Que penser de la mort en tant que service public ? Eh bien, à mon avis, […] la mort devrait être un service public gratuit pour tout le monde, par exemple comme la naissance.
Pierre Desproges
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À Monfort-sur-Meuse, dans le Bas-Bavenois, les personnels du Centre Mortuaire Départemental Jacques Chirac tirent depuis plusieurs années la sonnette d’alarme quant à leurs conditions de travail et l’impossibilité de remplir correctement leurs missions. Ils se heurtent d’un côté à la baisse continue du budget alloué à leur établissement, de l’autre à la concurrence ouverte d’agences mortuaires privées.
Adeline Garcia est décédée le 18 janvier 2022. Nous la rencontrons dans le hall du Centre Mortuaire Départemental Jacques Chirac de Montfort-sur-Meuse, récemment rebaptisé pour commémorer la visite de feu l’ancien président de la République au cours de son dernier mandat. Contrairement à une rumeur persistante dans les communes alentours, M. Chirac n’a pas été reçu au CMD après son décès. Sa photographie en compagnie d’un édile local n’en orne pas moins le mur du hall d’entrée, et Mme Garcia a déjà eu largement l’opportunité de l’admirer.
« Ce n’est pas facile de garder le compte du temps ici, nous dit-elle avec un sourire un peu contraint, vu qu’on n’a pas de téléphone ou de montre, et le personnel n’a vraiment le temps de nous donner l’heure. Je n’ose pas trop les déranger : ils courent déjà tellement dans tous les sens… »
Nous sommes le 19 avril. Cela fait donc plus de trois mois que Mme Garcia est décédée. Quand nous lui apprenons la date, elle a l’air surprise et soupire, un peu découragée.
« Je n’ai pas à me plaindre, nuance-t-elle. J’ai réussi à avoir une place assise, moi. »
En effet, les banquettes du hall du CMD sont toutes occupées et nombre de décédé.es patientent debout ou assis par terre. Les agents d’accueil et de soin mortuaire slaloment entre elles.eux sans pouvoir prendre le temps de parler à quiconque. La file d’attente pour simplement accéder au bureau d’accueil s’étire bien au-delà des portes d’entrée automatiques. Depuis quelques semaines, sur décision de la direction du CMD, plusieurs agent.es ont été embauchés sous régime intérimaire pour remonter la file et faire remplir le dossier d’accueil lors que c’est possible.
« C’est pas facile, nous raconte Mahmoud*, qui prend sa pause café-cigarette à l’arrière du bâtiment. Les gens sont désorientés. Beaucoup ne savent pas ce qu’ils font là, ils ne comprennent pas ce qu’il leur arrive.
— Y en a qui ne se souviennent même pas de comment ils s’appellent… intervient sa collègue Imelda.
— Ouais, on a l’air fin à leur demander leur numéro de sécu, leur adresse ! »
Ils rient tous les deux mais leur fatigue est palpable.
« Et encore ! s’exclame Imelda*. Nous on fait que la file ! C’est pire dans les bureaux, et tout ça… »
Elle a reçu une formation d’aide-soignante mais a démissionné du deuxième poste qu’elle a occupé, face « aux conditions et au stress. »
« C’est pas beaucoup plus mal payé, commente-t-elle en haussant les épaules, et au moins quand je suis rentrée, je suis rentrée. Je ramène pas de travail à la maison. »
Mahmoud, lui, fait partie de ceux que l’on désigne dans certains journaux comme « éloignés de l’emploi » depuis longtemps. Le contrat qu’il a signé avec l’agence Crit de Montfort-sur-Meuse, qui l’envoie au CMD, est le plus long qu’il ait jamais obtenu : trois mois. Et après ça…
« Après, on verra. Au pire… »
Il accompagne sa phrase d’un geste vers la file d’admission qui s’entortille autour du CMD.
« C’est pas facile tous les jours, quand même, travailler avec les morts, tient à ajouter Imelda. Surtout les jours où il y a beaucoup de monde, quand il fait chaud, quand il y a un attentat ou des accidents. Parfois, ils envoient des morts ici depuis Paris ou Lyon, alors que c’est déjà complètement plein. Franchement, on comprend pas. Mais bon, on est pas en CDI, alors on n’a pas vraiment notre mot à dire.
— Ouais, on fait ce qu’on nous dit, c’est tout. On peut pas faire grand-chose.
— Le plus drôle, c’est quand on retrouve quelqu’un dans la file qu’on connaît. Je veux dire, qu’on connaissait. C’est un peu bête, mais ça fait plaisir de voir un visage familier, pour eux. Pour nous aussi.
— Et puis, comme ça, le dossier est plus vite rempli.
— C’est vrai. Ça fait juste bizarre quand on n’était pas au courant de se dire « Ah, tiens, elle est morte, elle ? « . Enfin ça arrive pas très souvent. »
Mahmoud acquiesce.
