Imaginaires du politique

In memoriam, Fredric Jameson (1934-2024) « Always historicize »

Force est de reconnaître que le terme « politique » lui-même est problématique, écartelé entre son sens « commun », la politique, celle du monde des échéances électorales, des débats parlementaires et des intrigues d’appareils ou de palais, et le politique, ce qui relève du questionnement des structures sociales et de l’organisation des sociétés. Pour politiser nos imaginaires, force nous est de constater que ceux-ci sont bien davantage peuplés de la première que du second.

Raconter la politique ou récit politique ?

Prenons un exemple bien connu. La « prélogie » Star Wars – The Phantom Menace, Attack of the Clones, Revenge of the Sith – raconte un basculement politique d’un système instutionnel à un autre théoriquement différent : c’est le récit de la prise de pouvoir d’un politicien roué, le Sénateur Palpatine, qui réussit à se faire élire dictateur puis à transformer une République en son Empire personnel1. Le récit est clairement inspiré par une vision superficielle de la « chute » de l’Empire Romain, et George Lucas, le réalisateur et scénariste ne faisait pas mystère des ponts qu’il faisait entre l’univers de ses films et la politique étatsunienne du début des années 2000. Que choisit-il de nous montrer de ce changement de régime ? Pas grand-chose en réalité : des scènes dialogues dans des couloirs, dans des chambres oudans des bureaux. Étonnamment pour des films à grand spectacle, les basculements de l’intrigue ont presque toujours lieu par la parole et non par des gestes héroïques. Chacun des films culmine dans une séance au Sénat au cours de laquelle le pouvoir de Palpatine s’accroit par élection puis par plébiscite : il est d’abord élu Chancelier Suprême, puis on lui accorde des pleins pouvoirs exceptionnels, avant de s’autoproclamer « Empereur » sous les applaudissements des Sénateurs réduits à des figurines toutes identiques par le gigantisme du décor. « Voilà comment meurt la liberté : », commente Padmé, protagoniste malheureuse de la trilogie, « dans un tonnerre d’applaudissement ».

Ces trois films mettent donc en scène de la politique, mais sont ne sont pas des films du politique. La population n’est jamais montrée autrement que célébrant la victoire des héros ou bien subissant un joug oppressif. Les seules foules actives que l’on voit sont des groupes armés. Il ne semble pas y avoir de partis politiques dans cette République. Les seuls groupements d’intérêt que l’on y découvre sont ce qu’il faut bien appeler des lobbies, plus ou moins militarisés, comme la « Fédération du Commerce » ou le « Clan bancaire ». Pourtant, l’élément déclencheur de la trilogie (qui se révèle être une manipulation de Palpatine) est une augmentation des taxes commerciales, qui conduit la Fédération suscitée à faire le blocus puis à occuper militairement une planète. Tout cela est très dramatique mais, manipulations mises à part, pourquoi cette augmentation des taxes ? Dans quel but ? Pour financer quel besoin ? D’ailleurs, comment les décisions sont-elles prises, dans cette République ? Chaque « système »/planète semble se choisir un Sénateur, mais quels sont ses pouvoirs, quelles sont ses responsabilités ? Pourquoi diable la planète Naboo s’élit-elle une Reine âgée de… douze ans ? Et comment ? Etc.

Ces trois films sont donc un parfait exemple de récit d’événements « politiques »… non politisés. Cette absence de politisation des imaginaires se montre à mon sens par deux caractéristiques. Tout d’abord, ce sont des récits héroïques dans lesquels les actions d’un seul influencent dramatiquement le sort de tous·tes. Ensuite, la délibération et la recherche du consensus en sont presque entièrement absentes.

Imaginaires héroïques

Dès le plus jeune âge, les enfants qui fréquentent l’école française (et probablement les autres) apprennent qu’un récit possède un personnage principal, un protagoniste ou, dans le langage commun, un héros/une héroïne. Ce personnage particulier est appelé à vivre une aventure et à affronter des épreuves qu’il ou elle devra surmonter seule ou avec l’aide de ses allié·es. Cette conception du récit est celle que l’on enseigne dans les enseignements primaire et secondaire sous la forme des schémas « narratif » et « actanciel », et dans l’enseignement supérieur spécialisé sous celle des théories plus ou moins fondées du « monomythe », des récits en « trois actes », et dans les manuels dits « d’écriture créative ».

