La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…

Les écrivain·es peuvent-ielles être des professionnel·les ?

Dans son livre Que fait la police ? (et comment s’en débarrasser)1, Paul Rocher cite les historiens Berlière et Levy qui écrivent, au sujet de la notion de « professionnalité » : « Une fonction sociale se professionalise [c’est moi qui souligne] lorsqu’elle est prise en charge par un personnel spécialisé, dont le recrutement, la formation, l’affectation, la carrière, sont organisées de manière spécifique. »2

Berlière et Levy parlent bien sûr ici de la police et on voit aisément comment cette définition s’y applique. La police est en effet une institution à part dans la société (Rocher montre d’ailleurs comment elle tend, pour dire le moins, à s’autonomiser), dont les membres sont recrutés et formés selon des normes juridiques, sociales, morales et politiques singulières de manière à former un corps homogène3.

Cette définition est-elle applicable aux écrivain·es ? La revendication de « professionnalité » portée par certains écrivains a-t-elle un sens ? Une professionnalisation est-elle souhaitable ?

À première vue, les écrivains et écrivaines ne paraissent pas remplir les critères nommés par Berlière et Levy. Si l’on admet que pratiquer la littérature écrite relève d’une fonction sociale particulière (ne serait-ce que symboliquement), celle-ci ne fait l’objet d’aucune formation particulière organisée de manière institutionnelle ; c’est à dire qu’il n’existe pas de cursus « professionnalisant » pour devenir écrivain·e. Le recrutement dans le champ des écrivain·es reconnu·es comme tel·les se fait de manière arbitraire (l’édition choisit, en gros) et répond à des critères sociologiques mal étudiés encore (qui écrit ? Qui publie ? Qui écrit quoi ? Qui publie quoi ?). En tant que groupe social, les écrivain·es ne montrent aucune uniformité, bien que des phénomènes de concentration « en haut » tendent à créer une « sous-classe » d’ écrivain·es pauvres tourbillonnants autour d’écrivain·es riches (financièrement, symboliquement, légitimement, etc.). Enfin, il ne semble pas exister d’opinion politique majoritaire chez les écrivain·es.

Au sens où l’entendent Berlière et Levy, les écrivain·es ne sont donc pas des professionnels.

Pourquoi existe-t-il donc une Ligue des Auteurs Professionnels, qui revendique comme but explicite de « créer le statut de l’auteur professionnels ? »4 Cette revendication de professionnalisation me semble double.

D’une part, la « Ligue » fonctionne comme un syndicat, venant en aide aux adhérent·es dans des situations spécifiques à son champ d’action. Son travail a pour but de réclamer des droits sociaux supplémentaires ou simplement l’application des textes législatifs. En tant que syndicat, elle joue le rôle de « partenaire social », en interaction et opposée à la puissance publique (en l’occurrence, le Ministère de la Culture) et d’autres organisations comme le Syndicat National de l’Édition. Elle peut également mener des actions de lobbying auprès d’élus, dans le but d’obtenir une reconnaissance spécifique du statut des auteur·ices. Cette action cherche à améliorer leur situation matérielle : revenus, droits sociaux, etc.

D’autre part, la revendication de « professionnalisme » procède d’une inquiétude plus symbolique. En se disant « professionnelle », la Ligue dit en somme : « Les auteurs sont détenteurs de savoirs, de capacités spécifiques méritantes d’êtres reconnues comme telles. Ielles savent faire des choses que d’autres ne savent pas faire, ou savent les faire mieux. » Ces deux arguments sont évidemment recevables. Comme toute catégorie de personne qui s’applique à un métier, les écrivain·es ont développent des savoir-faire particuliers, pour la bonne et simple raison qu’ils y passent beaucoup de temps. Simplement dit : c’est en forgeant qu’on devient forgeron ou, en l’occurrence, c’est en écrivant qu’on devient écrivain·es. Si on trouve des écrivain·es pour appeler de leurs vœux ou applaudir (ou participer à) la création de cursus de formation spécifiques (comme les Master d’écriture créative, ou encore nombre de formations accessibles désormais par le célèbre CPF)5, cette revendication de « statut » les prend moins pour objet qu’une place symboliquement spécifique dans le corps social. Être professionnel serait être reconnu comme, non seulement compétent, mais aussi utile et surtout bien vu.