« En général, il faut tout prendre du début et si on peut pas, c’est au bureau de voir. »
Stéphanie* est agente d’accueil à la réception du CMD depuis près de quinze ans. La quadragénaire accepte de nous parler mais pas sur son lieu de travail. Elle nous reçoit chez elle, dans le pavillon loué à un bailleur social privé, au numéro 16 d’un lotissement construit dans les années 90. Même si elle ne réside qu’à une petite vingtaine de kilomètres de son lieu de travail, il faut à Stéphanie vingt à trente minutes pour s’y rendre, selon les conditions de circulation. Devant le coût du carburant, elle envisage d’économiser pour acquérir un vélo électrique.
« Il y a des aides, non ? » demande-t-elle en faisant référence au dispositif « Nouvelles mobilités » mis en place par le département en 2021. Cependant, si l’idée lui plaît, Stéphanie n’est pas convaincue de la possibilité d’arrêter d’utiliser la voiture.
« S’il n’y avait que le travail et les courses, encore, ça irait. Mais il faut que je m’emmène les enfants à l’école et aux activités le week-end. Et ça, en vélo… »
Le village qu’elle habite fait en effet partie d’un regroupement scolaire : l’école primaire où sont scolarisés ses deux enfant.es est située à plus de cinq kilomètres de son domicile.
« Avec les horaires, la garderie, j’aurais pas le temps. »
Elle hausse les épaules en servant le café, comme l’air de dire « Tant pis pour le CO2 ».
« C’est un peu déprimant, dit-elle sur le ton de l’euphémisme. Ça et tout le reste. On est pas plus bête qu’ailleurs : on voit bien qu’on fait des choses mal, mais est-ce qu’on a le choix ? En ville c’est facile de se dire qu’on va prendre le bus, ou le métro ou je ne sais quoi. Ici, sans voiture, c’est « Marche ou crève « . Enfin, même pas, c’est « tu marches ET tu crèves. « . Et on a l’impression que tout le monde s’en fout. »
Le député de la circonscription est passé trois fois à Monfort-sur-Meuse durant la dernière mandature, dont une pendant la campagne pour sa réélection, qu’il a obtenue de justesse. Au second tour des élections législatives, Stéphanie n’est pas allée voter : elle était de service au CMD et n’a pensé à personne à qui donner procuration. Quand nous lui rappelons l’obligation légale pour les employeurs de laisser les salariés s’absenter pour aller voter, elle tombe des nues.
« Ah bon ? Je savais pas ! En même temps, personne ne me l’a jamais dit… Bon, pour ce que ça aurait changé, hein ! »
Stéphanie s’est vue proposer un CDI au CMD après trois ans de contrats successifs. Elle se souvient avoir pris cela comme un soulagement, le centre mortuaire représentant l’une des rares possibilités d’emploi pérenne autour de Monfort-sur-Meuse. Après leur séparation, le père de ses enfants a quant à lui choisi de déménager dans le département voisin à l’occasion d’une opportunité professionnelle, la laissant responsable des deux garçons au quotidien.
« J’aime ce que je fais, mais c’est vrai que c’est de plus en plus difficile, reconnaît-elle. Il y a cinq ans, avant la réorganisation, on était trois au bureau des admissions. Après la réorg’, on n’a plus été que deux. Ma collègue est en arrêt maladie depuis plus d’un an : y a plus que moi. Elle est remplacée par des intérimaires, par des CDD. Elles font ce qu’elles peuvent mais franchement, je passe plus de temps à leur expliquer qu’autre chose. Et comme elles restent pas… Je suis souvent toute seule alors je fais ce que je peux. »
Elle prend prend une gorgée de café et baille. La journée, comme la semaine, a été longue.
