Longue route vers Utopie, Chapitre 4

« Les gens heureux n’ont pas d’histoires. » disent-ils.

Pourquoi les gens heureux n’auraient-ils pas d’histoire ? Ne leur arriverait-il rien du tout ou bien les évènements dont ils seraient les protagonistes ne mériteraient-ils pas d’être racontés ?

Quelle vision du bonheur cet aphorisme (attribué à Tolstoï dans Anna Karenine) nous donne-t-elle ? Celle d’un état stable, voire permanent. Le bonheur serait une finitude, voire une complétude. Tout est accompli, tout est réglé. Les conflits sont réglés, les difficultés aplanies. Le conte de fée nous donne la vision parfaite de cette conception du bonheur dans sa traditionnelle phrase finale : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Le reste ne mériterait pas d’être raconté. De Cendrillon, entre vingt et trente ans, il n’y aurait rien à dire, rien à raconter. Elle passe en un refrain de jeune femme heureuse à la plus triste des mamans.

Car voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur est une destination. C’est un objectif. Sa recherche est un grand motif narratif : à la recherche du bonheur, comme d’autres du temps perdu. À l’autre extrémité du schéma narratif canonique, c’est une tranquillité destinée à être bouleversée, « perturbée » par un évènement. Pour que vive le récit, que le bonheur disparaisse. Que soit mis à mort le bonheur ! Longue vie à la reine histoire ! D’ailleurs, ne dit-on pas d’une personne qui pose problème qu’iel « fait des histoires » ? Devant une situation problématique, on s’écriera – c’est le sens commun – « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? ». Sans dérangement, pas d’histoire. Pas de mise en marche du récit sans cela.

Non, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Mais qu’est-ce que c’est, au fond que le bonheur ? Il est, comme son nom l’indique, de bon augure1, un bon présage mais aussi une circonstance fortuite favorable. Le bonheur tiendrait du hasard, de la contingence ou de la providence tout autant que son contraire, le malheur.

Le bonheur, durable, serait opposé au simple plaisir passager. Il s’agit pour Épicure de l’ataraxie, l’absence de troubles et le repos de l’âme. Est heureux celui qui ne se laisse aller à aucun désir ou plaisir superflu et qu’aucune mauvaise circonstance ne vient déranger. En ces termes, le bonheur n’est pas une présence. Ce n’est pas tant un sentiment positif qu’une absence de sentiments négatifs.

Mais, nous dit Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette ataraxie, ce bonheur statique n’existe pas car il est perpétuellement dérangé par la nécessité du mouvement, de l’action. Les êtres humains s’agitent, s’activent car – pour Pascal – telle est leur nature, pour leur malheur. L’impossibilité du bonheur est un mauvais sort jeté à l’humanité en paiement de son péché. Il ne reste qu’à parier sur une transcendance meilleure, vers un éden supérieur. Qui voudrait après tout, voudrait lire celle d’une personne parfaitement en repos dans une chambre ?

Bien sûr, alors, que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur promis par la religion séculaire capitaliste n’est plus un absolu ou une transcendance. Le capitaliste est matérialiste : le bonheur est avant tout une affaire d’objets, de biens et de services. Le bonheur n’est plus qu’une affaire d’individus, ou au contraire de « dividus », pour toujours séparé des autres humains et non-humains. Seul, le consommateur ne peut être heureux que dans une consommation toujours recommencée. S’il est dans la « nature » de l’homme d’exercer sa puissance, alors la religion capitaliste oriente cette force vers la seule consommation. Au XXe siècle, la religion fasciste promettait la transcendance par la race ; celle du « socialisme réel » le bonheur juste à portée de main, après encore un dernier effort. Plus rien de tout cela. Le capitalisme n’arrête pas l’histoire mais il arrête le temps. Le bonheur est un éternel ici et maintenant, un dévoreur de tout. Rien d’étonnant à ce qu’elle se soit trouvé un nouvel avatar dans la pratique de la méditation, du recentrement. Tout à la fois, la religion capitaliste nous dit « sois en repos, ta chambre est bien fournie » et elle nous pique les côtes régulièrement pour nous empêcher de dormir. Grande conteuse, spécialiste de la pantomime et des jeux de masques, elle nous souffle sans cesse : « Voici une histoire de plus, d’aspect suffisamment différent pour tromper tes sens et ta raison. »