Cette insécurité symbolique prend au moins en partie sa source dans une insécurité matérielle. Pour l’immense majorité des écrivain·es, l’écriture et la publication n’est pas une source de revenus suffisante et ceux-ci doivent donc être complétés par une autre activité, salariée ou non.

Le régime néolibéral a ceci de particulier, dans le domaine symbolique, qu’il travaille le langage en profondeur. Il saisit des mots déjà investis de significations et porteurs d’affects, se les approprie, les évide pour mieux les remplir d’un sens (je pourrais presque dire, d’une direction) nouvelle, de sorte qu’en les utilisant, on valide à son corps défendant des idées avec lesquelles on se pense en désaccord.

Le piège est le suivant :

En revendiquant une professionnalité, les écrivain·es ne demandent pas ce qu’iels croient. Ielles pense exiger une forme spécifique de protection sociale en accord avec leur activité6 mais clament au contraire leur accord avec l’atomisation sociale néolibérale.

Dans Imaginaires du néolibéralisme7, Lionel Ruffel montre comment les écrivain·es sont amenés à multiplier les « activités annexes » (signatures, rencontres, festivals, ateliers, spectacles, etc.) qui remplissent la double fonction de sources revenus financiers et de publicisation de leur travail. L’entretien d’une « communauté » sur les réseaux sociaux, la diffusion en direct de ses séances d’écriture en sont l’une des formes les plus récentes. Le choix de « l’autoédition » procède à mon sens de la même dynamique.

Pour être « professionnel », un·e écrivain·e doit le montrer, et le démontrer. Iel doit le dire, l’affirmer. Autrement dit, iel doit le professer : revendiquer sa spécificité, son autonomie., etc., tout comme iel doit faire la preuve de sa légitimité pour remplir des dossiers de demandes d’aides et de subventions. Iel doit, comme n’importe quel autre individu dans une organisation néolibérale de la division sociale du travail, être à la fois producteur et investisseur en lui-même, et surtout en donner la preuve par le recul nécessaire à l’autopromotion.

L’organisation néolibérale du travail lui en fournit même les moyens parfaits : auto-entreprenariat, micro-entreprise, etc. Le monde de l’édition et de la production culturelle y est particulièrement adepte. Lorsqu’en 2017, l’AGESSA affirma que les directeurs de collection ne pouvaient plus être payés en droits d’auteurs, les grands groupes éditoriaux ont réagi, non pas en requalifiant les-dites directeur·ices en salariés… mais en leur proposant de facture en tant qu’auto-entrepreneur·ices8. On remarquera que personne ne conteste aux directeur·ices de collection leur « professionnalité »…

L’exemple des professeurs de l’éducation nationale (et du new public management de manière générale) peut être pertinent ici. Depuis une dizaine d’année, les ministères successifs (où l’on retrouvait presque toujours un certain Jean-Michel Blanquer à la manœuvre…) affirment répondre au « malaise des enseignants » en leur proposant une plus grande professionnalisation. En quoi consiste celle-ci ? En réalité, il s’agit de la technicisation, de la réduction de leur métier à un ensemble de compétences, évaluables (rouge/jaune/vert/bleu ; les parents d’élèves reconnaîtront), à la destruction des corps d’inspection indépendants ainsi que de la médecine du travail ainsi qu’à l’accroissement de ce que l’on appelle benoîtement « tâches administratives » : courriers électroniques, cahiers de texte, bulletins, réunions, etc. Pour le dire clairement, un enseignant « professionnel » n’est pas libre et responsable. Il est seul et soumis à l’arbitraire administratif, qu’il s’agisse de la direction de l’établissement, du rectorat ou du ministère.

En régime néolibéral, un professionnel est donc un individu seul, libre seulement de vendre lui-même ses « compétences » sur le marché du travail. Il n’est aucunement partie d’un ensemble de travailleurs partageants un métier. Il est en concurrence directe et absolue avec tous et toutes.

Je n’ai pas la prétention de trancher ici et maintenant la question de savoir si les écrivain·es occupent ou non une place spécifique dans la division du travail9, de nature à faire d’eux un corps social spécialisé, ou bien s’il est possible de se former, disons, « scolairement » à ce travail particulier. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est qu’iels n’ont rien à gagner, en régime capitaliste, néolibéral, à se revendiquer professionnel.les.

