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Dire « oui » : L’écrivain, Bernard Friot et le rapport Racine

Un ami et néanmoins collègue me fit récemment remarquer, par-dessus deux bières, qu’il serait sans doute plus pertinent de mettre en avant les positions que je soutiens et qui me tiennent à cœur que de chercher à porter la contradiction à celles que je ne partage pas ; que ce soit, le plus souvent, par voie d’humour ou même, dans un cadre privé, de franc persiflage.

« Mais, protestai-je dans ce qui ne fut certainement pas le moment le plus brillant de ma carrière argumentative, ce sont eux qui ont tort ! » À cela, l’ami en question répondit, en somme, que mon énergie serait mieux employée à exposer mes raisons qu’à vouloir dévoiler les torts d’autres.

Méditant tout cela entre les paresseuses gouttes de pluie du chemin du retour, je pensai à la conférence gesticulée de Bernard Friot intitulée « À quoi je dis « oui ». » Sociologue et économiste, catholique et communiste (s’il ne doit en rester qu’un, il est celui-là), Friot travaille depuis des décennies à concevoir et affiner une réponse économique, sociale et même anthropologique aux structures que le capitalisme occidental a bâti dans ces domaines. Il pense une réponse qui ne soit pas réactive, qui propose une redéfinition des termes et des concepts sans rien devoir aux doxas capitalocentrées (pardonnez le néologisme) qui affectent sans même que ceux-ci n’en prennent conscience les sujets qui les subissent et sont donc réduits à n’être, justement, plus sujets mais bien objets. Le capitalisme, en effet, réifie l’homme, l’aliène jusqu’à le rendre (au risque de la tautologie) complètement étranger à lui-même et à son travail. En continuant cette recherche, Friot refuse de se joindre au « chœur des pleureuses » comme de poursuivre la lutte vaine qui veut combattre le capitalisme en employant ses mots, en lui arrachant des lambeaux de redistribution de la richesse qu’il s’accapare. De là, l’ineptie chaque jour plus criante de « l’opposition réformiste ». Pour le dire simplement, en paraphrasant cette fois-ci Frédéric Lordon : impossible de vaincre le système par les armes du système. Jouer le jeu du capital et le rôle qui nous est attribué en son sein (manifestation, « démocratie participative », « assemblées citoyennes »), c’est en accepter les règles. Or, ce sont bien ces règles qu’il faut changer. Or, avant de changer les règles, il faut être en position de se changer soi-même, de se « réaffecter » hors de la construction idéologique pernicieuse du capital.

Pour citer Cloud Atlas, le film de Tom Tykwer et des sœurs Wachowski (adapté du roman de David Mitchell) : « Toutes les frontières sont des conventions. Chacun peut transcender n’importe quelle convention à la condition de pouvoir seulement concevoir de le faire. » Là est le travail le plus long et le plus difficile : le concevoir. Autrement dit : le concept. La réponse à porter au capital, dans nos cœurs et dans nos esprits, est une réponse conceptuelle. Il faut avant tout récupérer la force de donner aux mots leur sens, afin de contrer le newspeak capitaliste qui est moins même qu’un mensonge. Le vocabulaire du capital ne se contente pas simplement tordre, de détourner les mots. Il ne se réduit pas à un vulgaire emploi fautif. Non : il vide les mots, les creuses si bien qu’il n’en reste qu’une coquille fragile et légère, bien pratique et aisée à manipuler pour désigner tout et (surtout) son contraire. Ainsi, dans ces bouches-là, « révolution », « réforme », « progressisme », « universel » ou « démocratie » ne sont même plus des postures – on ne peut pas accuser ces gens-là – de poser, physiquement ou intellectuellement… – mais des atours, des voiles, un écran de fumée.

Bientôt, le roi sortira tout à fait nu et voilà en quoi consiste son auguste nudité : la violence, la brutalité et l’indifférence de ce rapport social qui se nomme le capital.

Le terme que Friot met le plus d’ardeur à redéfinir est donc logiquement « travail », non plus synonyme d’« emploi » dans les institutions sociales du capital (nommément le « marché du travail » auquel l’école se doit, institution elle-même, de former et conformer les élèves) mais bien comme activité de production de la valeur. Le rapport Racine, dans ses propositions, s’attarde assez longuement sur la demande par les « artistes-auteurs » de la reconnaissance de leur statut de travailleur. À le lire, ce que réclame l’artiste-auteur moyen, c’est davantage de « revenu », « plus régulier » pour assurer sa subsistance. C’est que les auteurs vivent difficilement, au niveau du SMIC ou en-dessous. Pire encore : l’immense majorité d’entre eux (moi y compris) n’en vit pas. Voilà, selon le rapport Racine, l’indignité et les demandes (l’artiste auteur est poli, il n’exige pas ; d’ailleurs le Roi dit « nous voulons ») sont les mêmes que celles de retraités, des SMICards ou des enseignants. Que veulent-ils ? Du « pouvoir d’achat ». Terrible terme. Vouloir du pouvoir d’achat, c’est vouloir consommer, faire tourner la machine, la croissance pourquoi pas. Mais, encore une fois, on ne rabat pas le caquet d’un adversaire en parlant son langage. Friot et son « salaire à vie à la qualification personnelle » sont peut-être plus utiles sur ce point, pour libérer l’auteur du rapport de force avec les éditeurs, du grand cirque de la diffusion-distribution, bref, de cette chaîne du livre (l’artiste-auteur, finalement, n’a peut-être plus grand-chose d’autre à perdre qu’elle) qui toujours s’allonge et n’a qu’un seul gagnant : encore le capital, qui s’accumule lucrativement. Réclamer une meilleure répartition de cette accumulation n’est pas seulement insuffisant. C’est surtout jouer le jeu que le capital attend des producteurs de la valeur.

