ces isolats ne sont pas sans valeur : tous les camps, toutes les ZAD, toutes les communautés sont une réalité à partir de laquelle l’utopie se construit, des modèles concrets, et, plus encore, les « cellules » de cette société nouvelle et vivante.

L’utopie si elle est matérialiste (au sens : l’étude des conditions matérielles, aussi objectives que possible, étants donnés les apports de la sociologie) n’est donc pas une construction monolithique, une cité sur la Lune. Fruit de l’activité humaine, elle porte en elle-même ses contradictions, ses contestations quand bien même elle serait désirable et bonne pour les êtres qui l’habitent. Le roman utopique doit donc faire la part de la dissension, non pas venue de l’extérieur, d’une nation ennemie cherchant à la déstabiliser, mais une dissension intérieure, d’ordre psychologique comme matériel. Tout comme il faut, dans ce paysage communiste, faire une place aux camps et aux ZAD sur, à partir et contre lesquelles l’utopie s’est construite, il faut oser poser les questions douloureuses.

Si, dans The Matrix, le traître Cypher se demande si l’on peut être heureux dans la Matrice (dans le mal, dans le mensonge, dans l’illusion), le roman utopique doit inverser cette question : peut-on être malheureux dans l’utopie ? Ce mal-être, quelle forme prend-il et comment la société utopique peut-être y répondre ? Poussons la question encore plus loin : si Cypher peut chercher à retrouver le mensonge dans lequel il est né et a été élevé, un.e utopien.ne peut-il.elle chercher à quitter son pays natal ?

Si oui, quelles en sont les raisons ?

1 Cauchemar définitoire : qu’est-ce que la science-fiction ?

Je vois trois définitions possibles, toutes les trois insatisfaisantes.

1. La science-fiction est une fiction qui met en scène la science et des scientifiques.

Ex : trilogie de Mars, le personnage de Saxifrage Russel – questionnement du scientifique comme héros.

2. La science-fiction est une fiction qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, actuelles et plus particulièrement prospectives. Importance de la technique : subdivision particulière, la hard-science, la SF avec de la « vraie » science, de la science pas facile dedans.

Elle s’appuie sur le principe de vraisemblance.

Exemples innombrables.

3. La science fiction est une fiction écrite de manière scientifique, qui s’appuie sur la méthode scientifique.

Difficulté : à ce compte-là, les Rougon-Macquart est une série de science-fiction. Qui plus est, Le Docteur Pascal remplit les trois conditions.

2Dans La loi du Sang, Penser et Agir en Nazi, Gallimard, 2014

3https://conversations.e-flux.com/t/china-mieville-we-live-in-a-utopia-it-just-isn-t-ours/7537

4Socialisme et Utopie, Martin Buber, L’échappée, 2016

À propos du Chien du Forgeron

L’histoire du Chien m’accompagne depuis longtemps, depuis l’enfance, depuis le raz-de-marée de La Tribu de Dana et Panique Celtique qui est sans doute le premier disque qui m’ait appartenu en propre. Le Chien du Forgeron n’était pas la chanson que je préférais dans l’album mais la répétition favorise la familiarité, et l’affection.

Une paire de dizaines d’années plus tard, je me promène sur le littoral escarpé du Nord Finistère, quelque part au bout du monde, le long d’une plage coincée entre deux falaises. Je suis plongé dans la rédaction de Ru et, comme souvent, au milieu d’un livre surgit l’envie, l’idée du livre qui suivra. C’est à ce moment-là que j’ai su comment j’allais raconter cette histoire. Ce serait une parole, quasi ininterrompue, à l’exception peut-être de l’artifice éditorial de la division en chapitre. Le premier signe du manuscrit serait un guillemet ouvrant, le dernier un guillemet fermant. Après cela, le narrateur aurait tout dit.

Bien sûr, je ne savais pas encore qui était ce narrateur, ni le rôle important qu’il finirait par jouer dans l’histoire du Chien. D’ailleurs, ce Chien aussi je le connaissais mal encore. Je ne savais de lui que « l’essentiel » (ou plutôt le superficiel) : le nom, le pourquoi du nom, la lance, la mort. J’ignorais où il vivait (Irlande, certes, mais à quoi cela ressemble ?). Enfin, c’était joué, le texte était là, il attendait d’être écrit. Du Chien, cet inconnu, je ne distinguais encore qu’une silhouette noire et étroite dans la brume. Son visage m’était encore dissimulé.

Il fallait de toute façon terminer Ru. Ce que je fis au début de l’année 2020. Je me mis à lire sur les celtes, pour comprendre, sinon le Chien lui-même, au moins le monde dans lequel il se mouvait, et les rapports sociologiques entre lui et son environnement. La liste non exhaustive de ces lectures est disponible en bibliographie dans l’édition grand format du livre. La claustration forcée du printemps 2020 m’en donna le temps.

J’avais promis à Simon Pinel un roman pour les éditions Argyll. Sur le moment, je pensais naïvement qu’il s’agirait d’un roman de science-fiction, de ce fameux roman sur des courses de vaisseaux spatiaux dont nous avions parlé à de nombreuses reprises. Il reçut au contraire deux, puis quatre chapitres, et bientôt huit chapitres racontant l’histoire du Chien, de ses parents Sualtam et Dechtire, de son ami et amant Ferdiad, de son épouse Emer, des enfants de Calatan, de Connla et d’Aife. Simon s’en trouva ravi et nous décidâmes de faire le livre ensemble.

Une grosse année plus tard, le livre existe, matérialisé sous la magnifique couverture de Xavier Collette. Il parle de ce qu’est être un héros, de ce qu’est être un homme. Il s’agit d’un roman extrêmement masculin, en ce que le masculin est son sujet d’étude. Les femmes n’y occupent pas une grande part ou, en tout cas, ne sont que rarement le moteur de l’action. Le cœur agissant reste le Chien et sa virilité conquérante à toute force, à tout prix, celle-là même que le roman se propose de questionner, voire de critiquer. Il serait inexact de qualifier ce roman de féministe. Il est en tout cas anti-viriliste.

Il faut bien avouer que le narrateur – et l’auteur qui se cache parfois derrière-lui – n’a guère d’affection pour Cuchulainn, le Chien du Forgeron. Cependant, ce livre n’est qu’une parole, une version. Il reste à dire et à écrire celle où Setanta ne choisit pas la gloire, celle où il ne devient pas un Chien. Cette histoire-là, aucun mythe ne nous l’a transmise.

Le livre est en précommande sur le site www.argyll.fr jusqu’au 8 août, et tous les exemplaires commandés seront dédicacés.

Liens connexes :

J’ai répondu aux questions de Xavier Dollo sur le site d’Argyll :

Pour la blague et promouvoir les précommandes, j’ai enregistré cette reprise d’un air fameux :