Car, voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Quelle terrible histoire en effet que celle du bonheur réel, matériel ! Qui voudrait lire le récit de la vie d’hommes et de femmes libéré des chaînes de la religion, des gens que l’aiguillon de la faim ne pique plus et qui travaillent librement ? Qui voudrait se plonger dans les actes et les pensées de celles et ceux qui ne vivent plus dans le déchirement de l’instant, du temps fragmenté, celles et ceux dont la psyché n’est plus déchirée entre le dedans et le dehors, le travail et le loisir, l’amitié et l’amour, l’humain et le non-humain ? Comment pourrait-on s’intéresser à ces vies là, heureuses non pas car elles sont dénuées de peines ou de plaisirs, mais parce qu’elles les font entièrement leurs, parce qu’elles les accueillent résolument mais sans stoïcisme ? Qui suivrait le voyage de celle qui part de chez elle, non pas pour trouver un monde meilleur que celui qu’elle laisse derrière elle mais, justement, car elle ne peut rester en repos dans sa chambre ! Et quelle chance que cette incapacité à l’immobilité !

C’est qu’il y a tant à voir, tant à faire, tant à raconter encore !

Mais non, secouons la tête tous ensemble.

Chacun sait que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

1De « augurum » en latin : l’interprète des présages.

Longue route vers utopie : Chapitre 3

« À proprement parler, l’Utopie n’est pas un genre en elle-même, mais plutôt le sous-genre sociopolitique de la Science-Fiction »

Cette citation de Darko Suvin (in Metamorphoses of Science Fiction, 1979), que Fredric Jameson met en exergue de son essai à propos de la trilogie Mars de K. S. Robinson pose plusieurs questions. Même en admettant que la science-fiction1 soit un « genre » en elle-même (soit, selon Todorov « « la codification historiquement attestée de propriétés discursives »), ce qui n’est pas certain (hors d’un usage courant du mot), l’Utopie en serait selon Suvin une sous-catégorie, une fraction. La caractéristique singulière, séparatrice, de ce « sous-genre », codification dans la codification donc, énonciation particulière au sens d’une énonciation particulière, serait son caractère « sociopolitique ». Le « genre utopie » serait donc, parmi les œuvres de science-fiction, celles qui traitent des structures sociales et politiques, de l’organisation des sociétés et du pouvoir, de la vie des groupes humains.

On voit donc tout de suite ce que cette définition, certes lapidaire et sortie de son contexte a de problématique. Elle semble à la fois trop générale et trop spécifique : trop générale car quelle œuvre de fiction ne traite pas de faits sociaux et d’organisation politique ? ; trop spécifique car limitant l’utopie à un sous-groupe dans un corpus lui-même restreint. L’Utopie serait donc une littérature minoritaire au sein de la minorité.

Prenons l’exemple du roman de Robert Heinlein Révolte sur la Lune, qui met en scène la révolution des colons sélénites et leur émancipation de la Terre. C’est à n’en pas douter un roman socio-politique qui interroge la constitution d’une société, sa définition et son organisation politique. Cependant, je ne l’ai jamais vu qualifier d’« utopique ». Pourquoi ? Ma tentative de réponse serait dans le caractère sinon réactionnaire, au moins conservateur et libertarien de l’idéologie sociopolitique déployée par Heinlein. Cela tient sans doute aux similarités affichées entre son récit et la révolution américaine, fondée sur l’idée de liberté d’entreprise et de possession. Peu à voir à première vue avec, mettons, Les Dépossédés (qui raconte pourtant une histoire semblable).

Pourtant, la révolte des colonies américaines avaient quelque chose d’utopique, tout comme le roman d’Heinlein : il s’agit de faire advenir une société nouvelle. Un peu de la même façon, toutes proportions gardées, l’historien Johan Chapoutot montre le caractère lui-aussi utopique de l’idéologie nationale socialiste2. L’idéologie nazie a ceci de séduisant qu’elle est positive : elle fait la promesse d’un monde nouveau, un monde plus « naturel », un équilibre rétabli. La difficulté qu’il me semble toucher du doigt est la suivante : « utopie », avec son étymologie contestée et ses usages contradictoires, est un mot qui semble pouvoir contenir n’importe quelle idéologie. On peut penser ici à la citation fameuse de China Miéville : « Nous vivons dans une utopie : ce n’est juste pas la nôtre. »3.

