« Pourquoi t’écris ? »

ou – manière de sous-titre rigolo – 13 ans, crise d’adolescence d’une « carrière » dans le « milieu » du livre.

*

« Pourquoi t’écris ?»

C’est une drôle de question. C’est aussi une bonne question. Après tout, pourquoi ?

Réponse courte/esquive : Par obstination.

Réponse courte/romantique : Parce que c’est la seule chose que je fais bien/ce que je fais le mieux. Parce que l’ART, okay ?

Réponse longue et nécessairement insatisfaisante :

Quel est l’intérêt de s’enfermer X heures par jour (remplacez le chiffre par votre durée usuelle ou favorite, je ne veux même pas rentrer dans le débat de « combien il faut ») devant un écran ou un cahier, que ce soit chez vous, à la bibliothèque, dans un espace de coworking à la mode ou dans votre café favori ?

Quand je dis « intérêt », je l’emploie de manière très matérielle : quel est le gain que vous en espérez ?

Pourquoi vous écrivez ?

Plusieurs réponses possibles :

Premièrement, le capital symbolique.

En gros, c’est stylé d’écrire. Même si ça les laisse un peu perplexe, ça impressionne les membres de votre famille, peut-être vos amies aussi, ou les personnes que vous cherchez à séduire. Si on en croit les différentes affaires de violences sexistes et sexuelles à travers les différents milieux « artistiques et culturels », on peut imaginer que le désir de tirer son coup (et j’insiste : leur désir) motive beaucoup d’auteurs/artistes/chanteurs à faire ce qu’ils font. Écrire, être un écrivain, un artiste, c’est bien vu.

Sans aller jusque-là, c’est vrai que ça fait du bien à l’égo quand quelqu’un vient vous voir en vous disant « j’ai adoré », « j’ai grave pleuré » ou même « votre livre a changé ma vie ». L’un des gains symboliques les plus importants d’écrire et d’être publié (c’est à dire « rendu public »), c’est qu’on vous demande votre avis, on vous met sur des scènes, bref, on vous donne la parole (même et surtout si c’est sur des sujets que vous ne maîtrisez pas, mais comme c’est vous qui avez le micro, tout de suite ça a l’air important). Peut-être même qu’on vous interviewe ou qu’on parle de vous dans la presse nationale, à la radio de service public.

On se sent important. On se sent intelligent, c’est à dire qu’on rend les choses intelligibles pour les autres. Qu’on se le dise comme ça ou non, qu’on on te met un micro dans la main, tout de suite, t’as tout de suite l’impression d’être un phare dans la nuit, en mode « Victor Hugo qui porte la plume dans la nuit », en mode prophète, phare dans la nuit obscure. Demandez à Raphaël Enthoven pourquoi il fait ce qu’il fait. C’est pas seulement par amour de la philosophie1.

Je vais pas mentir, pour moi, les meilleurs moments de ce boulot, ce sont ceux où je suis sur scène à faire l’intéressant (et l’intéressé), et à essayer de dire deux trois trucs intelligents entre les vannes et les citations de Marx. En anglais : I live for this shit. Je l’ai su tout de suite quand je suis monté sur scène pour la première fois avec mon ancien groupe de metal, même dans une cave miteuse, même dans un bar pourri, même à la salle des fêtes de Puduluc-sur-Ranc : I was born for this. Au fond, je sais, ça relève de la psychanalyse, mais putain quel pied ! Je parle et on m’écoute ! « Scream for me les Utopiales ! »

Oui, je suis une rock-star ratée. C’est comme ça.

Deuxièmement, le capital financier.

La vaste de blague. Globalement, qu’on se le dise, personne ne gagne de thunes. Le chiffre moyen de vente d’un roman c’est genre 700 exemplaires et je vous raconte même pas la médiane. Personne ne gagne sa life avec ça. Écrire, faire de la littérature c’est, au choix, un truc de bourge (un loisir qui fait bien, voire plus haut), un truc de pauvre avec des idées de gloire (voir « rock-star » ratée), un truc de petit bourge qui se convainc qu’iel n’est pas un prolo.