1 Éditions La Fabrique, 2022.

2 Histoire des Polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours, éditions du Nouveau Monde, 2011

3 Ne serait-ce que politiquement. Selon l’enquête électorale 2017 du Cevipof, 54 % des policiers affirmaient avoir voté pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligue_des_auteurs_professionnels

5 La question d’une formation spécifique en appelle d’autres, trop nombreuses et trop complexes pour que je m’y penche aujourd’hui : quels sont les savoirs et les gestes qui font un·e écrivain·e ? Comment ceux-ci sont-ils reconnaissables, et par qui ?

6 Au demeurant, on se demande bien pour quelle raison magique les puissances publiques de droite, alliées objectives de faire des intérêts des tenants du SNE, se trouveraient disposées à le leur accorder, dans un contexte de destruction systématique de la socialisation communiste de la valeur ajoutée.

7 Éditions La Dispute, 2016

8 Un statut à la couverture sociale moins développée, donc.

9 Bien que j’aurais tendance à penser qu’iels n’ont rien à gagner à revendiquer une coupure du reste des travailleur·euses.

Comment ne pas écrire un roman

Le premier conseil que je donnerais à toute personne souhaitant de ne pas écrire un roman est de lire, de lire beaucoup, de lire énormément. La fréquentation de romans réussis, voire de chefs-d’œuvre, qu’ils soient contemporains ou issus du patrimoine, est précieuse au non-écrivain. En effet, lire une bonne histoire dissuade à coup sûr de se risquer à en écrire soi-même une mauvaise. La lecture est donc essentielle pour ne pas écrire.

Afin de ne pas écrire un roman avec succès, il est également souhaitable de se livrer à une multitude d’activités, allant des travaux ménagers, au bricolage et aux loisirs créatifs, sans oublier de pratiquer une activité sportive régulière, de cuisiner équilibré, local et de saison, de prendre soin de ses proches, de ses animaux de compagnie ainsi que de ménager de bons rapports de voisinage. Le non-écrivain doit prendre soin de ne pas gâcher la moindre minute de temps libre. Ainsi, il ne sera jamais tenté de s’asseoir devant son carnet ou son ordinateur pour écrire.

Cependant, le non-écrivain devra – et c’est parfois le plus difficile ! – se ménager du temps pour ne rien faire du tout. Assis dans son jardin ou écroulé sur son canapé, il pourra ainsi méditer à ce livre qu’il n’écrit pas. Il saura laisser venir à lui toutes les impressions, les idées, les retournements dramatiques constituant cette œuvre qu’il n’écrira pas. La contemplation et la méditation sont donc de précieux outils pour ne pas écrire car elles permettent de sentir par avance combien toute tentative d’écriture est vouée à l’échec.

Pour ne pas écrire son roman, on prendra soin de ne rien regarder, de ne rien observer ni rien écouter ; bref, il faut s’appliquer à ne prêter aucune attention au monde qui nous entoure. Le non-écrivain saura se préserver de l’influence délétère de l’altérité et éviter toute découverte de nature à perturber ou, pire, à modifier durablement son délicat équilibre émotionnel et psychologique. Le non-écrivain est un être singulier et se doit en conséquence d’être considéré comme unique et précieux. Prendre à son compte un point de vue étranger le mènerait inévitablement à la fiction.

De nombreux ouvrages ont permis de soulever la distinction très fine entre deux profils de non-écrivains. Les « jardiniers », d’une part, cultive leur non-écriture sans la prévoir, découvrant chaque jour leur inaction littéraire. Les « architectes », au contraire, prévoient méthodiquement souvent à l’aide de nombreux outils, matériels ou logiciels, la manière précise dont ils ne vont pas écrire. Bien sûr, ces deux figures sont fictionnels : nul non-écrivain ne peut se concevoir comme entièrement « jardinier » ou pleinement « architecte ». Il revient à chacun de se placer sur ce spectre et d’en tirer les conclusions adaptées à sa propre non-pratique.

Enfin, et il s’agit peut-être de la chose la plus importante, celle ou celui qui veut se risquer à ne pas écrire un roman doit chercher à fréquenter d’autres non-écrivains. Il n’existe en effet pas deux non-écrivains identiques et les échanges entre entre pairs ne manqueront jamais de se montrer fructueux. Le non-écrivain ne doit pas hésiter à ne pas lire les livres que ses camarades, collègues et mêmes amis n’ont pas écrits. Ceux-ci, par l’éclat de leur échec, sauront l’aiguiller mieux que bien des paroles ou des manuels vers son propre non-accomplissement littéraire.

