« Les gens heureux n’ont pas d’histoires. » disent-ils.
Pourquoi les gens heureux n’auraient-ils pas d’histoire ? Ne leur arriverait-il rien du tout ou bien les évènements dont ils seraient les protagonistes ne mériteraient-ils pas d’être racontés ?
Quelle vision du bonheur cet aphorisme (attribué à Tolstoï dans Anna Karenine) nous donne-t-elle ? Celle d’un état stable, voire permanent. Le bonheur serait une finitude, voire une complétude. Tout est accompli, tout est réglé. Les conflits sont réglés, les difficultés aplanies. Le conte de fée nous donne la vision parfaite de cette conception du bonheur dans sa traditionnelle phrase finale : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Le reste ne mériterait pas d’être raconté. De Cendrillon, entre vingt et trente ans, il n’y aurait rien à dire, rien à raconter. Elle passe en un refrain de jeune femme heureuse à la plus triste des mamans.
Car voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.
Le bonheur est une destination. C’est un objectif. Sa recherche est un grand motif narratif : à la recherche du bonheur, comme d’autres du temps perdu. À l’autre extrémité du schéma narratif canonique, c’est une tranquillité destinée à être bouleversée, « perturbée » par un évènement. Pour que vive le récit, que le bonheur disparaisse. Que soit mis à mort le bonheur ! Longue vie à la reine histoire ! D’ailleurs, ne dit-on pas d’une personne qui pose problème qu’iel « fait des histoires » ? Devant une situation problématique, on s’écriera – c’est le sens commun – « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? ». Sans dérangement, pas d’histoire. Pas de mise en marche du récit sans cela.
Non, les gens heureux n’ont pas d’histoires.
Mais qu’est-ce que c’est, au fond que le bonheur ? Il est, comme son nom l’indique, de bon augure1, un bon présage mais aussi une circonstance fortuite favorable. Le bonheur tiendrait du hasard, de la contingence ou de la providence tout autant que son contraire, le malheur.
Le bonheur, durable, serait opposé au simple plaisir passager. Il s’agit pour Épicure de l’ataraxie, l’absence de troubles et le repos de l’âme. Est heureux celui qui ne se laisse aller à aucun désir ou plaisir superflu et qu’aucune mauvaise circonstance ne vient déranger. En ces termes, le bonheur n’est pas une présence. Ce n’est pas tant un sentiment positif qu’une absence de sentiments négatifs.
Mais, nous dit Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette ataraxie, ce bonheur statique n’existe pas car il est perpétuellement dérangé par la nécessité du mouvement, de l’action. Les êtres humains s’agitent, s’activent car – pour Pascal – telle est leur nature, pour leur malheur. L’impossibilité du bonheur est un mauvais sort jeté à l’humanité en paiement de son péché. Il ne reste qu’à parier sur une transcendance meilleure, vers un éden supérieur. Qui voudrait après tout, voudrait lire celle d’une personne parfaitement en repos dans une chambre ?
Bien sûr, alors, que les gens heureux n’ont pas d’histoires.
Le bonheur promis par la religion séculaire capitaliste n’est plus un absolu ou une transcendance. Le capitaliste est matérialiste : le bonheur est avant tout une affaire d’objets, de biens et de services. Le bonheur n’est plus qu’une affaire d’individus, ou au contraire de « dividus », pour toujours séparé des autres humains et non-humains. Seul, le consommateur ne peut être heureux que dans une consommation toujours recommencée. S’il est dans la « nature » de l’homme d’exercer sa puissance, alors la religion capitaliste oriente cette force vers la seule consommation. Au XXe siècle, la religion fasciste promettait la transcendance par la race ; celle du « socialisme réel » le bonheur juste à portée de main, après encore un dernier effort. Plus rien de tout cela. Le capitalisme n’arrête pas l’histoire mais il arrête le temps. Le bonheur est un éternel ici et maintenant, un dévoreur de tout. Rien d’étonnant à ce qu’elle se soit trouvé un nouvel avatar dans la pratique de la méditation, du recentrement. Tout à la fois, la religion capitaliste nous dit « sois en repos, ta chambre est bien fournie » et elle nous pique les côtes régulièrement pour nous empêcher de dormir. Grande conteuse, spécialiste de la pantomime et des jeux de masques, elle nous souffle sans cesse : « Voici une histoire de plus, d’aspect suffisamment différent pour tromper tes sens et ta raison. »
Car, voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.
Quelle terrible histoire en effet que celle du bonheur réel, matériel ! Qui voudrait lire le récit de la vie d’hommes et de femmes libéré des chaînes de la religion, des gens que l’aiguillon de la faim ne pique plus et qui travaillent librement ? Qui voudrait se plonger dans les actes et les pensées de celles et ceux qui ne vivent plus dans le déchirement de l’instant, du temps fragmenté, celles et ceux dont la psyché n’est plus déchirée entre le dedans et le dehors, le travail et le loisir, l’amitié et l’amour, l’humain et le non-humain ? Comment pourrait-on s’intéresser à ces vies là, heureuses non pas car elles sont dénuées de peines ou de plaisirs, mais parce qu’elles les font entièrement leurs, parce qu’elles les accueillent résolument mais sans stoïcisme ? Qui suivrait le voyage de celle qui part de chez elle, non pas pour trouver un monde meilleur que celui qu’elle laisse derrière elle mais, justement, car elle ne peut rester en repos dans sa chambre ! Et quelle chance que cette incapacité à l’immobilité !
C’est qu’il y a tant à voir, tant à faire, tant à raconter encore !
Mais non, secouons la tête tous ensemble.
Chacun sait que les gens heureux n’ont pas d’histoires.
1De « augurum » en latin : l’interprète des présages.