L’autre jour, je suis tombé sur la page wikipédia d’un auteur qui a publié trente livres entre 2017 et aujourd’hui. Genre quatre romans « policiers », trois séries pour enfant, le reste c’est des romans « ado ». Laissez-moi vous dire qu’il est pas le seul. La surproduction, c’est les autres, c’est bien connu. Je finis par penser qu’à un certain stade, on ne fait plus de la littérature mais du contenu. Chaque livre n’est qu’une manière de continuer à écrire, de continuer à publier. Faut croûter, pondre, occuper tous les segments de marché, multiplier les « activités annexes » (traductions, ateliers, conférences, résidences, propagande militariste, etc) pour être toujours visible, toujours en festival, toujours en dédicace, pour occuper le terrain, ne pas tomber dans l’oubli, parce que ça arrive vite. Laisse passer un an et t’es plus personne, déjà que t’es pas grand monde.

Pourquoi écrire ? Pour continuer à écrire. L’écriture professionnelle est-elle (au moins en partie) autotélique ? « Je suis pas dispo aujourd’hui, il faut que j’écrive, je suis en retard sur mon écriture, j’ai une deadline, il faut que j’écrive, absolument, pour pouvoir écrire encore demain ». La grande majorité des auteurs de l’écrit (et je me compte dedans, me faites pas dire ce que j’ai pas dit) sont des lapins blancs, en retard, en retard, toujours en retard, parce que le planning doit être plein pour les deux années à venir, sinon on sera plus sur les tables de librairies, et on n’existera plus, sinon le frigo sera vide le semestre prochain, et alors il faudra encore plus, toujours plus, dans l’espoir peut-être d’avoir un peu de temps entre deux temps pour penser à ce qu’on avait vraiment envie d’écrire, il y a dix ans. En attendant, le texte est devenu contenu, et le contenu capital, c’est à dire voué à se reproduire toujours plus lui-même, A devient A’ et A < A’, je sais pas moi, allez lire le volume 1 du Capital à la fin – mais non, pas le temps : il faut écrire, je suis en retard.

Si ça c’est pas une définition du travail prolétarisé, moi je suis la reine le roi d’Angleterre.

Pourquoi écrire ? Pour la même raison que tout le reste : par aliénation.

Je rêve d’une grande grève manuscrits. On arrêterait tous de fournir, fournisseurs de manière première que nous sommes, et on verrait ce qu’il se passerait. Spoiler : rien du tout, puisque l’industrie du livre a toujours un an ou deux d’avance, et surtout puisque, structurellement (c’est à dire que ça se passe pas au niveau des agents, des individus, je vise personne en particulier, quoi, suivez), structurellement donc elle s’en fout de ce qu’elle met sur les tables. Peu importe le « contenu » sous la couverture. C’est tout ce qui est beau avec A < A’. Franchement, ça ou autre chose, tant que ça se vend.

L’art à l’ère de sa reproductibilité ? J’ai envie de parler de la littérature à l’ère de sa production industrielle.

Donc, c’est l’entube, tout le monde le sait, tu gagneras jamais ta vie correctement à écrire des trucs de valeur (mais c’est quoi la valeur d’usage d’un livre ? Sa beauté, son accomplissement esthétique ? Comment on mesure ça ? Selon quels critères ? Ô merveilles de la sociologie du goût, saint Bourdieu, priez pour nous et reprenez donc un verre de cet excellent Jurançon). Mais tu le fais quand même.

C’est là, pardonnez-moi le retour en arrière, que le financier rejoint le symbolique, ou plutôt qu’on comprend que c’est deux faces d’une même pièce. C’est que l’industrie a bien des instances de valorisation : les ventes bien sûr, mais aussi le tirage (combien de livre tu imprimes), la mise en place (où sont-ils vendus ?), mais aussi le complexe critique (blogueurs, instabook, avis Babelio, blurbs) et son pendant légitimant, à savoir les festivals et les prix.