Par « valeur », il faut pour Friot entendre ici « valeur d’usage » et non « valeur économique lucrative ». Autrement dit : ce à quoi le travail sert, son utilité. Difficile question : à quoi le travail de l’artiste-auteur sert-il ?

Une parenthèse : j’en viens à préférer pour moi-même le mot « écrivain » qui a le mérite de ne laisser aucun doute sur la nature de mon activité. J’écris. Je travaille en littérature. J’utilise et je questionne les mots et la grammaire pour en général des fictions, mais en tout cas du sens. Voici la valeur d’usage de l’écrivain : le sens. Non pas le divertissement (irrémédiablement défini négativement par Pascal), ni l’éventuel enrichissement pécuniaire personnel, voire la santé du bilan comptable de mon éditeur. La valeur d’usage de mon travail c’est le sens, la circulation des idées.

Écrivain, pas plus que peintre en bâtiment, comptable ou électricien, n’est un « métier passion ». Encore une fois, il faut déjouer l’opposition fallacieuse que le capital a instaurée entre travail et loisir, entre labeur et plaisir. Qui a déjà mené un roman au bout sait qu’il s’agit rarement d’une « partie de plaisir ». Cette dichotomie a en réalité pour fonction de dissimuler l’autre, la vraie : celle entre le productif et l’improductif (toujours selon les acceptions capitalistes). Un entrepreneur plombier : productif. Un coursier à vélo Delivuber : extrêmement productif, puisqu’il ne coûte rien ou presque, à part sa santé. Un professeur d’école primaire : improductif. Un écrivain : extrêmement improductif. La réponse habituellement donnée à cette accusation d’improductivité, voire de gentil parasitisme ? La part du PIB des entreprises culturelles. Encore une fois : réponse faite au capital par sa propre bouche. Aucun risque de le gêner.

Les propositions du rapport Racine se reconnaissent comme objectif (entre autres) de « conforter l’artiste-auteur individuellement » et de l’assurer dans un statut spécifique ou encore « faciliter son accession à des dispositifs d’aide ». Mais ce n’est pas à de l’aide qu’il faut dire « oui ». Ce n’est pas par l’aide des revenus issus d’une hypothétique redistribution un peu moins ouvertement inégalitaire de la valeur-profit que l’écrivain sera libéré de sa condition proprement prolétarienne. En effet, l’écrivain (ou l’artiste peintre, le tromboniste, le graveur sur verre…) ne possède souvent que sa propre force de travail pour assurer sa reproduction matérielle. Il ne faut pas accepter l’aumône dérisoire d’un capitalisme financier qui n’est pas « devenu fou » mais au contraire certain de sa force et ne se reconnaît nulle adversité sérieuse.

Friot établit donc une distinction très nette entre le « revenu universel de base » et son « salaire à vie ». Il emploie le nom « salaire » car celui-ci reconnaît le citoyen comme travailleur et donc producteur de valeur et pas uniquement être de besoin ou consommateur. Ce salaire à vie, financé par la contribution sociale (à laquelle le capital s’attaque durement et veut renommer « charges ») et versé par des caisses locales gérées par les salariés eux-même, s’échelonnerait sur quatre grades. Il reconnaît donc (au moins) quatre niveaux de qualification. L’écart maximum entre les plus bas salaires et les plus hauts serait d’un rapport de un à quatre. Friot propose aujourd’hui que chaque citoyen, à sa majorité politique (en France, 18 ans) accède au premier échelon (ou grade) qui lui assure un salaire de 1500 euros, à vie. Ce, quelle que soit son activité. L’accession aux grades supérieurs se ferait ensuite par concours, dans des modalités similaires à celles du fonctionnariat. Ce salaire personnel (et non lié à un poste) évoluerait ainsi avec la qualification du citoyen. On voit comment il diffère radicalement du RSA, soumis à condition de recherche d’emploi et même, dans certains départements, à « obligation de bénévolat ».

Après cette description sommaire et parcellaire de la proposition de Friot, il faut s’interroger sur ce qu’elle peut apporter à la cause des « artistes-auteurs » et pointer les questionnements auxquels elle ne semble pas répondre.

Tout d’abord, l’écrivain serait libéré, comme les autres travailleurs, de sa condition de prolétaire et reconnu sans condition comme producteur de valeur d’usage. Il est aisé de voir ce qu’un pareil régime a de véritablement universel.