Ce récit, je l’appelle « héroïque » : c’est le récit d’un individu (ou petit groupe d’individus) dont les actions changent le monde à elles seules. Il peut s’agir du récit de Herakles nettoyant les écuries d’Augias comme de celui de la petite Taupe qui prend sa revanche contre le chien qui lui a fait sur la tête. La forme la plus « pure » du récit héroïque est celle des récits « d’élu.es » : un être doté de capacités hors-normes, prédestiné par sa nature même à bouleverser l’ordre du monde. La mythologie en est remplie, le cinéma et les littératures aussi. Les trois films Star Wars évoqués plus haut en sont un exemple frappant : le jeune Anakin est appelé « l’élu », celui qui doit « apporter l’équilibre ». Ainsi, pour continuer avec le « schéma narratif », la « situation finale » est un état tout aussi stable que la « situation initiale ». Le rôle du protagoniste des imaginaires héroïques est non seulement de changer le monde à lui tout seul, mais aussi d’assurer la pérennité de l’ordre qu’il instaure.

En dehors des récits les plus franchements mythologiques et des récits de chevalerie (qui restent encore aujourd’hui des influences importantes des littératures de l’imaginaire), l’héroïsme infuse également des récits qui abordent des questionnements plus politiques. Je voudrais prendre ici deux exemples qui abordent tous deux la question du changement climatique, entre autres.

Dans Paresse pour tous, Hadrien Klent raconte l’accession au poste de Président de la République d’Émilien Long, prix Nobel d’économie et théoricien d’une réduction du temps de « travail »1 à 15h par semaine. En dehors des questions théoriques que peut soulever une telle proposition, le roman est particulièrement héroïque en ce qu’il se concentre sur les quelques personnages qui aide Long à prendre le pouvoir d’état. La population française n’y joue aucun rôle actif en dehors de celui d’auditoire et de masse électorale. Long et ses alliés sont, de fait, en position d’éducateurs qui doivent instruire la masse. L’héroïsme se niche aussi dans la caractérisation même des personnages, dans leur caractère « exceptionnel » : Emilien Long est Prix Nobel de littérature, son meilleur ami est un trader richissime mais « éthique », sa directrice de campagne est directrice de recherche au CNRS, sa meilleure amie est éditrice, etc. Il serait malvenu de ma part et dans ma situation de chercher à dénigrer les « intellectuel·les » mais force est de constater que les « gentils » de Paresse pour tous le sont tous et toutes, sans exception.

Même constat, peut-être encore plus radical, dans le roman de science-fiction Terra Humanis, de Fabien Cerutti. Ici, un groupe d’étudiants d’une université d’élite fictive se met en tête de sauver le monde de la catastrophe climatique en créant un lobby. La protagoniste du récit est une jeune femme au QI de 260, et rentrée à Science-Po à 16 ans. Ses camarades, amis, compagnons, sont tous et toutes des jeunes gens issus des classes dominantes de la société, ou qui le deviennent. L’une d’entre elle est carrément la petite-fille d’un dictateur russe. Avant la fin du XXIe siècle, grâce à l’action providentielle de leur parti transnational « Terra Humanis », l’humanité a évité le pire et atteint une quasi immortalité. Les héros du roman sont en somme des magiciens et des prophètes : ce qu’ils disent arrive, avec une facilité déconcertante et très peu d’opposition. Quand l’un d’entre eux meurt lors d’une émeute (causée par un mouvement de protestation à l’inégale répartition du progrès technologique), il s’exclame « Mais je roule en voiture électrique ! ». Ses meurtriers ont le mauvais goût de ne pas reconnaître sa vertu et de ne pas suivre son exemple2.

Un contre-exemple (relatif). Le Ministère du futur, de Kim Stanley Robinson, met lui aussi en scène un mouvement de lutte au sein des institutions contre le changement climatique à l’échelle globale. Sa protagoniste est la directrice du « Ministère du futur », une agence onusienne. Il y aurait de nombreuses critiques à formuler sur les solutions institutionnelles que propose le romancier étatsunien mais son roman évite en partie l’héroïsme en éclatant sa narration, géographiquement et temporellement. Les discussions théoriques et les négociations politiques alternent avec les actions sur le terrain de différents acteur·ices, et, surtout, le roman s’ouvre sur la narration absolument terrifiante d’un épisode de canicule humide en Inde. Ainsi, les enjeux sont directement dans leur effet sur les populations.

Pour contrer les imaginaires héroïques, il est essentiel selon moi de briser le cadre des narrations individualiste. Il s’agit de faire entendre les points de vues de la multitude, au sens d’entendre ses voix mais aussi ses positions intellectuelles.

Imaginaires du débat

En 2019, à l’issue de ce qui restera peut-être comme le mouvement social le plus important des années 2010 en France, les révoltes de Gilets Jaunes, le président de la République Emmanuel Macron s’est lancé dans une vaste opération de communication appelée « Le Grand Débat ». Cela consista en une tournée d’événements « publics » au cours desquels Emmanuel Macron monopolisa la parole et ne répondit qu’à quelques questions soigneusement sélectionnées par ses équipes. Le dispositif était cadré pour ne lui opposer aucune contradiction capable de le déstabiliser. L’événement ne fut suivi d’aucun effet, n’eut aucune influence sur la politique néolibérale de son gouvernement et il est aujourd’hui largement oublié. Il ne s’agissait en vérité que de discours de plus, au milieu de chaises en rond plutôt que sur une scène, devant une foule.