En appliquant méthodiquement ces préceptes, le non-écrivain mettrait en place les conditions propices à la non-écriture de son roman. Ces modestes conseils sauraient le préserver de cette dramatique erreur, : commencer à écrire.

Scrivere humanum est sed persevare diabolicum.

Que vaut le travail des auteur·ices ?

Le rapport Racine est arrivé et reparti : vite annoncé, vite oublié. La contre-réforme de la gestion des retraites a fait ressortir, entre autres, le spectre de la bonne vieille « valeur travail » sous la forme du « mérite ». Ce mérite se cristallise autour dee ce fameux « point » dont personne ne connaît justement la « valeur. » Aussitôt dit, aussitôt fait, aussitôt quarante-neuf droite. Dans le milieu de l’édition, le petit scandale de l’Agessa et consorts fait son chemin, causant ça et là des vaguelettes. Des voix s’élèvent toujours pour réclamer la définition d’un statut particulier de l’auteur (j’utiliserai ici le terme « écrivain » comme métonymie de toute activité artistique) dans le régime de Sécurité Sociale et aussi dans cet impénétrable « système universel. » L’intention, au moins, est louable.

Cependant, je m’interroge. La position de l’écrivain dans l’ordre de la production économique est-elle justement si originale, si singulière ? Qu’y-a-t-il de tellement particulier dans son travail et dans la valeur que celui-ci produit ? L’écrivain, décrit comme travailleur « indépendant » par excellence, est-il réellement différent des autres ? En somme, la question que je me pose est la suivante : « Quelle est la valeur du travail de l’écrivain ? »

Pour être tout à fait clair, je dois en premier lieu préciser l’acception du terme « valeur » que j’utiliserai ici. Dans un précédent article, je faisais à la suite de Bernard Friot la distinction entre « valeur d’usage » et « valeur économique ». C’est de cette dernière dont je vais parler aujourd’hui. Il ne sera donc pas question du contenu des œuvres, de leur genre, ni même de leur qualité. Ces catégories-ci seraient plus logiquement rangées dans la « valeur d’usage » : ce livre est-il bon ? Me fait-il éprouver du plaisir esthétique ? M’instruit-il ? etc. On verra que cette « utilité sociale » est totalement indifférente à l’ordre de la production. Voilà pour la valeur, à comprendre donc comme « valeur économique » et ce qui la représente le plus couramment, à savoir la monnaie. En bref, je parlerai d’argent.

Au travail, maintenant. Entendons le terme « travail » comme activité productive. Le travail est l’acte de produire quelque chose. Je pars du principe que l’écrivain est bel et bien un travailleur, un producteur de valeur au même titre que, par exemple, un mécanicien. L’activité de l’écrivain, d’une manière ou d’une autre, fera apparaître de l’argent nouveau.

Une fois ces définitions posées, je dois avant de continuer faire un pas en arrière. Pour tenter de résoudre clairement la question du travail des écrivains (et celle, fort liée, de leur position sociale dans l’ordre de la production), je dois revenir à ce que Marx appelle dans Le Capital la « formule générale du capital ». Cette formule est la suivante. Pour qu’il y ait création d’un capital, et non simple circulation de marchandises et d’argent de valeur égale, un « reflux » d’argent doit avoir lieu vers sa source. En somme, l’argent doit devenir de l’argent. Le capital, c’est acheter pour vendre ensuite. Marx résume ce fonctionnement ainsi : A-M-A, soit Argent-Marchandise-Argent. Ou plutôt : A-M-A’. En effet, il n’y a création de capital que si la quantité d’argent qui revient est supérieure à celle qui part. Ainsi : A’ > A. Mettons que j’achète pour cent euros de gel hydroalcoolique. Si je le revends au même prix, nul capital. Par contre, il suffit que je le revende cent-dix euros et nous y sommes. J’aurais effectué une « plus-value » dont l’accumulation constitue le capital.

