Bertram le Baladin sort en poche la semaine prochaine aux éditions Libretto le 3 octobre prochain, soit la semaine prochaine.
Le lien sur le site de l’éditeur est ici : http://www.editionslibretto.fr/bertram-le-baladin-camille-leboulanger-9782369145417
Pour fêter cela, j’ai écrit une courte nouvelle qui peut, si l’on veut, en constituer une sorte de suite et de conclusion. Une « coda », si l’on veut. Pour ceux qui en voudraient encore, je rappelle qu’un autre texte Le Chant du Profond, dans le même univers, est lisible dans le recueil Monstres Cachés publié à l’occasion du festival Imaj’nère 2018 (les infos ici).
Dans ce texte, un célèbre musicien nommé Bertram tire sa révérence.
Je vous l’offre en lecture ici et bien sûr, à télécharger au format livre numérique.
Télécharger Les Adieux de Bertram le Magnifique.
Bonne lecture à tous !
Les Adieux de Bertram le Magnifique
Lorsque Bertram le Magnifique annonça qu’il prenait sa retraite et avait rendu son manteau arc-en-ciel, toute la Citadelle de la Guilde des Musiciens se mit à bruire d’une multitude de conversations. Depuis les quais de la Ville Basse, à travers ses rues chamarrées, tortueuses et odorantes, jusqu’à l’intérieur des Ateliers séculaires et secrets de la Guilde au pied des majestueuses tours multicolores de la Citadelle, on ne parla que de cela pendant plusieurs semaines. Ce fut un de ces moments rares où chacun possède un avis sur un fait public.
C’était que Bertram le Magnifique était si célèbre, qu’il allait et venait dans les Terres Hautes depuis tant d’années – même les plus anciens ne pouvaient les compter – que chacun avait le sentiment de le connaître intimement ! Il faisait partie des rues de la Citadelle au même titre que les pavés et les lanternes. Ses chansons bondissaient d’une fenêtre à l’autre par dessus les caniveaux, portés par les voix des enfants comme des vieillards. La rumeur de sa décision soudaine se répandit dans la ville aussi facilement que la marée dans la baie, et aussi rapidement. Elle suscita des réactions variées allant du désespoir au soulagement, de la colère noire à la joie lumineuse.
Comment osait-il abandonner sa mission sacrée ? Bon débarras ! Qu’ils s’en aillent, les vieux croulants dans son genre, confits dans leurs couleurs ! La Guilde ne manquait pas de Musiciens plus jeunes, à la foulée plus ample et assurée. Mais n’était-ce pas bien triste de voir un tel chanteur se ranger. Depuis tout jeune on l’entendait et on le voyait et il faudrait s’habituer à son absence aussi brusquement que cela ? Prendrait-il un apprenti ? La rumeur n’en disait rien. S’il ne le faisait pas, ses chansons seraient-elles condamnées à l’oubli ? Et alors, quoi ? Des airs, on en ferait d’autres ? Les Terres Hautes n’allaient pas disparaître. Aucun Musicien, si talentueux fût-il, n’était indispensable !
Pendant plusieurs semaines, ce ne fut que cela : conjectures sans fin, protestations et lamentations. On n’avait jamais autant parlé de lui.
À la taverne de l’Huître Bleue, ce soir-là, trois amis occupaient la grande table ronde et usée. La nuit était déjà bien avancée et plusieurs bouteilles de vin du proche Alete gisaient vides sur la planche en compagnie de hautes chopes de bière en fer blanc. Les trois faces étaient rougies par l’alcool. Les haleines étaient lourdes et les voix rauques. La fumée des pipes formait un nuage foncé au-dessus des têtes.
Le premier des trois amis reposa violemment son verre et s’exclama, rompant un silence éthylique de plusieurs minutes :
« Moi je sais pourquoi il s’arrête, Bertram le Magnifique ! Il m’a tout raconté ! Je l’ai entendu comme je vous entends ! »
Il était batelier de profession et menait sur une barge plate les voyageurs des quais jusqu’aux grands voiliers où l’on s’embarquait vers les autres grands ports des Terres Hautes et parfois même au-delà.
« Je l’ai mené au navire pas plus tard qu’hier ! Sans son manteau, j’ai été le seul à le reconnaître. Il m’a dit :
» Il n’y a plus rien à chanter dans les Terres Hautes. Je m’en vais plus loin, dans les Terres Basses par delà l’Alete. Là-bas, ils n’ont pas de chansons. Je vais leur apprendre ! »
Le deuxième ami, assis à sa droite, émit tout de suite une protestation sonore :
« Tu mens ! Hier, tu n’étais pas sur ta barge puisque tu as passé la journée dans le lit de ta maîtresse. On m’a raconté que tu as passé sa porte sur le quai des Trois Voix au matin pour n’en sortir que le soir. »
L’autre se resservit du vin. Il ne tenta même pas de le contredire. Dans toute la Ville Basse, on le connaissait comme un fabulateur de premier ordre. On jurait parfois que l’expression « menteur comme un batelier » avait été inventée en son honneur.
