Maintenant que j’ai la trentaine passée, je dois me rendre à l’évidence : j’ai complètement foiré mon ascension sociale.
Je lisais cet article de Frustration (très bonne revue, abonnez-vous ! ) qui parle, entre autres, de l’écrivain Edouard Louis, avec qui j’ai quelques points commun, à commencer par un nom franchement franchouillo-franchouillard (il l’a choisi, pas moi), une famille du Nord et une grande envie de partir de l’endroit où il a grandi ; quelques points communs mais aussi quelques problèmes sur lesquels je n’arrivais pas vraiment à mettre le doigt jusqu’à maintenant.
Déjà, je suis pas client de l’auto-fiction. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours considéré, peut-être à tort, qu’il était un peu impudique et peut-être immature de raconter sa vie comme ça, de confondre témoignage et littérature en quelque sorte (non pas qu’il y ait quoi que ce soit de mal à témoigner). J’avais le même problème en école de cinéma avec certaines camarades dont les films transpiraient tout ce qu’elles y mettaient d’elles. Il y avait même un professeur qui avait conçu un terme pour désigner ce genre de métrages. C’était un terme très sexiste et vaguement méprisant : « film instrospectif féminin ». Si vous avez fait une école de cinéma, vous reconnaîtrez peut-être le genre de travaux dont il s’agit.
Le malaise que je ressentais à l’époque était le même que je ressens aujourd’hui devant les auto-récits de transfuges à la Edouard Louis ou Annie Ernaux. L’article sus-cité pose la question qui me manquait et éclaire le problème : à qui s’adressent ce genre de textes ? À des gens comme leurs auteurices. Par qui sont-ils lus ? Par des éditeurs, des lecteurs, des auteurs. Certainement pas les gens avec qui ces écrivain.es ont grandi. Celleux-là, justement, ne lisent probablement pas, ou en tout cas pas ce qu’on désigne par ce terme tautologiquement nul et creux : de la « blanche ». De quoi parlent ces textes ? De leurs auteurices. Quel rôle jouent-ils ? Ils justifient, légitiment la place de ces « transfuges », de ces « arrivé.es ». Ces gens qui, contrairement à moi, ont réussi leur ascension sociale.
Pour être honnête, je suis plus qu’un peu jaloux d’Edouard Louis. On a le même âge ou presque. Il a réussi. Moi non. Il fait « La Grande Librairie » une fois par an. Les romans dont je suis le plus fier ont vingt avis sur Babelio. Il vend des dizaines de milliers d’exemplaires. Je peine la plupart du temps à toucher le millier. Sa parole est entendue sans effort, écoutée même. On ne me demande jamais mon avis. Il fait « de la blanche » ; on me dit que je fais « de l’imaginaire ». Il habite à Paris. Moi dans un trou de campagne où le dernier troquet vient de fermer (pas de quoi pleurer, la bière était pas bonne). Il est probablement « à l’abri du besoin », comme on dit. Moi, non. Nos situations ne pourraient pas être plus différentes alors que nous partions à peu ou prou du même endroit.
Alors que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a fait qu’Edouard Louis est un « transfuge de classe » (le dico donne comme premier synonyme « traître ») et moi non ? Autrement dit, pourquoi est-ce que j’ai raté mon ascension sociale alors que lui l’a brillamment réussie ? Qu’est-ce que j’ai raté ? Qu’est-ce que j’ai mal branlé ?