Durant les cours de Technologie que j’ai reçus au collège, cette « plus-value » m’avait été désignée comme un « bénéfice » : un gain, un profit. Du latin « beneficus », un bénéfice est littéralement un « bienfait. » On comprend donc que la réalisation de cette plus-value est l’objectif de toute organisation capitaliste et présenté systématiquement comme quelque chose de positif.

Où se situe l’écrivain dans cette formule ? Occupé à rédiger un roman ou un essai, le travailleur écrivain ne joue pas le rôle du « possesseur d’argent ». Admettons qu’il ait en sa possession un manuscrit achevé (je reviendrai sur les conditions de production du-dit manuscrit), il ne le mettra en échange que par la formule inverse : M-A-M’. M (la marchandise) est ici le manuscrit. A est la somme d’argent que l’écrivain cherche à obtenir en échange du manuscrit. M’ représente l’ensemble des autres marchandises que l’argent obtenu lui permettra de se procurer. La position de l’écrivain n’est donc pas ici capitaliste en ce qu’il n’y a pas reflux d’argent. Le rapport est inversé. La monnaie valeur ne joue ici qu’un rôle de médiateur entre deux marchandises. Elle n’existe virtuellement pas. Lorsque l’écrivain vend son livre, il réalise en vérité un troc.

Revenons à la formule générale de Marx. Tentons de l’appliquer à la tant discutée chaîne du livre. Où l’écrivain se situe-t-il en elle ? À première vue, au milieu.

On aurait donc : A Argent – MA Manuscrit – A’ Argent. Si l’on se place dans un contexte d’édition classique (dit « à compte d’éditeur »), il faudrait la réécrire comme ceci : À-valoir ou Avance – Livre – Chiffre d’affaire contenant une plus-value. Lors de la signature du contrat d’édition, une avance sur droits est versée à l’auteur. Cela, ajouté aux frais intermédiaires (impression, promotion qui ne regardent que de loin, en principe, le travailleur écrivain car ne relevant pas de sa compétence dans l’échange) constitue la somme d’argent nécessaire à l’achat, à la matérialisation de l’objet livre dont le commerce permettra le retour de l’argent « investi » avec en toute logique une plus-value. Je ne ferai pas l’erreur d’oublier que la personne morale que l’on nomme « l’éditeur » n’est pas seule en échange face à l’auteur. Je simplifie volontairement et demande, pour le bien de la démonstration, qu’on accepte d’y inclure la distribution-diffusion, les librairies et autres acteurs commerciaux du livre. Eux-même sont d’ailleurs saisis dans d’autres transactions A-M-A’.

Le problème de cette formule est le suivant. Tout comme la formule M-A-M amène la disparition du A Argent et peut se résumer en troc (M contre M), la formule A-M-A’ conduit également. à l’effacement de la marchandise. Comme la visée du mouvement capitaliste est l’accumulation de la plus-calue, on peut dire que l’argent appelle l’argent : A-A’. C’est ce que l’on nomme poliment de la « finance ». La marchandise, sa nature et ses qualités, n’ont aucune espèce d’importance. Peu importe quel livre est vendu, pourvu qu’il soit vendu et qu’on en tire une plus-value. Voilà une explication probable de la surproduction de l’édition francophone.

D’autant que, comme le montre Marx dans la Deuxième Section, Chapitre VI du Capital, ce n’est pas n’importe quelle marchandise qui est représentée par le M et dont la revente aboutit à la constitution de la plus-value. En vérité ce n’est pas un livre, ni même le texte d’un livre ou l’idée d’un livre que l’éditeur achète au travailleur-écrivain. Ce que l’éditeur achète c’est la force de travail de l’écrivain. Cette force de travail, Marx la définit comme suit. Il s’agit de « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme [ndA : ou d’une femme, évidemment] ». Ce que l’éditeur pris dans le rapport de production capitaliste achète n’est pas le résultat du travail de l’écrivain, mais sa capacité à écrire. Voilà ce que c’est pour un écrivain que revendiquer le terme de travailleur. C’est dire : « Je ne vends pas le fruit de mon effort, mais mon effort lui-même. » Le livre n’est que la conséquence de la force de travail de l’écrivain1. Acheter le travail d’un écrivain, c’est donc acheter son travail potentiel. Cette idée est nettement contraire au mouvement capitaliste qui anime l’édition, puisque celle-ci est une activité commerciale saisie dans le rapport de production sociale capitaliste. Acheter la force du travailleur, c’est décorréler le travail de son produit. Le capital, lui, cherche toujours à faire baisser le prix de la force de travail en fonction du produit.