Dans son ouvrage, Utopie et Socialisme, Martin Buber retraçait en 1950 l’itinéraire du « socialisme utopique » et n’oubliait pas de rappelait toutes les connotations négatives que le terme au cours des deux derniers siècles. « Utopiste » est une insulte, autrement dire « inconséquent », « doux rêveur ». Face à cette « rêverie » se place la rationalité brutale et auto-justificatrice du capitalisme libéral puis néo-libéral : le bon sens des choses qui existent pour et par elles-mêmes, car comment pourrait-il en être autrement ? Mais Buber ne s’en tient pas là et il réfute l’accusation de décrochage du monde en revenant à la notion de topos, ou lieu.

« Le socialisme utopique, écrit-il4, peut-être qualifié en un sens de topique : il n’est pas « sans lieu », mais il cherche à se réaliser selon les cas en des lieux et dans des conditions données, donc justement « ici et maintenant » dans la mesure du possible. »

L’utopie socialiste n’est donc pas un rêve. Il ne s’agit pas de la construction de « songes-creux » mais au contraire une tentative, toujours renouvelée de réalisation matérielle. L’utopie dépend, pour employer un terme marxiste et même léniniste, de ses conditions matérielles et de la réunion de celles-ci. Une véritable utopie socialiste, contrairement aux utopies néo-libérales ou nazies, ne sont pas des simulacres baudrillardiens, des plans tout prêts à appliquer sur un réel qu’il faut dominer (géographiquement, biologiquement, économiquement). Une utopie socialiste (je maintiens ici le terme de socialiste utilisé par Buber même si « communisme » me paraît plus pertinent pour des raisons déjà développée ici) est une construction matérialiste.

Buber continue : « Mais la réalisation locale n’est jamais pour lui [le socialisme utopique/topique] […] autre chose qu’un point de départ, un « commencement », quelque chose qui doit être là pour que la réalisation s’y cristallise, pour qu’elle conquière sa liberté et son autorité, pour que la nouvelle société se construise à partir de cette réalité, à partir de toutes ses cellules et de celles qui naissent à son image ». Buber montre ici l’ambition non pas isolationniste de l’utopie socialiste (île, camp dans la forêt, robinsonnade, ZAD) mais au contraire totalisante. L’utopie veut s’étendre matériellement à la totalité du monde. Pour autant, ces isolats ne sont pas sans valeur : tous les camps, toutes les ZAD, toutes les communautés sont une réalité à partir de laquelle l’utopie se construit, des modèles concrets, et, plus encore, les « cellules » de cette société nouvelle et vivante.

L’utopie si elle est matérialiste (au sens : l’étude des conditions matérielles, aussi objectives que possible, étants donnés les apports de la sociologie) n’est donc pas une construction monolithique, une cité sur la Lune. Fruit de l’activité humaine, elle porte en elle-même ses contradictions, ses contestations quand bien même elle serait désirable et bonne pour les êtres qui l’habitent. Le roman utopique doit donc faire la part de la dissension, non pas venue de l’extérieur, d’une nation ennemie cherchant à la déstabiliser, mais une dissension intérieure, d’ordre psychologique comme matériel. Tout comme il faut, dans ce paysage communiste, faire une place aux camps et aux ZAD sur, à partir et contre lesquelles l’utopie s’est construite, il faut oser poser les questions douloureuses.

Si, dans The Matrix, le traître Cypher se demande si l’on peut être heureux dans la Matrice (dans le mal, dans le mensonge, dans l’illusion), le roman utopique doit inverser cette question : peut-on être malheureux dans l’utopie ? Ce mal-être, quelle forme prend-il et comment la société utopique peut-être y répondre ? Poussons la question encore plus loin : si Cypher peut chercher à retrouver le mensonge dans lequel il est né et a été élevé, un.e utopien.ne peut-il.elle chercher à quitter son pays natal ?

Si oui, quelles en sont les raisons ?

1 Cauchemar définitoire : qu’est-ce que la science-fiction ?

Je vois trois définitions possibles, toutes les trois insatisfaisantes.