Déjà, j’ai fait un Bac L, alors que tous les profs me disaient de faire S, parce que j’étais bon élève partout. Seulement moi, je voulais faire option lourde Cinéma, vous voyez, et on pouvait pas en S, alors je me suis sabordé en physique et en math juste pour qu’on me lâche la grappe. J’ai eu mention TB, c’était cool. Je suis rentré dans une classe prépa pour passer le concours d’une grande école. C’est là que ça dérape. J’ai fait une prépa, oui, mais pas une khâgne ou ce genre de choses. J’ai fait une prépa pour le concours de la Fémis. Comprenez-moi, je voulais faire réalisateur, modèle Steven Spielberg. À défaut, scénariste. C’est à ce moment, je crois, que j’ai commencé à sentir que ma transfusion ne se passait pas comme il fallait. En deux ans, on m’a montré quatre fois Pierrot le fou. Quatre fois, je me suis emmerdé. J’arrivais avec comme références maximales de cinéma les films du bac (Resnais, Wong Kar Wai, Hitchcock), Star Wars et Matrix. À la rigueur, j’avais pour moi Kurosawa (Akira, pas Kiyoshi). Mes camarades de classe avaient dévoré tout Rohmer et tout Tarkovski à l’âge de douze ans. Je caricature à peine. Un soir, on est toustes allé.es voir Mulholand Drive. Certain.es l’avaient déjà vu. Je suis sorti avec juste mal à la tête et le sentiment de m’être emmerdé. On m’a gentiment expliqué que c’était normal de pas comprendre, qu’il y avait un site sur Internet qui expliquait tout. Le prof de littérature voulait qu’on fasse une présentation théâtrale d’un auteur. On a été trois à oser faire un truc sur Terry Pratchett dans lequel je fais l’orang-outan en beuglant « OOK ». Bref, comme on dit, je me prenais un bon gros mur de distinction dans tronche.
C’était le moment de ma vie où j’ai pensé que j’étais « un geek ». Je lisais plein de comics. Je suis allé volontairement voir Thor au cinéma. J’essayais à toute force de me forger une identité culturelle, un truc, n’importe quoi qui me permette d’exister face à ces gens qui avaient tout ce que je n’avais pas dans le domaine. Et encore, j’avais fait L, comme je disais, donc j’étais armé par Pascal et Duras. Ce qui devait arriver arriva. « Branleur à facilité » que j’avais toujours été, jamais vraiment bossé à l’école, j’ai bossé encore moins. Je suis arrivé au concours de la Fémis sansplus vouloir l’obtenir. Au concours, dans l’amphi à Nanterre (si vous voulez vous faire une idée d’à quoi ça ressemble, Claire Simon, ancienne directrice du département Réalisation de la Fémis a fait un film sur le concours), on nous a donné à analyser un extrait d’un film d’Amalric sorti l’année précédente sur lequel j’ai rien trouvé à dire, alors que j’adorais l’analyse filmique et que j’adore toujours. J’étais tellement loin que j’ai cité une chanson de Cabrel dans ma copie. Résultat des courses, je l’ai pas eu, le concours. Je suis pas « monté » à Paris où, pourtant, tout m’appelait.
C’est à ce moment-là, aussi, que j’ai écrit Enfin la nuit et qu’il a été publié. Je me souviens d’avoir fait lire manuscrit au fameux prof de littérature qui s’en est un peu foutu et qui a tiré une drôle de tronche quand je lui ai dit que l’Atalante en voulait.
J’ai fait le contraire de ce j’étais censé faire – persister, Paris, retenter la Fémis. J’ai eu le concours d’une école à Toulouse, une section de l’université en réalité. Pendant quatre ans on s’est bien amusés. On a fait plein de films. J’ai fait du metal. J’ai découvert que j’adorais le son et je me suis dit que j’allais faire ça, être intermittent et tout le toutim. J’ai tenté. J’ai fini par faire un stage sur un long. L’ingé son était tellement puant et le film tellement nul que je crois bien que ça m’a dégoûté. J’ai jamais retenu une perche depuis. Surtout, pendant ce temps, j’ai pas lu et j’ai pas écrit. Là encore, au vu de la galère pour trouver du boulot à Toulouse comme « sondier », j’aurais dû monter à Paris ou même à Bruxelles. Je l’ai pas fait. Je voulais pas. J’ai toujours détesté Paris. En gare Montparnasse, j’ai tapé mille crise d’angoisse à peine mis le pied sur le quai. Impossible d’aller-là bas. Alors j’ai galéré, j’ai fait des jobs en interim, j’ai porté des caisses, fait facteur, j’ai servi des burgers ; bref, j’ai bossé avec au fond de moi la rage de faire ça et pas autre chose quand les camarades, elleux, allaient faire des stages, quand ça commençait à marcher pour elleux un peu. J’étais jaloux quoi. Je distribuais des colis, iels écrivaient, tournaient des films, suivaient la voie royale de la Fémis, de Louis Lumière.
