J’écris un livre. Un mot, une phrase, un paragraphe après l’autre. Une fois qu’il est écrit dans son entièreté, on peut dire qu’il est « terminé », qu’il est écrit. Un livre n’est écrit qu’une fois qu’il est terminé.
Vient la première objection : un livre n’existe pas sans un lecteur. Ainsi, le texte enfermé sur sa feuille ou dans son traitement de texte n’a pas réalité sans un œil pour le scruter. Sans un lecteur. Ce serait le primat de la lecture, de la « réception ».
Si le texte n’existe pas sans lecteur, alors qu’ai-je fait pendant toutes ces heures ? Aurais-je écrit une illusion, un simulacre ou une simulation ? Si le texte n’existe qu’une fois lu, d’où sort-il quand je l’écris ?
Un lecteur, il y en a un. Il y a moi, mes notes, mes réflexions, mes conversations tout seul ou avec d’autres sur ce livre qui n’est pas encore écrit et qui n’existerait donc doublement pas : inexistence par ce qu’il n’est pas achevé, inexistence par ce qu’il n’est pas lu.
Mais d’où vient-il alors ? D’où viennent les images, d’où viennent les noms, les mots, les tournures, les figures de style, les senteurs, les sons, les notes ? Tout cela qui est en moi, qui n’est nulle part d’autre tant que je ne l’ai pas écrit, est-ce rien ? Alors, me voilà alchimiste plutôt qu’auteur, magicien avant écrivain : je fais quelque chose avec du rien. Mais ce rien, c’est moi. Le livre vient de moi, il est « de moi » (comme cette phrase attribuée à Flaubert : « Mme Bovary, c’est moi ! »). Donc je ne suis rien, si le livre n’est pas lu.
Voilà soudain le lecteur responsable de ma propre existence. Ce n’est pas tenable.
Soutenons alors la thèse d’une pré-existence : ce livre existe au préalable, a priori, et son écriture n’est qu’une mise à disposition. Un moyen. Pour employer un mot à la mode : une médiatisation. Le livre permet de lire à travers lui jusqu’à moi, via les personnages, les paroles, les actions, les lumières décrites. Toutes ces nouvelles, tous ces romans écrits mais jamais publiés, jamais ou si peu lus existent en soi tout comme j’existe. Ils n’en sont qu’une extension, un prolongement.
Et pourtant, il doit bien y avoir le livre, l’objet, le medium, la main tendue vers le reste qui, par sa force, efface tout ce qu’il ne contient pas. Un roman que je publie efface, invalide les précédents qui ne seront pas imprimés, pas reliés. Il les dissimule aux yeux du monde et, si je le laisse faire, à mes propres yeux.
Pour qu’il y ait livre, il doit nécessairement avoir transformation, du texte et donc de moi. Le travail éditorial, les corrections, la couverture, l’impression le serrement dans la reliure collée ou cousue : une mue qui n’est pas sans vie et donc sans douleur. Un livre n’est qu’une nouvelle peau sur un être qui existe déjà. C’est une première dissimulation, une première dépossession.
Je sais que le livre existe déjà car je l’ai vécu, fût-ce en pensée, assis à une table, par le biais de ma main, de mes doigts, des touches en plastique du clavier. J’en tiens les clefs car j’ai conçu la porte. Bientôt, viendra la seconde dépossession : quand des yeux inconnus, convaincus de faire jaillir de lettres mortes une vie nouvelle voudront en détenir l’essence, diront telle ou telle chose, lèveront un sourcil et trouveront tout cela insolite ou quelconque, diront une fin surprenante ou une intrigue convenue.
Certains le crieront sur la voie publique, et voudront faire de leur réception une œuvre nouvelle bien que celle-ci ne comprenne rien de l’élaboration, rien de l’intention première, nécessaire et suffisante, qu’elle appose en queue d’une œuvre un appendice croyant le jauger, au lieu de chercher à observer ce qu’elle est, ce qu’elle cherche à accomplir (éventuellement, une fois ces termes définis, une supposition de réussite ou d’échec).
Cette deuxième dépossession est sans conteste la plus violente des deux, imposant son préjugé sur ce qui ne leur appartient pas. C’est la dépose sur l’œuvre d’une grille de lecture (je pourrais écrire « grillage », ou « barreaux »), destinée à être appliquée sur tout, indifféremment. C’est l’assujettissement du texte à une autre subjectivité qui voudrait prendre la place de celle qui a produit le texte.
La première dépossession, bien que douloureuse, est – la plupart du temps – consentie. La seconde est un vol ou, pire, une imposture.