« C’est vrai qu’on se sent pas très bien, dans le service. Ça ne fait pas plaisir, tous ces gens qui attendent. Si on a choisi de faire ce travail là c’est pour les aider, les aider à bien mourir, selon leurs convictions. Et maintenant… Je suis obligée de faire tout ça n’importe comment. Les gens qui ont fait la réorg’, je les ai jamais vus, mais ils ont calculé dans leur plan que chaque dossier devait prendre cinq minutes. Cinq minutes trente-quatre, exactement ! Je sais pas d’où ils les sortent, les trente-quatre… Ça fait, quoi ? Douze dossiers par heure, en gros ? C’est juste pas possible. J’ai pas compté, mais même à deux on pourrait pas s’en sortir. Les gens qui viennent de mourir, ils ont besoin qu’on s’occupe d’eux et qu’on les aide. La plupart ils ne savent même pas qu’ils sont morts ! Il faut tout leur expliquer du début, alors leur faire remplir un formulaire en cinq minutes… Franchement, je m’en sors plus, et ça me fait mal au cœur. Et puis je me dis : qu’est-ce qui va se passer quand ça sera mon tour ? »
La réorganisation dont Stéphanie parle a eu lieu en 2016, suite à la fermeture des centres mortuaires communaux de Thivy et Saint-Jean d’Isilaie. Conformément à la réforme du système mortuaire voulue par le gouvernement et la majorité d’alors, socialiste, les services ont été fusionnés à Monfort-sur-Meuse, jusque là le plus grand centre mortuaire du département et, désormais, le seul. La mise en œuvre de cette décision avait été très contestée par les populations et mot-dièse #mourirchezmoi avait largement circulé sur les réseaux sociaux. La fusion des services, à des fins, selon Jean-Marie Sempere , alors député rapporteur de la loi, « de meilleure efficacité et de prise en compte de l’allongement de l’espérance de vie »1, a cependant causé le départ de plus d’une centaine fonctionnaires nationaux et territoriaux n’ayant pas accepté les offres de reclassement proposées par l’institution, sans compter la destruction d’autant de postes contractuels : agent.es d’entretien, de cuisine, etc.
« Ils se sont payés notre tête, d’un bout à l’autre, peste Aldo Mussidan, délégués syndical Sud Mortuaire du CMD. On leur a dit que c’était une idée de merde, pardon, ils ont hoché la tête et ils en ont fait qu’à leur tête. Les maires, les députés, les ministres… On a même écrit une lettre au Président de la République. »
À ce jour, ce courrier est resté, justement, lettre morte.
« Ils nous ont dit « Les gens vivent plus vieux « , « On meurt moins « . On leur a dit que c’était pas vrai, qu’on voyait le contraire sur le terrain, mais l’AMR2 a rien voulu savoir. Ils avaient leur idée et ils ont fait ce qu’ils voulaient, c’est tout. Point à la ligne. Tant pis pour les morts. »
Les chiffres semblent donner raison à Aldo Mussidan contre les études commandées par le ministère de la Mort et de l’Au-Delà en 2015. Selon une analyse de l’Insee publiée en 2020, l’espérance de vie a reculé de 0,6 ans pour les hommes et 0,5 ans pour les femmes. À 62 ans, l’âge légal du départ à la retraite, la majorité des personnes des milieux les plus défavorisés sont décédées. À l’été 2018, au milieu d’un épisode caniculaire, les équipes du CMD avaient déjà adressé plusieurs courriers à la direction ainsi qu’à l’AMR pour réclamer davantage de moyens et de personnel. Ces deux tentatives ont reçues des réponses insuffisantes ou tout simplement négatives.
« On courait déjà avant 2020, continue Aldo, pour être « à l’équilibre « , comme ils disent. Ils osent pas encore dire rentable… C’était faisable, techniquement, mais on était juste. Alors, avec la pandémie, je vous dis pas… »
Tout comme le Centre Hospitalier Universitaire de Saint-Charles en Bavenois – l’unique hôpital public du département, situé à soixante-quinze kilomètres de Monfort-sur-Meuse –, le CMD a été submergé par la deuxième vague de la pandémie de Covid 19.
« Là c’est rien à côté de ce que ça a été à ce moment, continue Aldo. C’était terrible : ils étaient hagards, perdus et nous on n’avait le temps pour personne ! C’était comme des centaines d’accidents de la route, tous en même temps Le directeur était aux abonnés absent, plusieurs cadres aussi. En télétravail qu’il disait ! Pour éviter de propager le virus. Si vous voulez mon avis, il avait les jetons. Alors on a fait, hein ! Les morts sont passés de l’autre côté. On a fait le boulot, si on veut. Mais mal. C’était à la chaîne. Pas le temps de parler, d’expliquer, de demander quelle était la confession, etc. Juste, pardon, juste du boulot de merde. »
Aldo exprime également le profond sentiment de malaise que ressentent les personnels du CMD depuis le début de la pandémie.
« On est habitué à ce qu’on nous regarde bizarrement. Quand on travaille avec des morts, on est toujours un peu un objet de soupçon. Ça, c’est normal. Enfin, pas vraiment, mais ça interroge, c’est sûr. Dans le temps, on était formé à ça, à répondre à ces interrogations. Mais avec le virus… Moi j’ai eu des gens qui changeaient de trottoir en me voyant arriver, des voisins qui refusaient de m’ouvrir leur porte. Un collègue a eu des menaces dans sa boîte aux lettres. Ce genre de choses… Ça, c’est nouveau. Les gens avaient peur que les morts nous refilent le truc et qu’on soit porteurs. Alors qu’on faisait les gestes barrière aussi bien que possible. Enfin, aussi bien qu’on pouvait, vu les circonstances. »
Deux ans plus tard, les recherches en virologie ont démontré que l’esprit des défunt.es n’est pas contagieux. Cependant, durant le confinement du printemps 2020, des rumeurs circulaient sur les « clusters » qui se formaient dans les centres mortuaires. Ces rumeurs n’ont jamais été officiellement démenties par les AMR ou le ministère de la Santé.