Tu sais, si je me regarde objectivement, c’est là que le bât blesse pour moi. Putain, je l’ai voulue cette reconnaissance critique. Je la veux encore. Tu sais que je les veux ces putains de prix ? Même si je sais pertinemment, dans mon petit cerveau marxo-bourdio-pascalo-baudrillardien, que ça veut rien dire et qu’on s’en fout, bah je les veux. À chaque fois qu’il y a pas mon nom sur une liste, ça me fait mal au cul. Quand c’est la copine qui l’a plutôt que moi, je suis content pour elle, mais putain, bordel, j’ai envie de crier « et moi, bordel ? », « regardez-moi, merde ! » « soyez fiers de moi », « notice me sensei é », renforce-moi positivement (hors la blague, bah ça renforce un prix, c’est joli un bandeau avec un marqué « t’es le meilleur cette année », même qui sait ça fait vendre peut-être). Y a des tas de raisons, souvent très bonnes, pour lesquelles j’y suis pas : par exemple, les gens ont pas lu, ou bien ils ont lu et pas aimé (admettons), ou bien on s’est pouillé sur les RS et je les ai traités de pharisiens ce qui, c’est vrai, doit médiocrement les disposer à mon égard. Soit. N’empêche. C’est marrant l’amour propre, non ? Je veux dire, comment ça marche, ou ne marche pas.

Pourquoi t’écris ? Mais parce que j’ai envie qu’on m’aime, c’est évident. Pourquoi tu crois que j’évacue périodiquement mon intériorité en gros tas sur LibreOffice ? C’est plutôt clair non ? « S’il vous plaît, dites moi que je suis merveilleux. Likez mon profil Instagram. Partagez cet article et achetez mes livres. Pourquoi les écrivains seraient-iels intouchés par la perversité de l’affection à valorisation quantitative ?

Et puis aussi, parce que ça me fait kiffer, moi. De moi à moi. On ne fonde pas une pratique artistique publique uniquement sur ce genre d’onanisme, mais c’est déjà quelque chose, non ?

En attendant : capital symbolique = légitimité > pognon > capital symbolique’ > pognon’ etc.

Enfin, pourquoi écrire ? Le vague, incertain espoir, « l’inaccessible étoile » : avoir l’impression de faire quelque chose.

Distraire ? Pourquoi pas, mais plutôt émouvoir. C’est à dire, susciter des émotions, c’est à dire mettre en mouvement (movere en latin, motion en anglais, tiens, qui veut dire « mouvement »). écrire pour provoquer des déplacements. Pour changer des positions.

D’abord chez soi, bien sûr. Comment peut-on imaginer que passer X heures par jour pendant X mois ou X années ne suscite pas d’abord des bouleversements chez soi ? Comment rester le même après qu’on était avant ?

Et puis chez les autres, oui. Cette ambition folle d’éventuellement, contribuer à des changements plus larges. Ces temps-ci, j’envisage mes bouquins essentiellement comme des outils pédagogiques. C’est pas très sexy parce que, si j’en crois ma propre expérience et les témoignages des camarades, tout le monde déteste les profs, à quelque degré d’intensité et d’inconscience que ce soit. Quel beau fantasme : que les affects déclenchés par la fréquentation assidue d’œuvres de littérature provoquent des changements dans les comportements matériels et, par voie de conséquence, dans les structures sociales.

J’imagine un super bandeau (rouge, forcément) : « Le roman qui vous rendra communiste. » Good joke. Everybody laugh. Roll on snare drum. Curtains.

« L’art peut-il changer le monde ? ». La question agite beaucoup de monde dans le petit milieu de la gauche critique ces jours-ci. Dit comme ça, on dirait un mauvais sujet de philo de baccalauréat :Grand 1 : Sûrement pas. Grand 2 : pas tout seul en tout cas. Grand 3 : mais il peut/doit y contribuer. Conclusion. Ne faites pas « d’ouverture », ça donne l’impression que vous n’avez pas fini votre raisonnement.

Pourquoi j’écris ? Comme je lis : pour apprendre. Pour ensuite, peut-être transmettre. Mais n’allez pas croire que c’est par pur désintéressement. Je veux de l’argent, j’en ai besoin pour vivre. Je veux qu’on me donne du capital symbolique. Pire : je la revendiquer. Paraphrasons Max Weber, tiens, c’est la mode :

les producteurs de biens symboliques revendiquent le monopole de la légitimité culturelle.