L’une de mes scènes de roman préférées, dans l’un de mes romans préférés, est une scène de discussion. Il s’agit d’un débat à l’issue duquel aucune résolution n’est prise, et aucun consensus réel n’est trouvé. Elle est située dans la deuxième partie de Mars la Rouge de Kim Stanley Robinson. Dans cette scène, les cent passagers du vaisseau Arès, qui constituent la première mission d’installation humaine sur Mars, doivent s’abriter dans l’axe central du vaisseau des radiations émises par une éruption solaire. Alors qu’ils flottent en apesanteur, accompagnés par la Pastorale de Beethoven diffusée par les hauts parleurs, les voyageurs débattent de la conduite à tenir une fois qu’ils seront parvenus à destination. Faut-il appliquer à la lettre les plans conçus par le commandement sur Terre ou s’en affranchir ? Faut-il appliquer sur Mars la même organisation sociale que sur le monde qu’ils viennent de quitter, censément pour toujours ? Enfin, faut-il oui ou non « terraformer » Mars, transformer son atmosphère pour la rendre habitable à l’humanité ? En quelques pages, toutes les problématiques qui sous-tendent le roman et ses deux suites sont posées. Les différents personnages incarnent les différents point de vue et si certains semblent avoir la préférence de l’auteur, les autres n’en sont pas moins incarnés.

Cette mise en scène de la délibération me permet un outil précieux pour politiser les récits imaginaires. Pourtant, elle est plutôt rare. Il y a, selon moi, plusieurs raisons à cela.

La première est une méfiance face à l’explicite. Puisque les genres de l’imaginaire fondent leur ontologie et leur intérêt sur l’écart au réel, les auteur·ices répugnent souvent y injecter ce genre de discussions sur l’organisation des groupes humains, par peur d’être moins « divertissants ». Ils préfèrent les procédés métaphoriques, qui laissent davanage de place à l’interprétation des lecteur·iceset engagent peut-être moins leur propre responsabilité. Quand on parle d’orques ou d’extraterrestres, on peut nier parler d’humains. J.R.R Tolkien lui-même réfutait toute interprétation du Seigneur des Anneaux comme analogie des événements européens du XXe siècle, et lui préférait le terme d’« applicabilité »1 . À l’en croire, son roman n’est pas une allégorie de quoi que ce soit de précis mais peut « s’appliquer » à de nombreuses situations, périodes ou lieux différents.

Ensuite, le précepte de « show, don’t tell » s’est largement répandu au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Ce principe, que l’on retrouve dans beaucoup de discours (conseils, manuels, conférences) sur « comment » écrire – et surtout, comment écrire des livres qui se vendent – conseille, plutôt que de faire donner des informations par la voix du narrateur, voire par celle des personnages, d’exprimer ces informations à travers leurs actions. « Montrer », plutôt que « dire ». Selon moi, ce conseil est davantage applicable dans l’écriture de scénario pour le cinéma, où l’information passe directement par un stimuli visuel et non par un code écrit. On pourrait dire, en termes linguistiques, qu’il s’agit de privilégier le signifié au signifiant, et le cinéma est presque directement signifié, quand la fiction littéraire s’appuie nécessairement sur le signifiant. Ainsi, nombre d’auteurs préféreront faire agir le personnage d’une action qui « révèle » son point de vue, plutôt que de lui faire exprimer. Cela n’a rien en soi de problématique, mais la signification de l’événement repose alors entièrement sur l’acte individuel de l’acteur (qui, soit dit en passant, peut très bien être un collectif). Cette peur de l’explicite éloigne le récit de l’acte politique élémentaire, qui est le fait de choisir collectivement. Ces temps de délibération sont donc souvent éludés ou carrément non mentionnés. Politiser les imaginaires peut passer par narrer plus longuement ces moments, au détriment peut-être du « rythme » et de la « fluidité » du récit. « Show don’t tell » nous enseigne la peur de l’exposition, et je pense qu’il serait bon, au contraire, de lui redonner sa juste part.