« Après, bien sûr, tous les morts ne sont pas traités à la même enseigne… »
Le silence d’Aldo est lourd de sous-entendus.
Il fait référence aux locaux de l’entreprise Lethea, installée depuis 2019 dans l’aile est du CMD. Cette entreprise, filiale du groupe Vinci, est spécialisée dans l’accueil et l’accompagnement des défunts : parmi les prestations qu’elle propose, on peut trouver « l’aide à la perception d’identité antérieure », « l’accompagnement à la métempsycose » ou encore « l’au-delà tranquille » (sic). Autant de services, payés par les défunt.es avant leur mort ou par leurs familles… autant de missions historiques des centres mortuaires publics. Lethea fait donc ouvertement concurrence au service public… littéralement sur son propre terrain.
C’est une conséquence de la fameuse loi de 2018 sur dite sur « l’autonomie des établissement des mortuaires ». Les pouvoirs accrus des directeurs de centres, nommés par l’AMR, sont accompagnés d’une « autonomie financière » qui enjoint les établissements à trouver une part de leurs financements par eux-même et non plus seulement de l’état ou des collectivités locales.
« Lethea a acheté sa place, si on veut, nous dit Stéphanie. »
Aldo, lui, est moins diplomate.
« C’est un parasite. C’est une sangsue. C’est une honte. »
Interrogée à ce sujet, Ingrid Capdevielle, directrice du CMD de Monfort-sur-Meuse, se veut plus pragmatique :
« En réalité, les missions des deux centres sont différentes. On peut se passer de Lethea, on ne peut pas se passer du CMD. D’ailleurs, notre activité ne faiblit pas, et nous sommes plus efficaces qu’eux. »
Une efficacité vantée qui laisse songeur face au hall et aux couloirs bondés du CMD. Une psychologue clinicienne, fonctionnaire territoriale, nous parle sous le sceau de l’anonymat des difficultés de plus importantes qu’elle rencontre… et de la tentation de passer « de l’autre côté ».
« Quand on compare la rémunération que Lethea propose et celle dans le « public « , difficile de ne pas être tentée. Sans parler des conditions… Ici, les horaires sont impossibles, je suis seule la majorité du temps. Certains défunts ne parle même pas le français. En anglais, je me débrouille, mais le portugais, ou l’arabe, ça me dépasse. Chez Lethea, il y a des interprètes. »
Sur notre demande, elle n’hésite pas à donner des chiffres.
« Ici, avec les astreintes et les nuits, j’arrive péniblement à 2500€ « net « . En face, ils alignent facilement plus du double. Je connais beaucoup de collègue – pas ici – qui ont sauté le pas et sans regret. Bien sûr, on ne fait pas ce travail pour l’argent, mais au bout d’un moment… »
Elle ne termine pas sa phrase.
La volonté d’attirer autant les jeunes diplômés que les praticiens expérimentés peut expliquer ces largesses de Lethea. L’entreprise est toutefois largement profitable : elle déclarait en 2021 un profit de 70 %. Le CMD de Monfort-sur-Meuse a vu lui ses subventions baisser de 40 % au cours des sept dernières années. Le loyer que Lethea paye à l’AMR pour l’occupation de ses locaux représente quant à lui seulement 5 % des revenus du CMD (environ 350 000€) ; une somme bien éloignée des 100 millions d’euros de bénéfice déclarés par l’entreprise en France. Elle est aussi présente dans le secteur mortuaire en Angleterre et en Belgique et se prépare à ouvrir ses premiers centres aux Pays-Bas et en Allemagne. Si un.e défunt.e « coûte » environ 3000€ à la sécurité sociale pour son passage de l’autre côté du « voile », Lethea facture en moyenne 11 300€.
Hervé Lassalle est lui aussi décédé le 18 janvier 2022. Malheureusement, nous n’avons pas pu l’interroger. Avant l’AVC qui lui coûté la vie, il avait souscrit au programme « Réincarnation dans la confiance » de Lethea. Son esprit a donc quitté ce monde sereinement deux jours plus tard, le 20 janvier dernier. Adeline Garcia, elle, attend toujours.
Monfort-sur-Meuse est loin d’être un cas isolé. Là, comme ailleurs depuis la réforme de 2018, la mort a deux vitesses.
* Les noms marqués d’une astérisque ont été changés à la demande des intéressé.es
1 M. Sempere n’a pas donné suite à nos sollicitations pour un entretien durant la réalisation de cette enquête.
2 Agence Mortuaire Régionale