Dans l’une des tables rondes aux Imaginales le WE passé, on a fini par se poser la question de « pourquoi les gens n’aiment pas les profs ? » (cad les « donneurs de leçons »), et en creux celle de « pourquoi est-ce que ce serait mieux/plus efficace de ne pas affirmer des choses, de ne pas être un roman à thèse, etc.
En gros le *vieux* débat (genre vieux comme Esope) du « pouvoir des fables », plutôt placere ou plutot docere, etc. Et aussi la question de l’anti-intellectualisme latent dans les champs culturels dominés, comme la SFFFetc. Sans surprise ça m’a fait réagir (je crois qu’il y aura un enregistrement diffusé, bref).
Donc : « J’aimerais partager une théorie avec vous » (coucou Smith). Je l’appelle la « théorie de l’Architecte ».
L’Arichtecte, c’est un personnage qui apparaît à la fin de The Matrix Reloaded (le 2) et qui a concentré une bonne partie des torrents de rejet que ce film a suscité. En gros (spoiler), à la fin de Matrix 2, notre héros/élu/Luke Skywalker local, Néo rencontre le programme qui a créé la Matrice, qui s’appelle l’Architecte. Celui-ci fait deux choses (et il dit clairement qu’il les fait) :
1. Il dit à Néo qu’il va tout lui expliquer clairement et qu’il ne va pas comprendre (tout de suite en tout cas) – à travers lui il s’adresse aussi au spectateur (voir les travaux de Rafik Djoumi là dessus)
2. Il lui explique que tout son « parcours du héros », son processus de libération était en fait… un mécanisme de contrôle de plus, inclus dans la programmation de la Matrice. (ce qui s’accompagne du fait que l’Oracle, prophète de l’Elu est elle-même un programme dont le rôle est de l’amener là).
Évidemment, Néo ne le prend pas bien. Et le spectateur non plus. Pourquoi ? Déjà : parce que c’est narrativement un antagoniste. Parce que l’Architecte est un connard condescendant qui parle avec un vocabulaire en décalage avec les autres personnages : il a un niveau de langue de « sachant ». Parce que c’est ouvertement une machine, qu’il professe un pragmatisme absolu qui entre en contradiction direct
Mais aussi Parce qu’aller contre le récit de la libération (celui du 1), bah c’est douloureux. Et aussi, parce que l’Architecte nous fait nous sentir bêtes. Là où The Matrix nous faisait nous sentir héroïques et plus malins que la moyenne (on a pris la pilule rouge, rappelez vous), sa suite nous explique que c’est pas si simple et que peut-être qu’on s’est fait avoir en adhérant à ce récit. En cela, The Matrix Reloaded est un récit anti-héroïque (et le 3 aussi, dans une certaine mesure, mais c’est compliqué).
Ma « théorie de l’Architecte », c’est donc : on (impersonnel et général) n’aime pas les discours explicites et on préfère les « histoires » parce que l’explicite nous met en insécurité. On rejette les gens en position de nous apprendre des trucs (dans le discours ou dans la fiction) parce que ça nous fait nous « sentir bêtes », ça nous met très concrètement en défaut – et ça nous renvoie à une position de faiblesse, de minorité, de non contrôle sur notre vie (cf la question du libre arbitre dans la scène de l’Architecte) : celle d’un enfant. Il est d’ailleurs généralement admis qu’il « vaut mieux » raconter des histoires à des enfants pour lui inculquer des choses que lui dire explicitement les choses. (c’est un des gros enjeux pédagogiques, d’ailleurs : « descendant » contre « horizontal », « magistral » contre « en activité », etc. – spoiler : il faut le penser de manière contradictoire et dialectique, voilà.
Donc voilà, peut-être que si on n’aime pas les « donneurs de leçons » ce n’est pas (pas seulement) parce que la fable/fiction aurait le pouvoir quasi magique de nous faire accéder à des expériences et donc de « découvrir par nous même », mais aussi parce que c’est moins valorisant individuellement d’admettre son ignorance. « Arpenter le chemin », comme dit Morpheus, ça nous donne un sentiment (pas nécessairement faux) d’agentivité, de pouvoir. Je remarque aussi que, contrairement à la question valorisante du « choix », contrairement au mythe de la « pilule rouge », le discours de l’Architecte n’a pas été approprié par le facisme… Donc, je pense qu’on ne devrait pas si vite rejeter « l’explicite » face à la « liberté interprétative » laissée par la méthode « fable ».
Peut-être enfin que, pour briser le cycle de la domination, il n’est pas inintéressant de rencontrer un Architecte, fût-il antagoniste, qui nous explique clairement ce qui se passe. Au fond, c’est une position bourdieusienne : l’intérêt de la science sociale (et donc de la mise en récit, donc de la fiction) c’est de connaître et comprendre sa domination, pour pouvoir peut-être œuvrer à l’abolir.