Intrigue & hasard – Pour des récits inefficaces

La littérature est généralement perçue comme un art essentiellement narratif. Écrire, c’est raconter quelque chose : une série d’événements et/ou d’actions. La preuve : dans son enseignement scolaire, la description fait l’objet d’un enseignement séparé du récit, ainsi que fragmenté (description de lieu, portrait « fixe », portrait « en mouvement », etc. La « description », souvent en partie confondue avec le récit sommaire d’ailleurs, est souvent considérée comme excessive et donc préjudiciable au rythme du récit, à « l’immersion » du lecteur·ice ; on peut prendre pour exemple typique le « sens commun » qui voudrait que le premier chapitre du Seigneur des Anneaux , « À propos des hobbits » soit long, inutile – et ce alors qu’il est le cœur thématique du récit, et alors que sans lui, la dernière partie dans laquelle le Comté est soumise par Saroumane n’a pas de sens (dernière partie d’ailleurs omise par l’adaptation cinématographique, elle même accusée d’avoir « trop de fins »).

Dans Aspects du récit, E.M Forster fait ainsi la distinction entre « histoire et intrigue ». Il définit l’histoire comme « le récit d’événements arrangés dans leur séquence de temps » (que cette séquence soit chronologique ou non, d’ailleurs). L’intrigue s’en distingue car il s’agit d’une organisation logique : « L’intrigue est aussi un récit d’événements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité. « Le roi est mort et puis la reine est morte », voilà une histoire. « Le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin », voilà une intrigue. La séquence de temps est préservée, mais c’est le lien de cause à effet qui prédomine.

De ce caractère logique, coordonnant même – « La reine est morte de chagrin car le roi est mort. » –, de l’intrigue découlent de nombreuses habitudes analytiques et critiques contemporaines, et particulièrement l’insistance sur ce que la langue anglaise nomme « plot ». Les questionnements face à l’œuvre littéraire portent sur la cohérence logique des événements ainsi que sur son équivalent dans la « caractérisation » des personnage, à savoir la « motivation », sur laquelle nombre de méthodes d’écriture insistent. Le récit doit avoir un moteur : il doit avancer, rouler. Le récit est ainsi pris dans une logique d’efficacité, de fonctionnement à défaut parfois de cohérence. La question centrale de l’analyse du récit devient « pourquoi ? », mais un pourquoi simplement causal et actanciel : pourquoi tel personnage fait-il cela ? Quelle est la cause de tel développement ? Pourquoi telle action en entraîne-t-elle une autre ?

Cette habitude narrative découle à mon sens en partie d’habitudes de spectateur.ices de cinéma. Le cinéma, en tant que forme du récit, est précisément un art de la séquence : il consiste en un enchaînement d’images et de son, dont c’est justement l’enchaînement qui produit le sens. Le cinéma majoritaire (et la série télévisée, caractérisée justement par une focalisation sur les personnages – d’où des cadres généralement plus serrés pour s’adapter à des écrans plus petits et une prédominance de la parole ; sentence d’Orson Wells : « La télévision, c’est de la radio avec de l’image ») est une forme narrative qui va tout droit. Création (« par ailleurs ») industrielle, il est soumis à des protocoles de production aisément reproductibles, ainsi qu’à des cahiers des charges.

Nombres de romans et de nouvelles que j’ai l’occasion de lire ressemblent plutôt à des scénarios de cinéma : insistance sur la séquence des actions, et de la parole. Il me semble par ailleurs que l’apparente ubiquité des temps du présent dans ces récits procède de la même « contamination » : le cinéma est en effet un art du présent, arrêter le film pour revenir en arrière relève d’une rupture de narration. Ces récits avancent.1

L’intérêt du récit littéraire se tient selon moi dans sa capacité, au contraire, à sinuer, à serpenter, à aller et venir, accélérer, ralentir, s’attarder, à digresser et à omettre, à longuement décrire ou au contraire à esquisser, à se montrer expansif ou lapidaire. Ainsi, il est intéressant de considérer la description non pas comme des déviations ou des « ralentissements » du récit, mais comme une partie essentielle de son développement, et je dirais même spécifique au récit narratif. Ils découlent de la voix narrative choisie, ainsi que du point de vue exercé – pour continuer la comparaison, le point de vue est unique au cinéma : celui du cadre, et la matérialité des images et des sons ne laisse que peu de place au questionnement.

Le récit littéraire possède aussi le pouvoir de refuser l’impératif de causalité, et à cultiver le doute ou l’incompréhension. Pourquoi ce personnage agit-il de telle manière ? Allez savoir. Les gens font parfois de drôles de choses. Le roi est mort. Ensuite, la reine est morte. Y a-t-il un lien entre ces deux événements ? Aucune idée. Leur entourage s’interroge, le lecteur·aussi. Quelle est la « motivation » des actes de Lol. V. Stein ? Bien malin qui pourra le dire.

Sans repousser complètement toute notion d’intrigue et de causalité, qui peuvent elles-mêmes être porteuses de sens et de résonances thématiques, il me semble pertinent de cultiver dans le récit littéraire le hasard, la contingence, l’arbitraire. Au creux de ces fissures dans l’implacable de nos réels immanents ou fabriqués, c’est là que peuvent se nicher une salutaire poétique de l’incertitude, une politique de l’inefficacité.

1 Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de porter un « jugement » sur l’écriture au présent. Seulement, comme l’écrivait L.P. Hartley : « Non seulement le présent fait concurrence au récit par son effet de réel immensément supérieur, mais il le contraint à respecter la marche de l’aiguille sur le cadran, ou la cadence des battements du cœur. »