« Pourquoi t’écris ? Pourquoi tu continues, alors ? »

Franchement, t’es sûr que tu veux savoir ? Tu préfères pas qu’on se refasse Le Cercle des Poètes Disparus ?

1 C’est à dire « l’amour de l’amour du savoir », ce qui doit être une sorte de narcissisme, en fin de compte.

M. – Une allégorie

d’après une idée originale de Terry Pratchett


À de très rares exceptions, les idées n’ont pas de réalité matérielle. On ne peut ni les toucher, ni les sentir, ni, comme le disait un homme masqué, les tuer. Il faudrait une puissance considérable, une inimaginable force de croyance pour susciter un être qui soit l’allégorie de cette idée, qui en soit la représentation et l’incarnation parfaite.Les idées n’existent pas. J’en étais convaincu de connaître la vérité à propos Emmanuel M.

Car, voyez-vous, j’ai l’intime conviction qu’Emmanuel M. n’existe pas. Ou, plutôt, qu’il n’existe pas d’homme appelé Emmanuel M. Je sais trop bien à quel point cette idée peut paraître saugrenue, farfelue, ou tout simplement idiote. Pourtant, c’est la vérité. Pourtant, chaque jour, je dois me souvenir que mes sens me trompent.

Emmanuel M. n’existe pas plus que le Père Noël ou la main invisible du marché. Il est une allégorie vivante, une idée faite corps, qui se dissipera sitôt que l’on cessera de croire en lui ou de le trouver utile.

Mais je me rends compte que je m’anticipe par trop mon récit.

Je travaillais à l’époque comme journaliste pour un quotidien d’envergure nationale. J’avais réalisé plusieurs enquêtes qui rencontré assez d’intérêt sans susciter trop de polémique. J’étais dans les bonnes grâces du directeur de la rédaction, ainsi que – je le soupçonnais – dans celle des actionnaires les plus importants du journal. Encore six moi, un an peut-être, et ma carrière aller décoller.

Un matin, le directeur susmentionné me fit appeler dans son bureau et me demanda d’en fermer la porte. Il m’annonça que le journal avait décroché un entretien avec Emmanuel M., dont la discrétion médiatique n’avait d’égal, disait-on, que son influence durant son bref passage au gouvernement. Il se murmurait qu’Emmanuel M. avait quitté son ministère pour concourir à l’élection à la plus haute fonction républicaine. À demi-mots, le directeur me laissa entendre que M. comptait annoncer sa candidature durant cet entretien, qui devait se tenir une semaine plus tard.

J’acceptais, bien sûr, sans excès d’enthousiasme qui m’aurait fait passer pour servile, et j’assurais au directeur que je m’acquitterais de cette tâche avec sérieux et professionnalisme. Il posa paternellement la main sur mon épaule et déclara que le journal comptait sur moi. Mon éducation m’avait rendu peu sensible à ce genre de démonstration, mais je fus tout de même ému, quoique je n’en montrai rien.

Je passai la semaine suivante à préparer mon entretien. Je fus surpris du peu d’informations que je parvins à recueillir à propos de M., surtout en ce qui concernait sa vie avant de prendre part au gouvernement. Il avait une épouse, et leur histoire avait un quelque chose de romanesque de nature à susciter l’engouement des magazines à succès. On connaissait le lycée où il avait étudié, mais je ne parvins à retrouver aucun camarade de classe. M. avait fait une grande école d’administration, et je trouvai bien quelques témoignages de ses professeurs, mais rien de bien intéressant. Après cela, il avait disparu dans les couloirs anonymes de grands établissements bancaires.

Ses lectures étaient trop courantes pour dénoter un réel goût. Il n’avait pas de films favoris. Il disait ne pas écouter de musique. M. n’avait pas non plus d’animaux de compagnie. Je parcourus les photographies que me proposaient les moteurs de recherches et les archives du journal : sur toutes, il arborait la même expression, le même regard. Seuls changeaient ses vêtements, comme autant de costumes, selon la situation. M., affirmait-il, avait une passion pour le théâtre, ce qui expliquait sans doute en partie son ambition pour les hautes fonctions publiques.

