Longue route vers utopie : Chapitre 3

« À proprement parler, l’Utopie n’est pas un genre en elle-même, mais plutôt le sous-genre sociopolitique de la Science-Fiction »

Cette citation de Darko Suvin (in Metamorphoses of Science Fiction, 1979), que Fredric Jameson met en exergue de son essai à propos de la trilogie Mars de K. S. Robinson pose plusieurs questions. Même en admettant que la science-fiction1 soit un « genre » en elle-même (soit, selon Todorov « « la codification historiquement attestée de propriétés discursives »), ce qui n’est pas certain (hors d’un usage courant du mot), l’Utopie en serait selon Suvin une sous-catégorie, une fraction. La caractéristique singulière, séparatrice, de ce « sous-genre », codification dans la codification donc, énonciation particulière au sens d’une énonciation particulière, serait son caractère « sociopolitique ». Le « genre utopie » serait donc, parmi les œuvres de science-fiction, celles qui traitent des structures sociales et politiques, de l’organisation des sociétés et du pouvoir, de la vie des groupes humains.

On voit donc tout de suite ce que cette définition, certes lapidaire et sortie de son contexte a de problématique. Elle semble à la fois trop générale et trop spécifique : trop générale car quelle œuvre de fiction ne traite pas de faits sociaux et d’organisation politique ? ; trop spécifique car limitant l’utopie à un sous-groupe dans un corpus lui-même restreint. L’Utopie serait donc une littérature minoritaire au sein de la minorité.

Prenons l’exemple du roman de Robert Heinlein Révolte sur la Lune, qui met en scène la révolution des colons sélénites et leur émancipation de la Terre. C’est à n’en pas douter un roman socio-politique qui interroge la constitution d’une société, sa définition et son organisation politique. Cependant, je ne l’ai jamais vu qualifier d’« utopique ». Pourquoi ? Ma tentative de réponse serait dans le caractère sinon réactionnaire, au moins conservateur et libertarien de l’idéologie sociopolitique déployée par Heinlein. Cela tient sans doute aux similarités affichées entre son récit et la révolution américaine, fondée sur l’idée de liberté d’entreprise et de possession. Peu à voir à première vue avec, mettons, Les Dépossédés (qui raconte pourtant une histoire semblable).

Pourtant, la révolte des colonies américaines avaient quelque chose d’utopique, tout comme le roman d’Heinlein : il s’agit de faire advenir une société nouvelle. Un peu de la même façon, toutes proportions gardées, l’historien Johan Chapoutot montre le caractère lui-aussi utopique de l’idéologie nationale socialiste2. L’idéologie nazie a ceci de séduisant qu’elle est positive : elle fait la promesse d’un monde nouveau, un monde plus « naturel », un équilibre rétabli. La difficulté qu’il me semble toucher du doigt est la suivante : « utopie », avec son étymologie contestée et ses usages contradictoires, est un mot qui semble pouvoir contenir n’importe quelle idéologie. On peut penser ici à la citation fameuse de China Miéville : « Nous vivons dans une utopie : ce n’est juste pas la nôtre. »3.

Dans son ouvrage, Utopie et Socialisme, Martin Buber retraçait en 1950 l’itinéraire du « socialisme utopique » et n’oubliait pas de rappelait toutes les connotations négatives que le terme au cours des deux derniers siècles. « Utopiste » est une insulte, autrement dire « inconséquent », « doux rêveur ». Face à cette « rêverie » se place la rationalité brutale et auto-justificatrice du capitalisme libéral puis néo-libéral : le bon sens des choses qui existent pour et par elles-mêmes, car comment pourrait-il en être autrement ? Mais Buber ne s’en tient pas là et il réfute l’accusation de décrochage du monde en revenant à la notion de topos, ou lieu.

