« Nous sommes en guerre. »
Il y a quelque chose de fascinant dans cette phrase, prononcée par le président Macron en 2020, en plein cœur de l’explosion de la pandémie de Covid 19. Derrière l’hypocrisie évidente de cette énoncé et des conditions de sa production, il s’agit sans doute de la phrase la plus vraie qu’il aura prononcée durant le cours de ses deux mandats électifs.
Nous sommes en guerre. C’est vrai. Nous sommes en guerre.
Mais quelle guerre ? Contre qui. Et, surtout, qui est nous ?
Dans la bouche du président Macron, ce « nous » voulait sans doute représenter « la France », ou « le peuple Français » ou, à la rigueur et en lui prêtant une visée universaliste, « l’humanité toute entière ». Je pense que ce n’est pas cela que ce « nous » signifie.
Il existe une guerre, c’est vrai. Il y a bien un « nous », et donc un « eux » qui n’est pas la menace impersonnelle d’un virus, ou même d’un « changement climatique » impersonnel. Il y a un ennemi, bien connu et délimité. S’il y a une guerre, il y a des armes et des stratégies pour la mener, ainsi que des êtres doués de raison pour les employer.
S’il y a une guerre, il y a un rapport de force. Il y a des forces en présence, des alliances, des alliés, des déserteurs et des traîtres. Comme dans toutes guerre, il y a des morts. Beaucoup de morts. Des morts qui auraient pu, auraient dû, être évités.
Comme toute guerre, ce ne sont pas les personnes qui l’ont déclenchée qui en payent le prix le plus fort. Il ne s’agit certainement pas non plus de ceux qui, comme moi, ont le loisir de d’écrire à propos de la guerre. Ce sont celles et ceux qui la mènent sans l’avoir choisi, sans la comprendre, et parfois même sans le savoir. Et, comme toute guerre mondiale, globale, l’intégralité du corps social y prend part. Il est impossible de ne pas être « en guerre ».
Quels sont les camps alors ? Au risque de paraître anachronique, il me semble difficile de les décrire sans employer les termes de « prolétariat » et de « bourgeoisie ». Loin d’avoir été disqualifiés par le XXe siècle, le sens de ces mots n’a rien perdu de son utilité analytique. Il faut comprendre « prolétariat » comme « celles et ceux qui ne vivent que, ou en grande majorité, de la vente de leur force de travail ». La « bourgeoisie », elle, se définit comme « celles et ceux que la propriété lucrative des moyens de production dispense de vendre leur force de travail. »
Ces catégories, que la tradition marxiste nomme « classes », ne sont pas simplement, comme l’enseignent les programmes de l’enseignement secondaire, les descripteurs d’un état passé de la société – en l’occurrence du XIXe siècle et de la seconde « révolution industrielle » – mais bien des catégories d’analyse toujours valables de nos jours.
Pour bien distinguer ces deux camps, il faut dissiper un malentendu, construit lui aussi par des décennies d’apprentissage scolaire. Les prolétaires ne sont pas nécessairement pauvres. Il existe, aujourd’hui, des prolétaires que l’on peut qualifier, avec l’INSEE, de riches. Ils sont cadres supérieurs, ingénieurs, commerciaux, médecins, « entrepreneurs ». Souvent, ils travaillent en dehors du cadre de l’emploi. Ils subissent, ont subi, un processus de prolétarisation généralisé consubstantiel des l’accumulation tendancielle du capital.
Le salaire qu’ils perçoivent en échange de la vente de leur force de travail les met, selon l’expression consacrée, « à l’abri du besoin ». Il leur permet d’ailleurs souvent d’accéder « la propriété », non pas des moyens de leur production, mais de leur logement ou d’autres biens de nature à leur procurer une rente. Ils deviennent alors, en partie, des bourgeois.
Ces prolétaires riches sont, d’un point de vue pragmatique, stratégique et sans jugement moral, des traîtres à leur camp, traîtres à leur classe.
Il ne s’agit pas ici de faire leur procès, mais au contraire de faire comprendre à ces fractions souvent éduquées et intellectuelles du prolétariat le mensonge, la manipulation qu’ils ont subie. Pour des raisons que je développerai plus tard, elles doivent réapprendre, reconnaître, leur condition de prolétaire.
