You are currently viewing Ce qu’il y a de commun

Ce qu’il y a de commun

Écrit le soir du 13 juin 2019.

J’avais peut-être dix-neuf ou vingt ans lorsque la petite amie d’un de mes plus proches amis lui a dit, sur un ton que j’imagine chargé d’une certaine inquiétude ou de mépris : « Je suis sûre que Camille, c’est un communiste. » Lorsqu’il m’a rapporté ces mots, j’ai ri. J’avais dix-neuf ans et, malgré la lecture lycéenne du Manifeste et des quelques premiers chapitres du Capital, je n’étais investi que d’une conscience politique de surface. J’avais d’autres choses à penser. Je voulais faire du cinéma. Mon premier roman était paru ou allait paraître et j’étais occupé à comprendre ce que cela pouvait vouloir dire. La présidence de Nicolas Sarkozy touchait à sa fin et on pouvait espérer que du mieux suivrait.

Les présidents se sont suivis. La petite amie a changé. Moi aussi. Ses mots, pourtant, sont restés et j’y repense encore, à deux ou trois vies de là. « Je suis sûre que Camille, c’est un communiste. » Je ne l’avais pas contredite. C’était d’ailleurs ce que j’avais répondu à mon ami : « Je ne peux pas vraiment la contredire. » J’avais pour habitude de me dire plutôt marxiste. Le terme me paraissait moins touché par l’histoire, par l’URSS, par le goulag et les privations. « Marxiste », c’était plus pur. En classe de troisième, un professeur d’histoire-géographie nous avait expliqué, à ce même ami et moi, que le PCF avait fait alliance avec François Mitterand en 1980, ce qui avait entraîné sa chute. Sans bien comprendre, je leur en voulais aux cocos de s’être vendus, d’avoir été bernés.

Se dire marxiste, c’était éviter cette ombre là, cette tâche, ce sentiment d’une chose du passé. C’était aussi se voiler la face.

Des années ont passé et j’ai voté pour ne pas élire une nouvelle fois Nicolas Sarkozy. À chaque élection, la colère montait un peu plus. Le sentiment d’impuissance aussi : celui d’un monde dirigé par des forces bien plus opaques et secrètes que de simples scrutins qui ressemblaient de plus en plus à des émissions de télé-réalité. Puis est venu cet homme, ce jeune homme, se déclarant le renouveau, le pourfendeur des vieilles oppositions, le grand rassembleur. C’était une fiction, bien sûr. Une comédie de plus pour se jouer des frustrations. Il était impossible de ne pas le sentir. Désormais, ce grand rassembleur, ce héraut d’un monde nouveau, gouverne depuis deux ans, règne partialement, installé bien au centre. Au centre de tout.

Ces dernières élections, ces derniers mois et cette dernière année m’ont fait comprendre mon erreur. Le voil est déchiré. Lui qui a agité un épouvantail pour se faire élire, qui a lancé en avant ses contre-réformes dans une marche qui se veut inarrêtable, aura au moins fait une chose bien : le mensonge ne peut plus tenir. Il n’y a pas de gauche et de droite. Il n’y a pas de centre. Il n’y en a jamais eu. Dans la grande danse partisane du pouvoir, peu importe le partenaire : tous valsent, tous sont complices. L’homme providentiel n’a pas effacé les oppositions. Il les a révélées pour ce qu’elles ont toujours été : un mensonge. Un voile posé sur mes yeux. Celui qui se cache derrière l’épouvantail arborait en fait le même visage.

Que reste-t-il alors ?

Il reste ce qu’il y a de commun et le reste. Il reste ceux qui défendent ce commun et les autres.

Il y a les urgentistes en grèves que j’ai vus cet après-midi encore pour défendre les conditions nécessaires pour assurer leur soin public. Ceux là sont le commun. En face, des ministres vendus à la santé privée, à l’ouverture de services d’urgence privés, des assurances maladies privées, des mutuelles privées.

Il y a les professeurs qu’on gaze, qu’on arrose et qu’on frappe sur une place rose parce qu’ils manifestent l’inquiétude, l’incompréhension d’un gouvernement qui fait tout pour les empêcher de faire leur travail, de défendre l’intérêt commun, de faire des enfants de tous des citoyens formés, des citoyens égaux et non des consommateurs dès leur plus jeune âge. Ceux là sont le commun. En face : un ministre qui n’écoute rien, qui ment, qui tient obstinément sa ligne de mise en concurrence des établissements scolaires les uns contre les autres pour le profit, pour la thune.

Il y a les infrastructures, les routes nationales après les autoroutes que l’on veut offrir en pâture aux bétonniers comme on leur a offert le rail : le commun. Il y a ces cheminots qui s’insurgent envers et contre tout dans l’espoir de continuer à faire leur travail : assurer la communication entre tous, le droit à se déplacer, à vivre, aller voir ailleurs de manière descente. Ceux-là sont le commun.

Il y a les gosses et ce qu’on leur laissera peut-être : la terre que l’on cultive, l’eau qu’on boit, l’air qu’on respire ; propriétés inaliénables, indivisibles de l’humanité entière. Il n’y a tout ce qui n’appartient à personne parce que cela appartient à tous et qu’il faut défendre, mètre par mètre, goutte à goutte. Tout cela est le commun.

Il y a les gosses encore, dans des tours des bétons insalubres, dans des tentes, dans des barques ; il y a des gosses qui n’ont jamais vu la mer ou ceux qui l’ont vue de trop près parce qu’ils l’ont traversé pour mieux atterrir dans ces mêmes tours de bétons où on va les laisser moisir. Il y a ceux qui font la manche dans les couloirs du métro. Ils sont le commun. Ils sont notre responsabilité. Ils sont notre commun.

Il y a le corps de chacun, enfin, libre et non contraint à se reproduire ou non. Les gosses sont le commun, ne pas en avoir aussi.

J’ai tourné la tête longtemps mais désormais tout ça me remonte à la gorge, tout ça m’étouffe, m’étrangle et me fout la gerbe. Je grogne quand je prends la voiture tous les matins pour aller bosser, cent-vingt kilomètres aller-retour. Je me sens coupable mais je n’ai pas le choix : pas de transports en commun. J’enrage quand j’entends parler dans un poste de télévision des gens qui ont manifesté publiquement pour retirer à d’autres qu’eux jusqu’au pauvre droit de s’unir devant la loi, ce minuscule droit si commun. J’en crève quand je ne sais pas quoi faire, ou plus quoi dire, ou plus quoi écrire.

Parce que désormais, il n’y a plus de progrès ou de réaction, il n’y a plus de gauche ou de droite. Il n’y a plus rien que le commun et ceux qui l’attaquent et le blessent. Ceux qui veulent le découper pour mieux le vendre. Le voile est déchiré. Les lignes sont dessinées et la bataille est commencée depuis longtemps. Je m’en veux de l’avoir compris si tard.

Nous sommes en 2019. Dans deux ans, j’en aurai trente. « Je suis sûre que Camille, c’est un communiste. » Elle avait raison. Je veux me battre pour ce qu’il y a de commun. Cela fait sans aucun doute de moi un communiste.

Et maintenant ?

Laisser un commentaire