J’aurais pu, dû « logiquement » persister, mais non, j’ai fait le contraire. Je me suis tiré en Bretagne, j’ai fait des remplacements de français, j’ai passé un concours de prof. Alors seulement, j’ai commencé à entrevoir un truc pas facile à encaisser. J’ai commencé à comprendre que, vu là d’où je venais, il était hautement improbable que je parvienne à être autre chose de plus haut dans la gamme des CSP que « prof ». J’étais au top de ce que je pouvais faire, au regard du chemin que j’avais fait. J’ai commencé à voir le mur que je m’étais pris et qui m’avait empêché de « transfuger ». Je n’avais simplement pas joué le jeu. Comme chacun sait, quand on refuse de jouer, on ne peut que perdre.
J’ai compris que je ne pouvais pas être Edouard Louis. Que je ne serais jamais Edouard Louis. Parce que j’avais pas intégré la bonne classe, préparatoire comme sociale. Parce que je n’avais pas rencontré le bon professeur, le bon amant. Parce que je n’avais pas accumulé les bons points. Je suis condamné à rester un plouc. Je suis tellement plouc que le mot « province » me donne des envies de meurtre.
Si j’avais été un peu plus Edouard Louis et un peu moins Eddy Bellegueule, un peu moins Camille Leboulanger, j’aurais fait khâgne. Après tout, j’avais « le niveau », la mention. Juste la flemme, pas envie. Même pas conscience de ce que c’était : aucune idée de l’ENS. Si j’avais su, je serais peut-être devenu auteur de « blanche », ou bien assistant parlementaire, ou bien un jeune réalisateur prodige, un peu comme Dolan ou Ducourneau. C’est toute la perversité du discours du mérite, de l’ascension, du transfuge : finalement, en étant logique, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, j’avais les cartes en main, je n’avais qu’à prendre de meilleurs décisions.
Je n’avais qu’à aimer le cinéma de Mathieu Amalric et monter à Paris. Le pire, dans tout ça, c’est que je n’ai pas davantage résolu la contradiction inhérente aux transfuges qu’Edouard Louis. Didier Eribon en parle bien dans Retour à Reims : ce sentiment de ne plus appartenir à l’endroit que l’on a quitté, sans réellement habiter le lieu où l’on arrive, ou bien malgré soi. Contre soi. À trente ans et quelques, transfuge raté, je ne me sens ni ici ni là, ni vraiment prolo ni bobo, ni plouc ni parisien. Mon demi-parcours m’aura rendu sensible et fait apprécier une partie de la culture « légitime » et abandonner une partie de la culture « pour les masses » que j’étais prédestiné à aimer et défendre. J’aime également Zola et Michael Bay, quoique pour des raisons fort différentes. Pas vraiment parti, donc pas arrivé, je suis déchiré, écartelé même. Je ne serai jamais Edouard Louis, certes, mais je n’ai jamais non plus été Eddy Bellegueule. J’habite l’entre-deux.
Quelque chose de cette contradiction, de cette tension, doit être sensible dans mon travail puisque les rares instances culturelles dominantes qui s’y penchent soulignent qu’il agit « sous couvert de science-fiction » et celles dominées (les revues et blogueurs SF) n’ont de cesse de remarquer à quel point les textes que j’écris sont étranges, « à la croisées des genres », aux « limites » toujours, de la « blanche ».
Transfuge raté, voilà ce que je suis : plus qu’une exception, un « cas limite ».
Les seules choses qui rendent ce drôle d’état social un peu plus supportable sont que je ne suis pas le seul et que nous nous reconnaissons.
Ça devient une catégorie en soi, oui.
J’ai envoyé bouler des trucs aussi, mais je suis à l’aise dans mes « mauvais genres » et je sais que si j’avais ascensionné, j’auraIs détesté cordialement les gens de mon milieu d’arrivée.