Le troisième élément est peut-être une des réponse à l’hégémonie des deux premières. Dans son livre Workshops of Empire, Eric Bennett raconte l’établissement des « programmes » d’écriture créative dans les universités étatsuniennes après la Seconde Guerre Mondiale et l’idéologie poétique qui les menait. Dans sa conclusion, il donne cette citation : « Évitez d’intellectualiser. L’intellect peut comprendre une histoire, mais seule l’imagination peut la raconter. Préférez toujours le concret à l’abstrait. […] Il vaut mieux voir l’histoire, l’entendre et la ressentir que de la penser. »2 L’auteur de ces lignes est Stephen Koch, ancien directeur du département d’écriture à la Columbia University’s School of the Arts. Il résume très clairement les grands principes de cette conception de l’écriture littéraire : une focalisation sur le domaine du sensible et une méfiance envers l’expression de l’abstraction. Structurellement, les « ateliers d’écriture créative » apprennent à se concentrer sur les perceptions et les émotions individuelles, en prenant garde à ne pas en tirer de généralité. Dans la série télévisée Sex Education, le personnage de Maeve prend par à un tel atelier et on lui demande de raconter « son histoire ». De son point de vue. Narrateur et autrice confondues. Cet indivdualisme se double d’un anti-intellectualisme assumé : pas de point de vue surplombant, pas de regard sur les structures sociales dans leur ensemble. Pas d’expression directe de pensée politique, ou alors seulement à travers la voix des personnages. Eric Bennett résume à son tour dans le titre d’un article : How America told us to write small [Comment les Etats-Unis nous ont appris à écrire petit].

« Show don’t tell » nous enseigne aussi à abhorrer les interventions du narrateur, pour ne pas risquer d’éloigner le lectorat du récit lui-même, des sensations et des émotions des personnages. Même Ursula K. Le Guin, qu’on peut difficilement qualifier d’autrice conservatrice, regrette dans l’article « Une question de confiance » que Léon Tolstoï, auteur du « plus grand de tous les romans », La Guerre et la Paix, ne peut s’empêche de faire entendre sa voix « qui nous dit que nous devrions réfléchir à l’histoire, aux grands hommes, à l’âme russe, et ce genre de choses. » Pourtant, selon elle « Ses opinions sont beaucoup plus intéressantes, plus convaincantes et plus persuasives quand on les reçoit inconsciemment de l’histoire proprement dite que quand elles se mettent à ressembler à des cours magistraux ». Le choix du terme « persuasives » est important : pour elle, un récit devrait surtout chercher à persuader et non à convaincre – c’est à dire à en appeler aux émotions plutôt qu’au raisonnement.Il serait idiot de ma part d’affirmer qu’un registre est superieur aux autres, mais je veux simplement dire qu’il me paraît dommageable de se couper de certains genres discursifs au sein de nous récits, par simple aversion pour l’exposition. Il ne faut pas sous-estimer la capacité et la bonne volonté d’un auditoire à accepter un discours, pour peu qu’il soit intéressant.

Cette approche réflexive et théorique me paraît indispensable si nous voulons parvenir à une politique des imaginaires. Cependant, elle restera insuffisante si les producteur·ices d’imaginaires ne remettent pas en question également leur démarche formelle. Je voudrais aussi clore ce chapitre avec une citation tirée de L’inconscient politique (1981), dans laquelle le regretté Fredric Jameson résume sans doute mieux que je ne peux le faire l’absurdité de la dichotomie entre le « politique » et ne « non politique », et réduit à néant la prétention à l’indépendance des productions esthétique :

La distinction bien pratique entre les productions culturelles sociales et politiques et celles qui ne le sont pas devient pire qu’une erreur : c’est à dire, un symptôme et un soutien à la réification et la privatisation de la vie contemporaine. Une telle distinction réaffirme que l’écart structurel, l’écart conceptuel et l’écart d’expérience entre le public et le privé, entre le social et le psychologique, ou entre le politique et le poétique, entre l’histoire ou la société et « l’individu » qui – et il s’agit de la loi tendancielle de la vie sous le capitalisme – mutile notre existence en tant que sujets individuels et qui paralyse notre pensée sur l’époque et le changement autant qu’elle nous aliène de notre parole même. Imaginer que, à l’abri de l’omniprésence de l’histoire et de l’implacable influence du social, il existe déjà un monde liberté – qu’il s’agisse de l’expérience microscopique des mots d’un texte ou de l’intense extase des différentes religions – ne fait que resserrer l’étreinte de la Nécessité sur ces points aveugles dans lesquels le sujet se réfugie, à la recherche d’un projet de salut seulement psychologique et purement individuel. La seule véritable libération de ces contraintes commence avec la reconnaissance qu’il n’y a rien qui n’est politique et historique – en effet, « en dernière analyse », tout est politique.

1 C’est aussi l’histoire de comment Anakin Skywalker devint le maléfique Darth Vader, mais qui s’en soucie ?

2 En passant, je pense que le roman souffre d’une définition insuffisante (voire absente) du concept de travail, qu’il équivaut à peu près systématiquement à « emploi » en l’opposant au « loisir » (par exemple : le jardinage, comme si la production de subsistance n’était pas du travail).

3 Le terme « capitalisme » est à peine prononcé.

4 Koch, The Modern Library Writer’s Workshop

5applicability

6Koch, The Modern Library Writer’s Workshop

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…