Les professeurs des trois « sections » de l’enseignement (primaire, secondaire, supérieur) en sont un bon exemple. Elles (au regard de la féminisation majoritaire de ces professions) représentent en théorie l’une des plus belles prises de guerre du prolétariat. Elles bénéficient du salaire à la qualification personnelle et leur rémunération ne dépend pas de leur emploi. Elles possèdent leur outil de travail : leurs savoirs et la manière de les transmettre. Le cadre légal leur garantit une (presque) totale liberté d’enseignement. En théorie, ces femmes et ces hommes constituent une sorte d’utopie prolétarienne, où le travail est libéré de l’impératif de « productivité », et donc de profit. En théorie, ces professeures constituent une avant-garde communiste au sein de la société (Bernard Friot dit « un déjà-là »). Ou, plutôt, constituaient.
Car nous sommes en guerre.
La contre-offensive de la bourgeoisie capitaliste est double. D’une part, elle use de son pouvoir sur les institutions elles-mêmes pour réduire ce bastion de communisme. Face à la liberté inconditionnelle, elle emploie la quantification (Sabrina Calvo emploie dans son roman Melmoth Furieux le terme, très approprié, de « métrique »). Elle « professionnalise », elle réduit le travail à des tâches segmentées (faire l’appel, remplir le cahier de texte, remplir des bulletins, répondre à des courriels), elle évalue les « compétences » des élèves comme des professeurs avec les mêmes grilles, toujours changeantes. Contre la liberté d’enseignement, elle oppose « l’autonomie », et donc le pouvoir individuels des « personnels de direction », nouveaux contremaîtres, nouveaux « managers », gestionnaires des « heures par élève » et des « marges d’autonomie ». Pour réintroduire de la « productivité », elle utilise les « projets » : combien, comment, où ? Elle force même les élèves eux-mêmes à être stratèges dès l’entrée au collège et les enseignantes, pour ne pas perdre le bénéfice de leur « statut », se révèlent complices. Elles orientent, de plus en plus tôt. Elles évaluent. Sans rien dire, ou si peu, elles s’adaptent. Elles ne choisissent plus leurs outils et sont dépendantes des désirs de ceux que l’on leur impose.
Car elles portent en elles, intimement, le deuxième bras de ce mouvement en pince qui les enserre. Les enseignantes, les professeurs, ont peur du prolétariat. Ils ont une mauvaise conscience de classe qui les pousse à distinguer, à jouer le jeu. Ils ont trop à perdre ! Il y a cette part d’embourgeoisement en elles et en eux : ils possèdent une maison, ont des enfants, déjà nés ou en projet. Elles ont peur du « déclassement », si peur qu’elles adhèrent aux discours que l’institution bourgeoise leur demande d’imposer sur les élèves. « Mauvais élève », tu iras « en pro ». Les professeurs reproduisent, bien sûr, parce qu’ils sont eux-même le résultat de cette reproduction. Pour le dire simplement, un fils ou une fille de bourgeois en pleine « possession de ses moyens » ne devient pas institutrice ou professeur de philosophie. La place des professeurs dans la division sociale capitaliste du travail n’est pas tant de former ou d’instruire que de perpétuer un mythe très utile : celui de la classe moyenne, dont ils sont le « cas type ». Ils se pensent, se croient, « ni ouvrier ni patron », « intellectuels », hors du jeu. Pour le dire (trop) rapidement et (trop) simplement, les professeures sont des prolétaires qui se pensent bourgeois.
