Je ne peux plus écrire.
Je peux à peine parler. Les mots ont échoué. Ils ont failli. Les mots me manquent. Les mots se sont dérobés. Ou, plutôt, les mots ont été dérobés.
En conséquence de cette absence, je ne peux plus rien dire, plus rien écrire. Tout ce qui sort de ma bouche me semble étranger.
Wittgenstein l’écrivait déjà : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde. » C’est cela qu’Orwell explicitait avec la novlangue : « Ne voyez-vous pas que [son] véritable but est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »
C’est souvent à cette novlangue qu’est comparée l’emprise du capitalisme néolibéral sur le langage. Cependant, si celle-ci en reprend en effet quelques principes (tels que l’antiphrase ou l’euphémisme), elle va encore plus loin. Le langage néolibéral saisit les signifiants et ne se contente pas de les appauvrir. Non, il les évide, les creuse jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du signifié. La pensée logique cherche ensuite ce avec quoi il va les remplir. Seulement, il ne comblera jamais ce vide. Il se contente ensuite de brandir des termes fantômes, des mots fétiches, tels des doudous avec lesquels se rassurer ou, mieux, avec lesquels faire diversion : travail, amour, famille, terrorisme, École, République.
Ces mots ne sont pas seulement les mots du pouvoir. Ils sont des mots volés, violés, falsifiés.
Après que le néolibéralisme s’en est saisi, il ne reste de « amour » que sa carcasse vide, une série de gestes, de rites, ceux que les outils de l’acculturation libérale transportent : du premier baiser à la comédie de remariage, en passant par le mariage en blanc et les bouquets de fleurs.
Au mot, le langage néolibéral substitue systématiquement un ou plusieurs stéréotypes. Ainsi, le primat de l’image sur l’écrit est un outil de domination. L’URSS et le Parti Nazi l’avaient bien compris, c’est pourquoi Orwell avait repéré ce processus chez eux plus aisément que, disons, dans l’Angleterre d’après Guerre. L’image est immédiate. Elle s’impose totalement.
Le mot, quand il est encore plein, donne lieu à une négociation entre celui ou celle qui l’écrit et l’autre qui le lit. Il faut s’accorder sur ce qu’il signifie. Cela ne va pas de soi.
Là encore, le langage néolibéral montre toute sa perversité. Il semble toujours « aller de soi », et se cache pour ce faire derrière des atours de « bon sens » et « d’évidence ». Qu’est-ce que la croissance ? Personne ne le sait vraiment, mais cela passe pour évident. D’un phénomène matériel, sensible, désigné par ce terme, la destruction du langage tourne le signifiant vers des abstractions spectrales. Le champ lexical de l’économie est plein de ces mots fétiches – comme « croissance », « plein emploi », « productivité », « indice », des mots qui servent à lui donner ses atours de science – mais il n’est pas le seul : ainsi, « culture », « nation », « économie d’énergie », « crise », « musique », « média », « art » ou « bonheur ». Ces mots n’ont pas entièrement disparu. Ils nous cependant été arrachés au langage et retournés contre lui-même.
Le capitalisme, pour empêcher les sujets de penser, ne les abrutit pas. Seulement, il les empêche d’être intelligents. Il empêche de choisir, de relier, de discerner, de comprendre. Pour ce faire, il attaque non seulement le langage mais aussi ceux qui l’utilisent, et l’idée même de l’action intellectuelle. Sans les mots, on est pas bête. Toutefois, on se sent bête. Impuissant.
Qui voudra protester, s’arrêter pour définir, reculer d’un pas avant d’avancer, mettre en question le signifiant proposé, sera accusé de « pinaillage ». On tournera tout de suite en dérision le « monde des idées », opposé à la concrétude des problèmes de notre temps. Haro sur qui ne se courbera religieusement devant l’icône républicaine. Les intellectuels ainsi disqualifiés, le champ est libre. On sait qui l’occupe.
Alors, que faire ? Comment se défendre face à cette attaque ?
Une tentative de réponse : il nous faut des mots. Il faut de toute urgence contester l’emprise néolibérale sur le langage. Il nous faut marquer l’adversaire à la culotte, tenir pied à pied. Il faut lui répondre systématiquement.
Certains mots doivent être récupérés, ressaisis et remplis à nouveau de toute leur vie. Il en est ainsi de « travail », mais aussi de « peuple », de « pouvoir », d’« amour », d’« art », de « culture » et de « progrès ». Pour ne citer qu’eux. Ceux-là, nous devons en proposer une nouvelle définition et la défendre, avec ferveur et rigueur. Il faudra peut-être même rédiger un nouveau dictionnaire, une instance de référence qui nous appartienne.
D’autres mots doivent être abandonnés dans l’usage courant, et conservés seulement comme les reliques historiques qu’ils sont. Laissons-leur « République », « liberté d’expression » et « terrorisme ». Qu’ils s’étouffent avec « pouvoir d’achat » et « universalisme ». Leur place est dans un musée. Ils ont trop et trop mal servi. Ils sont trop usés. Tant que nous y sommes, débarrassons-nous de « nation » et de « patrie » qui, même quand ils recouvraient encore une réalité tangible, n’ont jamais rien apporté de bon à l’humanité. Qu’ils gardent leurs fétiches. Ils ne peuvent rien pour nous.
Enfin, il y a les abandonnés, les effacés, ceux dont la prononciation attire toujours l’accusation de « désuétude » et de « passéisme ». Ces mots là – « communisme », « capital », « travailleurs », « exploitation », et « camarades » aussi – n’ont jamais été saisis par machine à vider néolibérale. Ce n’est pas pour rien : ce sont des mots trop puissants. Ce sont des mots qui font peur, car ils sont dotés de la force de transformer les esprits eux-mêmes. Il suffit d’en prononcer un pour sentir se modifier les frontières de son intelligence. Ces mots là, trop silencieux, depuis trop longtemps, il faut les clamer haut et fort. Si possible, à plusieurs voix.
Quand cela sera fait, il me sera peut-être possible, alors, de parler de nouveau ou même d’écrire un texte de valeur.