1. La science-fiction est une fiction qui met en scène la science et des scientifiques.

Ex : trilogie de Mars, le personnage de Saxifrage Russel – questionnement du scientifique comme héros.

2. La science-fiction est une fiction qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, actuelles et plus particulièrement prospectives. Importance de la technique : subdivision particulière, la hard-science, la SF avec de la « vraie » science, de la science pas facile dedans.

Elle s’appuie sur le principe de vraisemblance.

Exemples innombrables.

3. La science fiction est une fiction écrite de manière scientifique, qui s’appuie sur la méthode scientifique.

Difficulté : à ce compte-là, les Rougon-Macquart est une série de science-fiction. Qui plus est, Le Docteur Pascal remplit les trois conditions.

2Dans La loi du Sang, Penser et Agir en Nazi, Gallimard, 2014

3https://conversations.e-flux.com/t/china-mieville-we-live-in-a-utopia-it-just-isn-t-ours/7537

4Socialisme et Utopie, Martin Buber, L’échappée, 2016

Long route vers Utopie – Chapitre 1

Le capitalisme, pour nous acclimater à sa domination, a produit plusieurs types de récits. La plupart de ces récits sont héroïques : un.e personnage, constatant un bouleversement de l’ordre établi, est amené à rétablir cet ordre, plus ou moins amendé. C’est là tout le sens du schéma narratif enseigné à l’école : une histoire va d’un point A à un point B, attendu que B diffère de A mais pas trop. Comme l’écrivait Lampedusa dans Le Guépard « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ».

Parmi ces récits héroïques, la fiction capitaliste aura particulièrement produit le récit catastrophe (avant, pendant, après) et le récit dystopique. Le premier est l’équivalent littéraire du film d’horreur, du slasher. on le lit pour frissonner assis dans son fauteuil, on serre la main sur l’accoudoir pour en ressentir la fermeté, la réalité : heureusement, le monde réel n’est pas si terrible. Le récit dystopique (ou contre-utopique), digestion capitaliste de 1984 d’Orwell, est plus frontalement un récit héroïque : un personnage (des personnages), seul face à l’institution toute puissante, le collectif déshumanisant fait ordre. Même objectif que pour le catastrophisme : se rassurer. Heureusement, les gouvernements sous lesquels nous vivons ne sont pas si terribles. D’où le malaise lorsque le monde réel se met à ressembler à Océania, où plutôt à la vision déformée qu’on en a. L’Océania d’Orwell n’était pas un repoussoir, pas uniquement d’une parabole braquée contre l’URSS : c’était aussi et surtout une identification des procédés utilisés par tous les gouvernements capitalistes (URSS inclus, donc) pour assurer leur domination. Hunger Games et consorts ne font qu’en reprendre les motifs les plus saillants, en vidant le reste de sa substance.

Le récit anti-capitaliste doit donc être non héroïque et non catastrophique. Il peut porter le nom d’utopie. C’est le mot « à la mode » : il appelle le « monde d’après ». Utopie donc : le non-lieu, mais aussi le « bon lieu ». Ce récit doit donc être non-héroïque : il ne s’agit pas du destin d’un individu exceptionnel (pour quelque raison que ce soit) amener à rétablir un ordre. Le primat du personnage, en tant que puissance narrative, doit être remis en question. Avec cela, nécessairement, remise en question de toutes les structures, les habitudes narratives prises dans la fiction capitaliste : trois actes, schéma narratif, conflits, dénouement. La forme sera autre, autant que le fond. Sans héros, c’est aussi sans adversaire, que celui-ci assume l’identité du rival ou de l’institution. La notion même de conflit est à reprendre : des oppositions oui, bien sûr. Pour prendre le chemin d’Utopie, c’est donc tous les manuels, tous les schémas bien appris qu’il faut jeter aux orties.

Il faut tendre l’oreille pour écouter ces récits venus d’un autre monde, un monde non pas au loin mais à côté. Il faut écouter, même si ce n’est pas facile avec le bruit ambiant. Ces récits doivent nous sembler étranges, étrangers, âpres. Ils sont aussi aussi difficiles d’accès pour un lecteur du XXIe siècle qu’un poème homérique ou roman du bas moyen-âge. Ce sont des traductions : chaque mot de la langue courante doit y posséder un sens légèrement différent. Cependant, ces utopies doivent être concrètes : il n’est pas question de vague déclarations de principe, de fables. Il faut voir ces femmes et ces hommes vivre, aimer, travailler, ne rien faire, mourir. Utopie n’est pas capitaliste : quelles sont ses structures de production et qu’y produit-on ? Pourquoi ?