Un magazine à scandale titrait le mois précédent : « Le mystère M. ». Il me sembla que cette formule, bien que racoleuse, disait quelque chose de ma situation.

Je tournai mes recherches vers ses actions au sein du gouvernement. Dans l’usage courant, une loi récente portait son nom, mais ce n’était pas lui qui l’avait portée au parlement, ni même proposée. Dans les minutes des conseils des ministres, il ne prenait presque jamais la parole, et toujours de manière succincte. Pourtant, il était présent sur les photographies. Je visionnais quelques unes de ses interventions télévisées mais, peu importait le nombre de répétitions de la vidéo, je ne parvenais jamais à retenir ses propos suffisamment longtemps pour prendre des notes.

Malgré tous mes efforts, j’étais démuni et je regardais l’entretien se rapprocher avec une anxiété grandissante. Au journal, je feignais l’assurance et la confiance, autant devant le directeur de la rédaction que devant les autres journalistes. Je savais que de la réussite de cet article dépendait non seulement mon futur au sein de ce journal, mais aussi toute la suite de ma carrière.

Le jour arriva. Glacé d’angoisse, je me vêtis et je me rendis à l’adresse indiquée. Même si je voulais vous la dévoiler, je ne le pourrais pas : je ne m’en souviens plus. Je pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage de l’immeuble. Je sonnai. On me fit attendre quelques minutes dans un fauteuil confortable. Je croisai les jambes pour signifier une détente qui ne soit pas de la désinvolture. Enfin, la secrétaire poussa le battant de la lourde porte en bois pour me laisser entrer. Je passai le seuil.

La pièce était vide. Les murs étaient blancs, le plafond décoré de moulures. Sur une cheminée condamnée, quelques bibelots. Dos aux hautes fenêtre, un imposant bureau en bois massif, sur lequel était posée une unique feuille. J’hésitai, je toussai pour annoncer ma présence, j’appelai même. Personne ne vint. Intrigué, curieux, je m’approchai du bureau et je soulevai la feuille.

Elle était couverte de caractères imprimés. De longues réponses succédaient à des questions ; précisément les questions que j’avais préparées et dont personne d’autre que moi n’avaient eu connaissance. Pourtant, c’était bien mes propres mots que je lisais.

Je sentis soudain une présence derrière moi et je me retournai. J’eus tout juste le temps d’apercevoir une silhouette emprunter une porte dérobée que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Je clignai des yeux. J’appelai de nouveau. Il me semblait avoir reconnu la silhouette de M. Par la porte me parvenaient désormais le bruit de conversations. J’osai m’approcher et je penchai la tête par l’encadrement.

Dans cette pièce dissimulée, je ne vis pas Emmanuel M. Cependant, la pièce n’était pas vie. Au contraire, elle était remplie d’hommes et de femmes dont, bien que certaines furent tournées dans ma direction, je ne me garde aucun souvenir du visage. Derrière eux, des écrans montraient des images, fixes ou en mouvement, des portraits de M. en pied ou en gros plan, aux côtés de courbes et de tableaux de statistiques.

Ces hommes et ces femmes ouvraient et fermaient la bouche à l’unisson, et j’eus le sentiment d’assister à quelque rituel obscène et interdit, quelque invocation secrète dont le but m’apparut évident : il s’agissait de faire apparaître M., une créature conforme à leurs pensées et capable de faire advenir leurs désirs, un nouveau golem chargé, par une triste ironie, de défendre les intérêts de leur coterie.

Je compris alors pourquoi je n’avais trouvé si peu d’information sur le passé de M. Je n’avais pu que parcourir les traces éparses d’une fiction. La vérité s’imposa brusquement et violemment à moi : Emmanuel M. n’existait pas.

Entre eux et moi, assis à une table étroite, courbé sur un ordinateur, il y avait un petit homme aux cheveux blancs, en bras de chemise. En plissant les yeux, j’arrivai tout juste à discerner ce qu’il écrivait. La police de caractère était la même que celle sur le feuillet que je tenais à la main. Voilà ce que je réussis à lire :

Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface.

