Peut-on consommer un livre ?

Le terme « consommation » semble s’imposer de plus en plus dans le langage commun pour désigner le fait de rentrer en relation avec une œuvre « culturelle ». On consomme un livre, de la musique, un film ou une série , des jeux-vidéo ou, bien sûr, on consomme du « contenu ».

Il me semble que cet usage pose problème pour plusieurs raisons, et pas seulement pour celles que l’on croit.

Tout d’abord, le plus évident. Faire rentrer les biens artistiques et symboliques dans l’ordre de la consommation d’une telle manière, c’est les considérer d’abord comme marchandises, et non plus comme également marchandise et « autre chose », ce qui a longtemps été la position majoritaire des élites culturelles françaises. Dire que l’on « consomme » un livre, c’est accepter que le livre soit devenu « une marchandise comme les autres », contrairement à ce que disait la loi Lang sur le prix unique du livre que les acteur·ices de la chaîne du livre invoquent si souvent.

Bien sûr, à première vue, un livre (ou un disque, un film de cinéma, un spectacle) est une marchandise, ou, plutôt, il est marchandisé ; un bien produit sous le capitalisme, c’est à dire dans le rapport de production capitaliste, est nécessairement une marchandise. Les conditions de production et d’échange d’un livre. se font dans l’ordre de la marchandise, qui donne structurellement le primat à la valeur d’échange pour elle-même contre la valeur d’usage (ici, le « contenu » artistique du produit, si l’on veut). Comme toute marchandise, le rôle d’un livre est de produire de la plus-value, non pas pour le consommateur, mais pour l’entreprise marchande capitalisme. D’où la nécessité de produire du grand volume, à peu de frais, tout en cherchant à attirer l’acheteur par des qualités de fétiche qui différencient la marchandise des autres. En ce moment, dans le livre, ce sont les éditions « collector » cartonnées, avec jaspage, dorures, etc. Ainsi « dans la consommation enfin, les produits deviennent objets de jouissance, d’appropriation individuelle ».

Mais là où un bien « culturel » se différencie d’une marchandise autre (un sandwich, par exemple), c’est justement qu’il ne se consomme pas. La consommation, comme le dit Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique, est une destruction de l’objet consommé. Un sandwich consommé disparaît. Il cesse d’être « sandwich » pour devenir aliment digéré. Un livre, lui ne disparaît pas. Il peut-être lu et relu à l’infini. En cela, il se rapproche d’un outil : la valeur d’usage d’un livre ou d’un enregistrement musical est plus proche de celle du couteau avec lequel on a fabriqué le sandwich qu’avec le sandwich lui-même. Le livre est anti-marchandise en cela qu’il est réutilisable ; le capitalisme, lui a partie liée avec le jetable.

Pire, un livre peut-être revendu : c’est à dire marchandisé en dehors du désir des entreprises marchandes elles-mêmes. D’où la lutte acharnée des éditeurs de jeu-vidéo contre le marché de l’occasion, ou la marchandisation de la petite annonce que proposent LeBonCoin ou Vinted qui extraient une plus-value d’un échange marchand auquel ils ne prennent même pas part. Le prêt ou le don « gratuits » sont donc un geste anticapitaliste, et la constitution de lieux de socialisation de l’accès aux biens culturels comme les bibliothèques, ludothèques, banques d’outils. Bien sûr, cet usage social peut lui aussi être marchandisé ; exemple paradigmatique : les trottinettes électriques en « libre-service », le covoiturage « Blablacar », etc.

Par contre, il est vrai que les biens culturels sont des objets de consommation – ou, mieux, des objets de la consommation – lors de leur production. Divers objets sont consommés pour produire un livre : la force de travail du travailleur, les biens et services nécessaires à la reproduction de sa force de travail, mais aussi les moyens de sa production, comme le papier, l’encre, la reliure, l’ordinateur, le logiciel de traitement de texte, etc. Là encore, Marx écrit, toujours dans la Contribution : « d’une part, l’individu qui développe ses facultés en produisant les dépenses également, les consomme dans l’acte de la production, tout comme la procréation naturelle est consommation des forces vitales. Deuxièmement : consommation des moyens de production que l’on emploie, qui s’usent, et qui se dissolvent en partie ».

Dans le cas d’une marchandise culturelle, c’est donc plutôt le moment de la production qui est un moment de la consommation. Le travail de l’écrivain, du chanteur, de la musicienne, de l’opératrice de caméra, etc est incorporé dans la marchandise. Cependant, la contradiction reste : le bien culturel ne disparaît pas après usage. C’est, je crois, un levier qu’il est possible d’utiliser pour construire une production et une diffusion non marchandisée, donc non capitaliste, c’est à dire communiste des biens culturels et symboliques.

Quelques nouvelles & Eutopia : Deux ans après

Ça passe vite : on arrive déjà aux deux ans d’Eutopia, et le livre continue d’avoir une vie à lui, et de susciter des tas de réactions diverses. C’est très intéressant.