C’est une des armes les plus terribles de la bourgeoisie dans la guerre qui l’oppose au prolétariat. Si la plus grande réussite du diable est d’avoir fait croire qu’il n’existe pas, celle de la bourgeoisie est d’avoir fait penser à son ennemi qu’il n’existait plus et, même qu’il était son allié. Il ne s’agit évidemment pas de culpabiliser les professeures plus que d’autres. L’idéologie dominante est, bien sûr, l’idéologie des dominants et il y a de ce fait une part de bourgeois en chacun de nous. C’est l’ordre de désir du capitalisme qui nous est imposé : hétérosexualité, reproduction biologique, un bon salaire et des loisirs bien remplis par les productions culturelles. Au XXe siècle, les contempteurs de l’URSS l’accusaient de « dire à chacun quoi faire ». Le capitalisme bourgeois, lui, refait tous les désirs à son image (il a même créé un tout nouveau poste dans la division du travail à cette fin : la publicité) et nous dit quoi aimer, quoi vouloir. Cette stratégie a un double effet : rendre invisible aux prolétaires de tous niveaux de richesse leur condition, les empêcher de conscientiser et politiser leur position de classe, mais aussi de produire du découragement. Le capitalisme culturel est bel et bien un « opium », aussi bien antalgique (il nous « divertit », nous rend notre condition de subordonné supportable) que tranquillisant (il nous endort). La force de la « culture bourgeoise » et les moyens de productions qu’elle contrôle semblent tels qu’on est conduit à vouloir abdiquer.
Comme le protagoniste d’Orwell, on « gagne contre soi-même », on se vainc. Quand on ne passe pas purement et simplement à l’ennemi, on se berce de d’une neutralité illusoire. On compromet. On fait avec. La bourgeoisie se maintient au pouvoir en suscitant l’adhésion, consciente ou non.
Encore une fois, il ne s’agit pas de porter un jugement moral, mais un regard politique sur nos comportements. « À Rome, fais comme les romains » : il serait tout aussi illusoire de croire pouvoir ne pas agir du tout « en bourgeois » dans une société aussi ostensiblement bourgeoise. Nous sommes toujours ici et maintenant. Il n’y a pas d’ailleurs ou de dehors. C’est pourquoi il est essentiel de réparer cette « mauvaise conscience ». La bourgeoisie, elle n’a pas de remords, pas d’hésitations. Elle agit pour soi, certaine de son fait. Elle qui est capable d’un spectaculaire aveuglement au conséquences à long terme de ses choix a pourtant, paradoxalement, le temps de son côté. Ce confort, cette certitude, lui vient de son institution fondamentale : la famille, ou la promesse de la perpétuation infinie de son être et de son capital. Non seulement les corps bourgeois sont moins sujets aux accidents, aux maladies, car plus soignés, mais ils sont littéralement reproduits dans leurs êtres à travers leur descendance. C’est pour cela que les réactions de la bourgeoisie à toute tentative, même minime (« tout taxer au-dessus de douze millions ») sont si vives : il s’agit pour eux d’un péril ontologique.
La classe laborieuse, le prolétariat, est au contraire vue à travers leurs yeux, une chose notoirement transitoire. Les travailleurs et travailleuses sont des « ressources humaines ». Dans un article récent, le journal Mediapart révélait le stratégie de Pôle Emploi de constituer un « vivier de demandeurs d’emploi ». La guerre à outrance, nous apprend-on, est caractérisée par une déshumanisation totale de l’adversaire.
Dans le capitalisme industriel du XIXe siècle, l’être humain était réduit à un auxiliaire de la machine et trouve son aboutissement dans la « guerre industrielle » de 1914 à 1918. Le capitalisme bourgeois du XXIe siècle, lui, fronce les narines devant de telles effusions et utilise la machine pour faire disparaître les travailleurs de son champ de vision : bien plus que la « fin du travail », telle est la promesse de l’automatisation. Dans le ciel, des drones bombardent des hôpitaux ou bien livrent des repas. La quantité de valeur économique est la même, quel que soit l’activité concrète des machines.
Elle a si bien pacifié le monde, inscrit dans un « système de non-mort », que l’idée même de violence est devenue insupportable à certaines franges des classes laborieuses, par peur, par lâcheté, mais intégration de la négation bourgeoise de la conflictualité, dont elle efface toute trace dans le langage. Elle dit « dialogue », « collaborateurs », « concertation » pour masquer la violence et la coercition qu’elle-même n’a aucun remords à exercer.