L’homme dut se rendre compte que je l’observais. Il se retourna vers moi et ordonna :

« Fermez cette porte ! »

Je me suis exécuté.

Je n’ai jamais rencontré Emmanuel M. Je n’ai jamais pu mener d’entretien avec lui. Je suis cependant convaincu que, par intention ou par accident, j’ai vu ce jour-là ce que l’on peut dire de plus vrai de lui.

Bien sûr, ce n’est pas ce que le journal a imprimé.

Pouvoir créer est-il un privilège ?

Dans une interview parue 02 avril dernier dans la revue Livres Hebdo, Alain Damasio, questionné à propos de ses relations aux « difficultés rencontrées par des auteurs », donnait la réponse suivante :

« Je ne me sens pas touché en raison du corporatisme que cela représente. D’abord, il y a tellement d’autres secteurs dans la merde et qu’il faut mieux aider. En second, je pense que nous produisons trop. Certains écrivent sans avoir la nécessité vitale de le faire. À un moment donné, même si on est très brillant, on ne se renouvelle pas assez. Je n’ai pas envie de défendre tout ça, ce n’est pas prioritaire. Pouvoir créer est un privilège. »

Cette réponse n’a pas manqué de faire largement réagir sur les réseaux sociaux et tout particulièrement chez les auteurs et autrices de fiction. En effet, ce paragraphe est problématique à plusieurs égards.

La dernière phrase interroge tout particulièrement. Que veut-dire Alain Damasio quand il conclue « Pouvoir créer est un privilège » ? On serait fondé de croire à sa bonne foi : l’auteur des Furtifs se sentirait privilégié de « pouvoir créer ». Il l’est sans le moindre doute. Si l’on entend « privilège » (« avantage (…) dont on jouit à l’exclusion des autres » donne le Littré) dans son sens économique, il est certain que les chiffres de vente de ses ouvrages parus lui assurent une rente régulière et importante. Son privilège est donc tout d’abord un capital économique, mais il prend également une forme symbolique. Alain Damasio passe aux yeux de la presse pour une sommité, une référence, bref, un expert. La moindre de ses interventions, la plus maigre parution est largement promue et commentée. Alain Damasio a donc le privilège d’une voix : il parle, on l’écoute ; il écrit, on le lit. Ces capitaux symboliques et économiques lui assurent donc de « pouvoir créer ». Il est en capacité de créer : les conditions matérielles en sont réunies. Encore une fois, c’est son capital économique qui le lui permet. Alain Damasio est l’un des très rares auteurs en France à « vivre de sa plume », bien qu’on lui connaisse d’autres activités professionnelles (dans le jeu-vidéo notamment). Il a le « pouvoir », il est puissant, d’autant plus qu’il cultive autant la rareté que le radicalisme formel.

Jusque-là, rien que de très enviable. Voici un auteur dont le « talent » (le « pouvoir créer ») a atteint le point d’auto-reproduction. Il ne paraît pas contraint de pourvoir à sa survie matérielle par une autre activité, comme l’immense majorité des auteurs. On pourrait traiter ses critiques de jaloux, avec peut-être quelque vérité. Quel auteur vivant ne le serait pas ?

Le problème est tout d’abord que, dans la précipitation lapidaire de sa formule, Alain Damasio donne un sens trop limité à l’action de « créer ». Celle-ci, au contraire de recouvrir la plus grande partie des activités humaines – créer une chaise, créer à manger, créer de la propreté… –, se limite à la création artistique et plus particulièrement littéraire et musicale dans son cas. Ce faisant, Alain Damasio perpétue l’image d’un artiste « hors du monde ». L’auteur qui peut créer serait donc privilégié car il est différent. Il possède une qualité, voire une essence qui le place à part du commun. Alain Damasio naturalise cette caractéristique de l’artiste car il lui donne le nom de « nécessité vitale ». Le privilège de la création serait donc réservé nécessairement à celles et ceux dont la vie en dépend, que quelque force surnaturelle pousse vers une création nécessaire. Implicitement, Alain Damasio s’inclut donc parmi ces rares élus. « Certains » en manquent et c’est d’eux que vient le problème.

