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Notes sur The Matrix Resurrections

Une œuvre peut-elle être en même temps la critique d’une chose et la chose même qu’elle critique ? Autrement dit : questionner ouvertement une forme autorise-t-il à employer cette forme ? Ou bien : la métatextualité est-elle une fin en soi ? Ou encore : le second degré, la distance ironique affichée invalident-ils la réalité de l’acte?

Il faut se poser deux questions. Premièrement : que dit The Matrix Resurrections ? Deuxièmement : que fait The Matrix Resurrections ? En réalité, plutôt que de formuler ces deux interrogations l’une après l’autre, il faut les faire alterner en permanence pour tenter de cerner ce qui ne va pas.

Car il y a bien, comme le disait le personnage incarné par Laurence Fishburne en 1999, quelque chose qui ne va pas, quelque chose capable de rendre fou.

Tout d’abord, le film dit par la bouche de Bugs, combattante humaine, qu’il ne s’agit « peut-être pas de l’histoire que nous croyons ». C’est une des premières phrases de dialogue. On prête alors attention aux divergences. On cherche le piège. Mais que fait le film ? Il rejoue, scène par scène, sur un rythme quasi similaire, la structure du film original, reproduisant des séquences et des plans, jouant de projections et d’inserts « subliminaux » de scènes des trois films originaux, et ce jusqu’à la « libération » et l’envol final (cette fois-ci, à deux au lieu de seul). Ce que le film nous convie à suivre, c’est en réalité très exactement la même histoire.1

Ensuite, toujours par la bouche de Bugs, The Matrix Resurrections ajoute que c’est la nature de la Matrice que de métaboliser et de retourner contre l’être humain tout ce qu’il aime (le film emploie le terme « weaponize ») pour mieux le contrôler. C’est peut-être le point le plus intéressant du film. En effet, Thomas Anderson est devenu le développeur d’un jeu vidéo intitulé The Matrix, dont on lui réclame un quatrième épisode. L’expérience qu’il a vécue est donc réduite à une simulation dans une simulation, un virtuel dans un virtuel. C’est ce rapport aux œuvres aimées produites par le complexe culturo-capitalistique qu’interroge la première heure du métrage. Le questionnement est redoublé par la tirade de l’Analyste, remplaçant de l’Architecte qui n’emploie plus pour faire « tourner la boutique » la raison et la méthode scientifique mais – au contraire ? – les passions, et tout particulièrement parmi elles « la peur et le désir ». Voici comment l’humanité est encore asservie. Par ses affects et ses émotions. Mais que fait le film ? Justement cela. The Matrix Ressurections est avant-tout un mélodrame : une histoire d’amour impossible. Si c’est « l’amour », la connexion impossible et inconsciente de Thomas et Trinity qui rend possible cette « nouvelle » Matrice, c’est aussi le sujet du métrage et la note d’intention du film, selon la réalisatrice elle-même.

Que dit Matrix Resurections ? Les croyants comme Morpheus, selon la Générale Niobe, avaient tort et empêchaient la réconciliation. La paix obtenue par la nouvelle cité hybride d’Io (cité paradoxalement vide d’habitants, à la différence de Zion, dont la vitalité était justement longuement donnée à voir) justifie le sacrifice des humains toujours soumis à la Matrice. Que fait le film ? Il poursuit son chemin comme si de rien n’était une fois l’Analyste dévoilé, sans conséquences.

Que dit le film ? Voici Thomas Anderson, voici Neo. Cependant, ce n’est pas lui. C’est littéralement un cadavre reconstruit, réanimé. L’action, les cascades, les combats qui ont fait le succès du film sont absents. La mise en scène semble incapable de toute mise en valeur de la chorégraphie des affrontements, comme Neo lui-même qui déclare ne plus vouloir se battre. Que fait le film ? Il remplit le cadre de figurants anonymes, présente comme une nouveauté le fait que la menace puisse venir de n’importe qui (les agents ont disparu, remplacés par des bots indistincts des humains), transformant l’unique course poursuite en scène de film de zombies, noyée dans la brume. C’est le nombre qui étouffe littéralement les héros au moment de leur réunion, non plus la répétition du même Smith mais tous les autres autour d’eux.

Lorsque l’Analyste, enfin, déclare que les actions de Neo et Trinity n’ont aucune importance puisqu’il y aura toujours des « moutons » pour accepter la Matrice, les héros haussent les épaules. Ils ne dessinent plus « un monde où tout est possible », ne luttent plus pour la libération de chacun et chacune. Ils se contentent de dessiner un arc-en-ciel, celui-là même que le programme Sati avait déjà peint à la fin de The Matrix Revolutions.

Interrogé à propos de The Matrix en 1999, Jean Baudrillard déclarait qu’il s’agissait du « film sur la Matrice qu’aurait pu fabriquer la Matrice ». Avec un peu de tristesse, il faut reconnaître qu’il avait peut-être raison, mais avec vingt ans d’avance.

1 Le film joue aussi un perpétuel jeu de miroirs : la nouvelle « apparence physique » de Thomas Anderson est celle de l’époux IRL de Carrie Ann-Moss ; le mari de Tiffany/Trinity est joué par Chad Stahelsky, réalisateur de la série des John Wick… et ancienne doublure cascade de Keanu Reeves dans les trois films précédents, etc.

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