Plusieurs de ces textes ont déjà été produits, et nul doutes que de nombreux autres viendront après eux. Les Dépossédés, d’Ursula Le Guin, bien sûr, ainsi que Le Dit d’Aka. Leur charge (au sens électrique) n’est pas amoindrie par leur ancrage historique : l’autre véhicule trop encore l’imagerie négative de l’URSS, l’autre prend pour modèle la révolution culturelle chinoise et sa force de coercition. Les Dépossédés est récit héroïque : Shevek est un savant brillant par qui le changement arrive. Sutty, la personnage du Dit est déjà un pas en avant. Elle écoute, recueille, habite ce monde. Les Dépossédés est la description d’une société communiste contrainte à s’accommoder de la pénurie : et s’il était possible de décrire une telle société, non d’abondance, mais de nécessité ? Le sous-titre des Dépossédés dévoile la clef du problème : c’est une « utopie ambiguë ». Le sort, l’interprétation en sont incertains.


C’est dans cette direction que va Ernest Callenbach dans Ecotopia : cette nouvelle nation de la côte ouest américaine est assurément « riche », généreuse et soucieuse de préserver cette abondance. Le personnage principal, s’il jouit au départ d’un statut privilégié, se font de plus en plus dans la population écotopienne en tant que simple observateur, témoin. Cependant, écotopia n’existe que pour être mise en contraste avec le reste des États-Unis. La question du travail est évoquée mais, si le mode de production capitaliste (entreprise, salarié, libre concurrence) est amendé, contrôlé, il n’est pas aboli.


Plus difficile encore est le cas de Chronique du Pays des Mères d’Elisabeth Vonarburg. Présenté comme utopie féministe, le roman est en fait un récit catastrophe de la branche « post ». La rareté d’individus du sexe masculin, loin de conduire à une remise à question radicale des structures de domination, laisse seulement la place tout d’abord à des harems puis à l’établissement d’une sorte de fédération de pouvoir féodal, codifiée par la couleur des vêtements (un des points communs avec La servante écarlate de Margaret Atwood), dans laquelle le corps des femmes est soumis à un contrôle au moins aussi terrible. Les enfantes y sont élevées dans l’ignorance. Une fois adultes, elles sont soumises à la ségrégation de classe, à la reproduction forcée, à l’eugénisme et aux corvées.


Dans son dernier roman (non traduit encore) The Ministry for the Future, Kim Stanley Robinson se propose de « combler le fossé » qui nous séparerait d’Utopie. Il fait toutefois le pari narratif d’accomplir ce travail au sein des institutions du capitalisme mondialisé : ce « Ministère du Futur » est une organisation liée à l’ONU, née des accords de Paris. On peut rester dubitatif quant à la capacité d’institutions politiques de la sorte, même animées par des gens de la meilleure volonté pour faire renoncer le capitalisme à son essence même : l’expansion illimitée. Le plus intéressant dans ce roman est peut-être ce que Robinson ne raconte pas, passe sous silence : la guerre livrée par la branche noire du Ministère pour abattre les avions, séquestrer le forum de Davos, faire sauter des centrales à charbon, assurer manu-militari le repeuplement des espaces naturels par les animaux. Cette révolution là, il ne l’évoque qu’à peine et pourtant, c’est elle en réalité qui finit par faire plier l’ordre établi. Ce roman est un roman catastrophe, oui, mais le roman de la mitigation de la catastrophe par les outils « déjà existants ». Il est peu probable, malheureusement, que cela soit suffisant.

Elle est longue et difficile, la route vers Utopie. Tout est à refaire, tout est à revoir. Les analogies ne suffisent plus. Ce chemin, loin d’être une fuite, est une lutte. L’échec est tout à fait envisageable. Il faudra alors recommencer. Ses habitants ne sont encore que des silhouettes dans la brume, qui se préciseront au fur et à mesure qu’on s’en approchera. Nul doute que nous en découvrirons, chemin faisant, bien plus que ce que nous espérions y trouver en partant.