« Le socialisme utopique, écrit-il4, peut-être qualifié en un sens de topique : il n’est pas « sans lieu », mais il cherche à se réaliser selon les cas en des lieux et dans des conditions données, donc justement « ici et maintenant » dans la mesure du possible. »

L’utopie socialiste n’est donc pas un rêve. Il ne s’agit pas de la construction de « songes-creux » mais au contraire une tentative, toujours renouvelée de réalisation matérielle. L’utopie dépend, pour employer un terme marxiste et même léniniste, de ses conditions matérielles et de la réunion de celles-ci. Une véritable utopie socialiste, contrairement aux utopies néo-libérales ou nazies, ne sont pas des simulacres baudrillardiens, des plans tout prêts à appliquer sur un réel qu’il faut dominer (géographiquement, biologiquement, économiquement). Une utopie socialiste (je maintiens ici le terme de socialiste utilisé par Buber même si « communisme » me paraît plus pertinent pour des raisons déjà développée ici) est une construction matérialiste.

Buber continue : « Mais la réalisation locale n’est jamais pour lui [le socialisme utopique/topique] […] autre chose qu’un point de départ, un « commencement », quelque chose qui doit être là pour que la réalisation s’y cristallise, pour qu’elle conquière sa liberté et son autorité, pour que la nouvelle société se construise à partir de cette réalité, à partir de toutes ses cellules et de celles qui naissent à son image ». Buber montre ici l’ambition non pas isolationniste de l’utopie socialiste (île, camp dans la forêt, robinsonnade, ZAD) mais au contraire totalisante. L’utopie veut s’étendre matériellement à la totalité du monde. Pour autant, ces isolats ne sont pas sans valeur : tous les camps, toutes les ZAD, toutes les communautés sont une réalité à partir de laquelle l’utopie se construit, des modèles concrets, et, plus encore, les « cellules » de cette société nouvelle et vivante.

L’utopie si elle est matérialiste (au sens : l’étude des conditions matérielles, aussi objectives que possible, étants donnés les apports de la sociologie) n’est donc pas une construction monolithique, une cité sur la Lune. Fruit de l’activité humaine, elle porte en elle-même ses contradictions, ses contestations quand bien même elle serait désirable et bonne pour les êtres qui l’habitent. Le roman utopique doit donc faire la part de la dissension, non pas venue de l’extérieur, d’une nation ennemie cherchant à la déstabiliser, mais une dissension intérieure, d’ordre psychologique comme matériel. Tout comme il faut, dans ce paysage communiste, faire une place aux camps et aux ZAD sur, à partir et contre lesquelles l’utopie s’est construite, il faut oser poser les questions douloureuses.

Si, dans The Matrix, le traître Cypher se demande si l’on peut être heureux dans la Matrice (dans le mal, dans le mensonge, dans l’illusion), le roman utopique doit inverser cette question : peut-on être malheureux dans l’utopie ? Ce mal-être, quelle forme prend-il et comment la société utopique peut-être y répondre ? Poussons la question encore plus loin : si Cypher peut chercher à retrouver le mensonge dans lequel il est né et a été élevé, un.e utopien.ne peut-il.elle chercher à quitter son pays natal ?

Si oui, quelles en sont les raisons ?

1 Cauchemar définitoire : qu’est-ce que la science-fiction ?

Je vois trois définitions possibles, toutes les trois insatisfaisantes.

1. La science-fiction est une fiction qui met en scène la science et des scientifiques.

Ex : trilogie de Mars, le personnage de Saxifrage Russel – questionnement du scientifique comme héros.

2. La science-fiction est une fiction qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, actuelles et plus particulièrement prospectives. Importance de la technique : subdivision particulière, la hard-science, la SF avec de la « vraie » science, de la science pas facile dedans.

Elle s’appuie sur le principe de vraisemblance.

Exemples innombrables.

3. La science fiction est une fiction écrite de manière scientifique, qui s’appuie sur la méthode scientifique.

Difficulté : à ce compte-là, les Rougon-Macquart est une série de science-fiction. Qui plus est, Le Docteur Pascal remplit les trois conditions.

2Dans La loi du Sang, Penser et Agir en Nazi, Gallimard, 2014

3https://conversations.e-flux.com/t/china-mieville-we-live-in-a-utopia-it-just-isn-t-ours/7537

4Socialisme et Utopie, Martin Buber, L’échappée, 2016