On tient là une première réponse à notre question. Ce que vaut le travail d’un écrivain, c’est sa force d’écrire. J’en reviens à Friot : le salaire est versé, non pas contre pièce ou durée horaire, mais qualification ou potentiel d’application d’une force de travail.

Pour continuer, je voudrais m’appuyer sur deux citations de Marx, toujours dans le Capital, afin de préciser la position sociale de l’écrivain. Je le rappelle : il faut comprendre le capital comme une organisation de rapports sociaux. Le capital n’est pas inévitable, pas plus qu’il n’a toujours été. Il est le résultat d’une construction sociale de longue durée. Il s’agit d’un rapport social conditionnant. En terminer avec le capitalisme est donc une lutte en actes et qui prendra du temps. Coluche disait, avec beaucoup d’à propos : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! ». L’écrivain et l’éditeur ne peuvent s’extraire d’un rapport capitaliste qu’en choisissant de changer entièrement de rapport.

Première citation : « L’homme est obligé de consommer avant de produire et pendant qu’il produit. » Le travailleur « doit pouvoir recommencer demain ». Le prix minimum de la force de travail est donc la « valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables ». Revenons encore à notre formule M-A-M’. Le travailleur écrivain, au cours de la durée de son travail, doit assurer sa subsistance, la reproduction matérielle de sa force de travail. Disons le simplement : pour pouvoir écrire, il faut manger. C’est là que le modèle capitaliste de l’édition atteint sa limite fondamentale : il n’est même pas capable d’assurer la subsistance minimale de la force de travail qu’il emploie ! Ces besoins fondamentaux n’incluent évidemment pas non plus les frais spécifiques au travail de l’écrivain, comme l’achat de livres ou de matériel. Ainsi, le travailleur écrivain n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail en même temps dans un autre secteur de production. La faiblesse structurelle et systématique des revenus du domaine éditorial l’y contraint (il faut concéder au rapport Racine que, s’il se trompait dans les analyses et les perspectives, ce constat était fait, et bien fait, largement étayé). On voit donc comment la « professionnalisation » (comprendre : se consacrer uniquement à ce travail) des écrivains est majoritairement impossible dans le capital.

Deuxième citation : « La force de travail est payée alors qu’elle a déjà fonctionné », écrit Mars. Il ajoute : « Le travailleur fait […] l’avance de la valeur usuelle de la force. ». Au capital, « il lui fait partout crédit ». On retrouve ici le terme d’« avance ». Ainsi, lorsque j’achète du gel hydroalcoolique, le prix payé ne recouvre pas les coups de subsistance de celui qui l’a fabriqué. Ces coûts-là, c’est le travailleur qui les a assumé et le salaire vient rembourser la dette que son employeur contracte à son endroit.

Dans le domaine de l’édition professionnelle, l’avance est également appelée « à-valoir » et consiste en une somme versée par l’éditeur à l’auteur au moment de la signature du contrat d’édition. Cette somme est censée représenter une quantité de « droits d’auteurs » que l’écrivain touche avant la vente réelle du livre. Il ne touchera des revenus supplémentaires de droits d’auteurs que lorsque le nombre de livres vendus aura « épongé » cette somme. Chaque année, l’éditeur « rend les comptes » à l’auteur et il n’est pas rare que l’écrivain soit indiqué comme « débiteur » car le total des ventes n’aura pas recouvré la somme avancée. Dans un formidable retournement, l’écrivain devient donc endetté envers son éditeur. Or, Marx nous montre exactement le contraire ! Puisque l’avance sur droit arrive après coup, après rédaction du texte, c’est précisément l’éditeur qui est endetté envers le travailleur écrivain dont il projette d’acheter la force de travail. C’est toujours l’écrivain qui fait à l’éditeur l’avance de sa force de travail, et non l’inverse. Dans certains cas, bien sûr, l’avance sur droit est faite au lancement du « projet », mais ce décalage temporel n’invalide pas le reste. On voit donc que la forme même du « compte d’auteur » est un des nœuds du problème.