Il trace ainsi une double fracture, économique et naturelle, entre lui et les autres (qu’ils soient auteurs ou bien ouvriers : des « tâcherons »). Il pointe – justement – la surproduction de l’édition en France et on ne saurait l’en taxer : un roman tous les quinze ans, hors quelques recueils et nouvelles ici et là, on ne peut pas dire qu’il déforeste à tour de bras (quoiqu’il paraisse s’inclure dans le « nous »). Il met donc les autres auteurs face à la contradiction de l’art et du marché, s’en retirant, la considérant résolue pour lui-même, oubliant peut-être que si tant d’auteurs « surproduisent », c’est justement par « nécessité vitale », c’est à dire pour manger (tandis que d’autres font autre chose « à côté »).

C’est que, lorsqu’il parle de « nécessité vitale », Alain Damasio n’évoque pas une réalité matérielle, concrète, celle des besoins de la reproduction matérielle dont on a vu qu’il est extrait. Il se place au contraire dans le champ de la morale. Créer serait pour lui un impératif moral, ce qu’il n’est pas pour d’autres, les responsables de la surproduction. Son capital symbolique lui assure une légitimation. Il est digne d’écrire, pardon, de « créer » : le voici démiurge. Le journaliste l’interroge sur les auteurs revendiquant justement cette « nécessité vitale » (« Nous voulons être payés pour notre travail », « nous crevons la dalle », etc.) ; il répond en fustigeant leur « corporatisme ». Le terme étonne de la part d’un homme se revendiquant de « gauche » : on l’attendrait plutôt dans la bouche d’un contempteur du mouvement syndical. Alain Damasio se place donc « hors de la mêlée » et il a raison : il n’y est pas, il s’en tient d’ailleurs habilement à distance.

À l’occasion donnée de se placer du côté de son propre travail , il préfère jouer un rôle moralisateur. Mais qu’ont donc tous ces gens à se plaindre, alors « qu’il y a tellement d’autres secteurs dans la merde » ? Ici, l’auteur de la Horde du Contrevent semble se rendre coupable, au mieux d’étroitesse de vue, au pire de mépris. En quoi les auteurs seraient-ils hors de l’ordre de la production ? Il n’en appelle d’ailleurs jamais à une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, mais à la bonne vieille charité libérale face à « des secteurs qu’il faut aider ». L’évocation d’un « brillant » indéfini qui ne se renouvelle pas semble évoquer une masse stagnante : la masse des auteurs, donc, corporation coupable de son propre manque de renouvellement, responsable de son sort, indéfendable (« Je n’ai pas envie de défendre ça » – c’est moi qui souligne).

Alain Damasio, dans cette intervention, paraît donc considérer son travail comme essentiellement différent de celui de la majorité des autres auteurs, comme de tous les autres travailleurs. Ce faisant, il personnalise, incarne (involontairement, on le souhaite, à défaut de l’espérer vraiment) le mythe libéral du créateur mystique, hors des choses matérielles de ce monde, rentier que pousse une inspiration mystique.

Alors, pouvoir créer est-il un privilège ? Les auteurs légitimes sont-ils des êtres essentiellement différents des autres êtres humains ? Cette position, en tout cas, semble bien peu compatible avec les valeurs humanistes qu’Alain Damasio se targue de représenter.

En le lisant le prétendre, on est tenté de songer au thème de son roman le plus célèbre : du vent, du vent, du vent…

Seconde dépossession

J’écris un livre. Un mot, une phrase, un paragraphe après l’autre. Une fois qu’il est écrit dans son entièreté, on peut dire qu’il est « terminé », qu’il est écrit. Un livre n’est écrit qu’une fois qu’il est terminé.

Vient la première objection : un livre n’existe pas sans un lecteur. Ainsi, le texte enfermé sur sa feuille ou dans son traitement de texte n’a pas réalité sans un œil pour le scruter. Sans un lecteur. Ce serait le primat de la lecture, de la « réception ».

