Si Avatar racontait en 2009 l’histoire (la métahistoire) du basculement du cinéma vers le virtuel, sa suite pousse encore plus loin la question du mélange des régimes d’image. Dans le film initial, un corps humain rendu infirme laissait in fine la place à un corps de synthèse (un clone/un avatar généré par ordinateur) ; dans celui-ci, c’est une conscience désincarnée, numérisée, celle de l’antagoniste Quartich qui est transposée contre sa volonté dans un avatar sans référent, un simulacre pur – hyperréel : un réel débarrassé de son origine.
Ce motif est encore redoublé par la présence dans le récit d’une « immaculée conception » : l’enfant d’un avatar dénué de conscience, elle même un avatar (au sens religieux du terme) de la « conscience » biologique qui unit tous les êtres vivants de Pandora : les Na’vi, bien sûr, les animaux domestiqués – la question de la domestication n’est pas claire : si les ilu et les ikran ne semblent pas physiquement contraints, ils sont toujours à distance d’appel, de cri ou de sifflement – mais aussi la végétation, que Kiri est capable d’utiliser contre les humains qui la poursuivent.
Cette mise en scène de l’hybride (ce que sont Tuk, Kiri, Loak et Neteyam, reconnaissables à leurs cinq doigts à chaque main, contre quatre pour les « vrais Na’vis ») et de la différence fait l’objet d’un travail plus poussé que dans le premier film. Les corps « autres » (extraterrestres ou synthétiques) sont davantage mis en présence des corps humains. Les enfants de Sully et Neytiri ont pour meilleur ami un adolescent humain élevé parmi les Na’vi (qui se conduit comme l’un d’eux) et, dans une reprise et une extension de la scène de « rencontre » finale d’Avatar, Neytiri doit naviguer l’intérieur exiguë d’un navire baleinier, autour duquel est construit l’acmé du film.
Autour littéralement, puisque des flammes transforment le pont en arène, mais aussi au-dessus, au-dessous, et dedans – jusqu’au renversement complet du vaisseau éventré. Plutôt que de rejouer la bataille épique, la mise en scène de James Cameron concentre l’action du dernier tiers du film dans cet unique décor, dont il exploite méthodiquement toutes les possibilités : assaut à l’extérieur, combat nocturne, mexican standoff, duel, fuite devant l’inondation, combat sous marin et angoisse claustrophobe, enfin libération par un fil d’Ariane providentiel.
The Way of Water surprend par la matérialité, la concrétude de ses êtres et de ses décors, où le « réel » devient quasiment indiscernable du « faux ». Le défi technique (saisissants reflets des flammes sur la peau détrempée des Na’vi) se double toujours d’un projet de mise en scène. Quand Avatar racontait une libération du corps auquel on offrait une pleine liberté de mouvement dans un espace aérien en trois dimensions, la suite les contrait au contraire, ramène les Na’vi à leur faiblesse relative. La fluidité des scènes sous-marines filmées à 48 images par seconde contraste avec la maladresse initiale des enfants de Sully. Les enfants s’adaptent pourtant, les parents, non. L’eau est une tueuse bien plus féroce que le « requin » auquel Loak est confronté. Elle emprisonne Neytiri et vient plus certainement à bout de Sully que Quaritch.
Le parcours de celui-ci est tout aussi violent que l’imposition initiale de l’esprit d’un mort sur un corps nouveau (« Je ne suis pas cet homme »), préférant encore la conquête et la domination aux interactions plus complexes des êtres vivants de Pandora. Son ikran ne le choisit pas : Quaritch le conquiert (hors champ).
The Way of Water surprend enfin par l’ampleur réduite de son récit et de ses enjeux dramatiques. Le conflit n’est plus de dimensions cosmogonique mais familial. Sully, le héros conquérant, désormais apeuré et lâche, ne cherche plus à sauver le monde mais se satisfait de fuir pour le salut des siens. Sa posture solipsiste, en désaccord avec les enseignements holistes du premier volet, est finalement mise en échec par l’obstination vengeresse de son « double » ennemi.
Neytiri, très en retrait, porte pourtant la vérité du film. Il faut se battre, il n’y a pas le choix, car les appétits des « sky people » ne connaissent pas de fin. Aucun archipel, si reculé soit-il, ne peut offrir de refuge hors de la lutte pour la survie face à l’alliance objective des gouvernements armés et du capitalisme vampirique (littéralement : les riches humains arrêtent leur vieillissement en consommant l’humeur cérébrale des tulkun, jetant le reste de la carcasse au rebut). Cette alliance n’a pas de limite : elle dévorera tout.
C’est face à cette réalité-là que le plan final de Avatar : the Way of Water nous enjoint à ouvrir les yeux ; c’est la nécessité absolue de la lutte à mort qu’il nous donne à voir.