Du côté de l’esthétique, l’écrivain n’étant plus soumis à la « loi du marché », la distinction entre « artisanat » et « art » (faussement résolue dans le mot valise qui les combine) serait résorbée elle aussi dans la reconnaissance inconditionnelle du travailleur. Sans marché, par d’arbitraire de genre haut ou bas.

Pratiquement, bien sûr, aucun artiste n’aurait plus – sauf à le souhaiter – à tenir d’autre emploi. Son temps, son énergie, seraient intégralement disponibles pour sa recherche. Il est probable que la libération réelle des contingences matérielles imposées par le capital verrait surgir nombre de vocations, une multitude de textes qui n’auraient sans cela jamais eu la possibilité d’exister.

On peut gager que le salaire à vie à la qualification personnelle aurait également pour conséquence une forte déconcentration du milieu de l’édition française. Sans la force que leur apporte leur modèle de bénéfice capitaliste (dont on sait assez comment il ne peut existe qu’au prix de mauvais traitement des auteurs), le triumvirat Hachette-Editis-Madrigall perdrait son monopole. Il y aurait certes toujours énormément de livres produits mais aussi plus de lecteurs dont une part du prix de vente irait remplir de nouveau les caisses d’investissement locales ou les caisses salariales. Combien des 700 millions d’euros du chiffre d’affaire 2015 d’Hachette échapperait-il ainsi à la captation par les marchés financiers, ceux-ci liquidés et inopérants ?

Le salaire à vie de Friot donnerait donc lieu à un réel bouleversement du circuit de distribution littéraire, qui ne serait pas l’hypocrite « absence d’intermédiaires » que proposent Amazon et consorts. Les éditeurs de moindre taille ? Soulagés eux aussi. Réduit, l’écart de salaire entre les dirigeants et les salariés et, avec lui, court-circuitées les conditions de harcèlement moral, physique et sexuel. Quel poids aurait un éditeur pour tenter de s’imposer à une autrice, si celle-ci n’avait nul besoin de son assentiment pour vivre, pour être reconnue socialement, qualifiée ? Le capitalisme, comme rapport social, induit aussi ses maladies dans le corps social. Ces violences ne sont évidemment pas spécifiques au « milieu » de l’édition.

Cette vision semble peut-être utopique, mais elle est fonctionnelle au-moins comme un idéal vers lequel avancer résolument, comme un exemple opératoire des « bonnes pratiques » qu’appellent de leurs pieux vœux les propositions Racine. D’autant que, comme l’évoque Bernard Friot, il existe un « déjà-là » sur lequel s’appuyer. Il s’agit du statut des fonctionnaires, des cheminots, des agents postaux… Si les gouvernements capitalistes s’y attaquent avec tant de vigueur et de constance, c’est pour Friot que ce statut est proprement révolutionnaire en ce qu’il propose, non seulement un changement dans les modes de production, mais surtout une nouvelle définition de la valeur et du travail.

Plusieurs questions subsistent toutefois quant à l’application des grades du salaire à vie aux artistes-auteurs. Quelles instituions faut-il créer pour reconnaître une valeur non marchande (car hors le marché) à ce que le droit avec euphémisme « une œuvre de l’esprit » ? Quels comités, quelles commissions sanctionneraient l’avancement en grade des écrivains qui choisiraient de ne poursuivre que cette carrière ? Dans quelle mesure une éventuelle « caisse de subvention à la production artistique » se différencierait-elle du mécénat d’État, type CNC ? De quelle foi dans la nature humaine, de quel humanisme réel, faut-il s’armer collectivement pour qu’au népotisme capitaliste ne se substitue pas un autre, étatisé oui, socialisé oui, mais dont la seule évocation suffit pour certains à disqualifier toute la proposition.

Ce sont certainement de ces questions que nous, artistes-auteurs, écrivains, pouvons nous emparer. Dans notre intérêt et dans celui du collectif, c’est au travail de Bernard Friot (entre autres), et non à des propositions fantoches péniblement arrachées à un capitalisme indifférent, que nous pouvons dire « oui ». Nous pouvons au moins faire cela.

Cela et, bien sûr, écrire.

12/02/2020

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Bibliographie

Émanciper le travail, Bernard Friot, 2015, ed. La Dispute

Vaincre Macron, Bernard Friot, 2017, ed. La Dispute

Capitalisme, désir et servitude, Frédéric Lordon, 2010, ed. La Fabrique

Vidéographie

La conférence gesticulée mentionnée en intégralité :

https://www.youtube.com/watch?v=ZuZz9NSOh10&t=2347s

Débat entre Frédéric Lordon et Thomas Piketty, chez l’Humanité :

https://www.youtube.com/watch?v=dDY3aczWOd0

Séminaire annuel 2017/2018 du réseau Salariat. Neuf conférences de B. Friot.

https://www.youtube.com/watch?v=5JV0BbCrecA&list=PLaqJ7ovfaiPERcw2K7ph-_MV-NXSMwT-K

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