Le deuxième ami reprit :
« Je sais la vérité, moi. Si Bertram rend son manteau, c’est pour une raison très simple : il a perdu sa voix ! »
Il prononça ces derniers mots suffisamment haut pour que toute l’auberge l’entende. Les autres buveurs interrompirent leurs conversations et tendirent l’oreille :
« J’étais là pour son dernier concert. C’était il y a un mois, devant la porte de l’Est. Il a chanté pendant plus de deux heures et, à la fin de son dernier air, au moment de la péroraison finale, sa voix a fait un grand bruit claquant, comme un cri de mouette étranglée. Tout le public s’est tu sous le choc ! C’est comme ça que la voix de Bertram s’est brisée. »
Il marqua un arrêt pour s’assurer de l’effet de ses paroles. Mais un éclat de rire sonna dans la pièce. L’un des buveurs accoudés au comptoir se retourna et s’exclama :
« Tu ne vaux pas mieux que l’autre ! Tu mens tout autant ! J’étais là. Ce n’était pas Bertram le Magnifique du tout, mais Santino de Strid. J’ai tout vu moi ! »
Son intervention déclencha de nouveaux rires. Tous les habitués de l’Huître Bleue comprirent sans mal le sous-entendu dans l’emphase. Le deuxième homme était aveugle ! Il rougit, prenant la couleur du vin dont il réclama une nouvelle bouteille au tenancier.
Le troisième ami, qui jusque-là paraissait dormir le front posé sur la table, se redressa et, après avoir peigné ses épaisses moustaches de ses doigts rendus collants par la bière, ouvrit lentement la bouche.
« Tous les deux, vous racontez n’importe quoi. »
Échauffée par les mensonges des deux autres, l’auberge ne l’écouta que de mauvais grâce.
« Ma sœur, vous la connaissez : elle est couturière et teinturière dans les Ateliers de la Guilde. En temps normal, elle n’a pas le droit de parler de ce qui se passe dans l’atelier sous peine d’avoir la langue coupée »
Les buveurs acquiescèrent. Ils avaient tous entendu de pareilles histoires.
« Cette fois-ci, elle a cependant choisi de prendre le risque et de transgresser la règle. Alors écoutez-bien, car vous allez entendre la vérité ; une vérité qui a un lourd prix. »
Sa voix n’avait maintenant plus rien de celle d’un ivrogne. Elle était claire et articulée, soutenue par l’entraînement. Le troisième ami était maître d’école.
« Quand Bertram le Magnifique est revenu de son dernier voyage, son manteau arc-en-ciel était tâché de terre. Il était si couvert de boue, si maculé de poussière qu’on n’en voyait plus les bandes et tous les efforts des lessiveurs de la Guilde ont été vains. Nul n’est parvenu à le nettoyer. Une énorme tache noirâtre restait au niveau du cœur, juste en-dessous de l’écusson. Bertram a donc demandé à ce que lui en soit tissé un autre. »
Le maître d’école prit une longue gorgée de bière. Toute l’auberge retint son souffle, pendu à ses mots.
« Il a rendu son manteau à l’atelier et n’est revenu qu’une semaine plus tard. Il a alors découvert qu’on ne lui en avait pas fabriqué de nouvel habit. Bertram a piqué une de ses fameuses colères, mais le maître de l’Atelier n’a rien voulu savoir. La décision ne venait pas de lui. »
» Bertram a donc demandé audience au Conseil de la Guilde, sûr de son bon droit. Voici ce que le conseil lui a répondu :
» Le tissage d’un manteau arc-en-ciel est une chose coûteuse. La Guilde ne peut pas se permettre d’en fabriquer de neufs pour les vieux Musiciens. Les manteaux neufs vont aux Musiciens neufs : à ceux qui rapporteront à la Guilde de nombreuses chansons encore. Elle ne voit donc aucun profit à donner un habit neuf à Bertram le Magnifique. Qu’il porte sa salissure. »
L’orateur s’arrêta une nouvelle fois pour boire.
« Eh bien ? s’exclama le tenancier de l’autre côté de son comptoir. Qu’a-t-il fait ensuite ?
— Ensuite ? Ensuite, Bertram a enlevé son vieux manteau sali. Il l’a déchiré et l’a jeté aux pieds du Conseil. Puis il est sorti en furie et, sur le parvis de la Porte Multicolore, il a brisé son luth sur le sol de pierre. Il a juré de ne plus jamais chanter. »
Un silence consterné envahit alors l’auberge de l’Huître Bleue.
« Bertram le Magnifique a fait ses adieux pour un manteau ? »
Le maître d’école montra un sourire patient et secoua la tête :
« Ce n’était pas juste un manteau. Vous savez comment sont les Musiciens. C’était une question d’orgueil. Voilà ce que m’a raconté ma sœur, qui travaille aux Ateliers de la Guilde. »
Et, son histoire terminée, le troisième ami reposa la tête sur la table et ne prononça plus une parole de la soirée. Les conversations ne tardèrent pas à reprendre. Tous s’accordaient à dire que les Musiciens étaient décidément des êtres étranges.
Au fond de l’auberge, une silhouette incolore et anonyme buvait silencieusement. Elle n’avait rien raté des trois histoires. Nul ne lui prêta attention quand elle se leva, paya, et sortit sans rien ajouter.