Si le texte n’existe pas sans lecteur, alors qu’ai-je fait pendant toutes ces heures ? Aurais-je écrit une illusion, un simulacre ou une simulation ? Si le texte n’existe qu’une fois lu, d’où sort-il quand je l’écris ?

Un lecteur, il y en a un. Il y a moi, mes notes, mes réflexions, mes conversations tout seul ou avec d’autres sur ce livre qui n’est pas encore écrit et qui n’existerait donc doublement pas : inexistence par ce qu’il n’est pas achevé, inexistence par ce qu’il n’est pas lu.

Mais d’où vient-il alors ? D’où viennent les images, d’où viennent les noms, les mots, les tournures, les figures de style, les senteurs, les sons, les notes ? Tout cela qui est en moi, qui n’est nulle part d’autre tant que je ne l’ai pas écrit, est-ce rien ? Alors, me voilà alchimiste plutôt qu’auteur, magicien avant écrivain : je fais quelque chose avec du rien. Mais ce rien, c’est moi. Le livre vient de moi, il est « de moi » (comme cette phrase attribuée à Flaubert : « Mme Bovary, c’est moi ! »). Donc je ne suis rien, si le livre n’est pas lu.

Voilà soudain le lecteur responsable de ma propre existence. Ce n’est pas tenable.

Soutenons alors la thèse d’une pré-existence : ce livre existe au préalable, a priori, et son écriture n’est qu’une mise à disposition. Un moyen. Pour employer un mot à la mode : une médiatisation. Le livre permet de lire à travers lui jusqu’à moi, via les personnages, les paroles, les actions, les lumières décrites. Toutes ces nouvelles, tous ces romans écrits mais jamais publiés, jamais ou si peu lus existent en soi tout comme j’existe. Ils n’en sont qu’une extension, un prolongement.

Et pourtant, il doit bien y avoir le livre, l’objet, le medium, la main tendue vers le reste qui, par sa force, efface tout ce qu’il ne contient pas. Un roman que je publie efface, invalide les précédents qui ne seront pas imprimés, pas reliés. Il les dissimule aux yeux du monde et, si je le laisse faire, à mes propres yeux.

Pour qu’il y ait livre, il doit nécessairement avoir transformation, du texte et donc de moi. Le travail éditorial, les corrections, la couverture, l’impression le serrement dans la reliure collée ou cousue : une mue qui n’est pas sans vie et donc sans douleur. Un livre n’est qu’une nouvelle peau sur un être qui existe déjà. C’est une première dissimulation, une première dépossession.

Je sais que le livre existe déjà car je l’ai vécu, fût-ce en pensée, assis à une table, par le biais de ma main, de mes doigts, des touches en plastique du clavier. J’en tiens les clefs car j’ai conçu la porte. Bientôt, viendra la seconde dépossession : quand des yeux inconnus, convaincus de faire jaillir de lettres mortes une vie nouvelle voudront en détenir l’essence, diront telle ou telle chose, lèveront un sourcil et trouveront tout cela insolite ou quelconque, diront une fin surprenante ou une intrigue convenue.

Certains le crieront sur la voie publique, et voudront faire de leur réception une œuvre nouvelle bien que celle-ci ne comprenne rien de l’élaboration, rien de l’intention première, nécessaire et suffisante, qu’elle appose en queue d’une œuvre un appendice croyant le jauger, au lieu de chercher à observer ce qu’elle est, ce qu’elle cherche à accomplir (éventuellement, une fois ces termes définis, une supposition de réussite ou d’échec).

Cette deuxième dépossession est sans conteste la plus violente des deux, imposant son préjugé sur ce qui ne leur appartient pas. C’est la dépose sur l’œuvre d’une grille de lecture (je pourrais écrire « grillage », ou « barreaux »), destinée à être appliquée sur tout, indifféremment. C’est l’assujettissement du texte à une autre subjectivité qui voudrait prendre la place de celle qui a produit le texte.

La première dépossession, bien que douloureuse, est – la plupart du temps – consentie. La seconde est un vol ou, pire, une imposture.