La bourgeoisie vit dans un régime d’abstraction, non pas philosophique, mais numérique. La quantification, là encore. La moindre de ses actions se doit d’être profitable, de ses interactions sociales (elle « réseaute »), ses activités économiques ou non (il faut remplir de CV et le profil LinkedIn), et bien sûr, amoureuses. Le couple, la famille, les enfants sont un investissement. L’acmé de l’abstraction bourgeoise est l’avènement de la « gouvernance » par la « data », dont l’accumulation ne peut masquer le caractère de simulacre des phénomènes eux-mêmes. La bourgeoisie, contrairement à ses proclamations de liberté et d’universalisme, est totalitaire. Dans un geste de démiurge pathétique, elle fait, défait, et refait le monde social, et le monde lui-même à son image : toujours « agile » mais en réalité immuable. L’imaginaire bourgeois est tautologique et autotélique : il n’est jamais capable que de se voir lui-même, ni montrer autre chose. Il est fondé sur la « science économique », un discours qui n’a de scientifique que l’apparence et ressemble bien davantage à un catéchisme, tant il est prescriptif plutôt que descriptif et déductif. L’économie dite « néo-classique » représente le monde tel que la bourgeoisie veut qu’il soit, tel qu’elle travaille à le faire être.
La bourgeoisie est « la fin de l’histoire », la grande pacification, seulement troublée par un conflit frontalier de temps à autres, à peine de nature encore à perturber un instant les flux de capitaux, et encore. Toute conflictualité y est moquée, réduite à un désaccord moral et aux « paniques » organisées qui les suivent ( de la « panique satanique » à « les hommes doivent-ils manger de la viande ? », en passant par la théorie du genre). Dans ce registre, il faut remarquer l’un des rares moments de politisation véritable au sein de la bourgeoisie : la question de l’ouverture ou non du mariage aux personnes homosexuelles. D’un côté, un libéralisme de mœurs, de l’autre un conservatisme, d’apparence morale lui aussi, mais que je voudrais voir comme une grande peur face à une atteinte à l’unité fondamentale de la société bourgeoise, la contractualisation par le mariage des relations sexuelles à des fins de reproduction. Durant cette confrontation, il n’est jamais venu à l’idée des forces dites « progressistes » de remettre en cause la valeur du mariage lui-même. Les premiers ont triomphé, en attendant le retour en force des seconds. En effet, toujours opportuniste, le capitalisme bourgeois sait adopter le langage et la logique qui sert le mieux ses intérêts en fonction de chaque situation. Elle sait que, sans chercher le moins du monde à nier la valeur, et la nécessité des combats féministes matérialistes et queer, de ceux-ci elle peut s’accommoder, au moins pour un temps.
La cœur de la guerre est ailleurs, et cette guerre tue. Quotidiennement. Un millier de morts au travail par an, ce sont chaque année mille victimes de guerre. Enrégimentés dans des emplois qui nient leurs droits et leurs volontés aussi efficacement que n’importe quelle armée, les travailleurs et travailleuses ne valent pas plus que de la piétaille. On les envoie au front, par n’importe quel temps, ingurgiter fumées et poisons, être meurtris dans leur chair et dans leurs esprits. Chaque dépression, chaque enseignante, chaque postier, chaque pompier suicidé est une victime de la guerre aux esprits qui, véritablement humains, ne peuvent se résoudre à n’être ni à ne manier que des chiffres. Toutes ces maladies, toutes ces morts, sont des crimes de guerre.
Mais aussi :
Toutes les femmes battues, violées, tuées par des hommes, leurs conjoints ou d’autres. Le capitalisme bourgeois est indissociable du patriarcat. Dans le régime de l’hétérosexualité, les « femmes » sont des prolétaires, les « hommes » des bourgeois.
Toutes les victimes de crimes racistes, antisémites, islamophobes, homophobes, et de toutes autres formes de discrimination, victimes de l’hypocrisie morale du capitalisme bourgeois.
Tous les morts, humains, animaux, plantes, passés, présents et à venir, dus à plus de deux siècles de consommation « illimitée » de la biosphère et à ses conséquences. Dans la dialectique de la vie et de la mort, le prolétariat est vivant, la bourgeoisie est que la mort. La bourgeoisie tue. Elle tue car il n’y a que comme cela qu’elle peut continuer à vivre.
Face à ces constats, il me semble pertinent de réactiver deux slogans qui, bien qu’anciens, n’ont rien perdu de leur actualité, bien qu’il faille les comprendre de manières nouvelles.
Pas d’autre guerre que la guerre de classe !
Prolétaires, unissez-vous !