Comment une telle contradiction peut-elle exister ? La raison est simple. Le contrat d’édition tel que pratiqué ne reconnaît pas la force de travail de l’écrivain. Il ne le reconnaît pas comme travailleur. Le contrat d’édition paye l’écrivain à la pièce ; l’exemple le plus probant aujourd’hui de travail à la pièce étant bien sûr la course Delivuber. Par le contrat d’édition, l’auteur vend la jouissance de son travail achevé (déjà payé, puisqu’il faut bien manger pendant qu’on écrit ! ) à l’éditeur qui n’a comme responsabilité que d’en assurer la commercialisation et la promotion, domaines dont la mise en œuvre n’est que rarement précisée. Si cette commercialisation est infructueuse (pour toutes les raisons dont le rapport Racine fait bien le constat), la faute financière n’en revient jamais à l’éditeur, puisque l’écrivain reste administrativement débiteur de la contre-avance qui lui a été faite !

Un discours souvent entendu parmi les professionnel de l’édition peut se résumer ainsi : « On ne sait jamais vraiment pourquoi un livre se vend ! ». Au contraire, la raison de son échec est nettement formalisée lors de la reddition de comptes. L’écrivain débiteur en est rendu coupable formellement alors que la commercialisation n’entre pas dans ses attributions. Il est convenu par ailleurs que l’écrivain se rend disponible – lui, sa force de travail constitutive, etc. – pour assurer la promotion du livre produit. Le mouvement « Paye ton auteur » s’est insurgé contre la gratuité des interventions dans les événements publics (types Salon du Livre), exigeant leur paiement. Noble intention. Sauf que ce paiement est majoritairement versé en droits d’auteurs, tout comme le fameux à valoir. Qu’ont ces deux revenus en commun ? Ils ne reconnaissent pas la vente de la force de travail, ni la production de valeur du travailleur écrivain. Ne reconnaissant pas du travail, ils ne sont pas considérés comme du salaire !

Voilà la source de la non-qualité de l’écrivain comme travailleur. L’écrivain, comme tout travailleur, fait à l’entreprise de type capitaliste qui l’achète, l’avance de sa force de travail. Cette dette de l’acheteur de la force, qui espère en tirer une plus-value, s’explique par la nécessité de subsister pendant le travail, exactement de la même manière que chaque salarié fait l’avance à son employeur puisque son salaire est versé en fin de mois et non au début (contrairement au loyer et autres factures). L’emploi capitaliste achète à crédit la force de travail, et ce en toute impunité. Personne se rend dans un magasin pour acheter le gel hydroalcoolique cité plus haut en le payant plus tard. L’édition capitaliste achète donc également à crédit. Le droit d’auteur ne reconnaît pas un travail mais le droit patrimonial/matrimonial à jouir des fruits de l’exploitation de l’œuvre de son esprit. « Exploitation » : tout est dit. Masquée derrière lui, l’édition escamote la force de travail des travailleurs écrivains.

Il faut, pour changer le rapport de travail entre éditeur et écrivain, reconsidérer profondément le contrat d’édition afin que celui-ci ne sanctionne pas seulement une transaction commerciale capitaliste et inégalitaire mais forme au contraire une forme particulière du contrat de travail qui engage la responsabilité de l’employeur.

Ce rapport social fragilise donc l’écrivain comme tous les autres travailleurs. Ce travail effectif et concret ne doit plus disparaître derrière les revenus liés aux droits d’auteur. Le dicton dit simplement : « Tout travail mérite salaire. » Que vaut le travail des écrivains ? Du salaire. En tant que travailleurs, c’est un salaire reconnaissant leur force de travail que les écrivains doivent exiger. Je reviens une dernière fois à Marx. Pour lui, toute lutte cherchant à augmenter le prix de la marchandise travail (les salaires) est une lutte défensive et nécessaire. Exiger une augmentation des avances sur droit et des pourcentages est donc nécessaire. Cependant, même si le prix de M augmente, la plus-value de A’ échappe toujours à la circulation. Le capitalisme n’est pas ébranlé. Toute lutte offensive ne peut donc être que politique. Elle doit aspirer à remettre en question le rapport social (le capitalisme) dans lequel nous sommes saisis. Que l’écrivain s’affirme ouvertement comme travailleur et réclame un salaire est un premier pas.

1« La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. » Marx, Le Capital, Deuxième Section, Chapitre VI.

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…