Éléments de réponse insatisfaisante à des critiques fondées

Parmi tous les retours que j’ai eus, et toutes les réactions dont j’ai eu connaissance indirectement, je suis particulièrement sensible aux critiques venues de mon « camps », à savoir l’extrême-gauche. De par ses sujets, le livre est lus par un grand nombre de gens que j’aurais tendance à considérer comme des camarades.

Un truc qui fait vivement réagir dans le livre, c’est la place de l’alcool et des stupéfiants. Plusieurs personnes ont remarqué que le roman n’interrogeait pas du tout les risques qu’ils induisent, la question des addictions, etc. Je n’ai pas de très bonne réponse à ça. Quand on écrit un roman, il y a des choix qu’on fait, en matière de sujets et de problématiques.

Le livre, c’est vrai, montre essentiellement l’alcool comme une boisson festive, quelque chose que l’on partage dans des moments de camaraderie. C’est ma vision « idéale » de l’alcool, c’est vrai. Je suis vraiment désolé si des gens se sont senties troublé.es par ça. Ça ne veut pas dire que je considère que l’alcoolisme n’est pas un problème. Concernant « l’herbe », puisque c’est comme ça que le livre en parle, j’avais pensé ça comme de « l’herbe à pipe » de hobbits.

Pour le dire vite (et mal), je ne pense pas que la consommation d’alcool ou de stupéfiants soient en soi un problème. Oui, ce sont des produits addictifs, c’est vrai. Mais je pense qu’il est possible d’en avoir une pratique moins néfaste. Ça ne signifie pas que je considère que c’est un non-sujet ou un « angle mort ». Idem la question de l’exploitation animale. Je suis entièrement d’accord qu’il n’y a pas de consommation de viande ou de drogue éthique sous le capitalisme. J’ai décidé de chercher à voir comment cela pourrait en être autrement.

On m’a parfois dit, ou j’ai lu, « mais comment est-ce que ces gens gèrent quelqu’un qui, lui/elle, souffre d’une addiction ? ». Ma réponse est : « je ne sais pas ». J’ai choisi de ne pas me poser cette question. Par contre, je serais ravi de lire un texte qui se la poserait. Je trouverais ça passionnant.

La question des discriminations de genre ou de race est un autre exemple de ça. J’ai lu ici et là des réactions, justement fondées, sur le fait que le roman n’en parle pas. C’est vrai. Là encore, c’était un choix. Je ne sais pas s’il est « bon », mais il était réfléchi et justifié. Il y avait tellement de choses dont je voulais traiter dans ce livre, dont les thèmes principaux sont le travail et l’amour, qu’il y a des choses que j’ai laissées de côté, volontairement. J’ai décidé, arbitrairement comme le fait un auteur, que la question était « réglée ». Ce n’était pas (tant que ça) une esquive, mais une prémisse de l’histoire. En tant que mec blanc cis hétéro, je ne me sentais pas à l’époque porteur d’une parole très pertinente sur ces enjeux, et je considérais que bien d’autres textes en parlaient mieux que moi. Mais ce n’était pas non plus un angle mort, mais un question de paramètres narratifs. Bien sûr, il est tout à fait concevable de me reprocher justement le choix de ces paramètres.

Idem la question de « comment en est-on arrivé là ? » : j’ai choisi de l’esquiver (en partie), même si j’en ai ma petite idée. Par contre, je peux vous recommander la lecture de Tout pour tout le monde d’Abdelhadi et O’Brien, qui en parle mieux que je n’aurais pu le faire 🙂

Là encore, on est d’accord ou non, mais c’était un choix narratif. Il est contestable (ils le sont tous) et je suis toujours ravi d’en parler.

Je pense aussi qu’il y a peut-être, parfois (je répète mes précautions oratoires pour ne pas qu’on m’accuse de pontifier ou d’être sur la défensive 🙂 ), quelque chose de l’ordre d’un décalage entre les horizons d’attentes des lecteur.ices et le texte lui-même. Là encore, je trouve ça passionnant. Je n’ai jamais envisagé Eutopia comme un texte prescriptif. Il s’agit d’un texte d’imagination : il cherche à formuler des images, des figures différentes.

Je l’ai écrit ailleurs, c’était un point de vue, situé, une participation à la conversation. Surtout, il s’agissait de partir de la proposition de salaire à vie de Bernard Friot, et d’essayer de la pousser dans ses retranchement, jusque parfois ses apories. Le texte a pris d’autres aspects, bien sûr, dans sa forme et dans la manière dont il se déroule. C’est à partir de ce postulat que j’ai cherché à imaginer la construction de cette société, jusque dans l’intime. C’est « tout ». Un autre point : je le dis dès que j’en parle, Eutopia a été dès le départ conçu comme un mélodrame. Parce que c’est un mélodrame, le texte prend beaucoup de temps pour étudier les émotions de son narrateur. Je peux comprendre que ça ne plaise pas (moi-même, je ne suis pas toujours client de ce genre de choses…) mais c’est ce que c’est.

De même, on a qualifié ci-et-là le texte de « naïf ». Je pense que le texte est suffisamment ouvertement matérialiste pour éviter cet écueil. Par contre, oui, j’ai fait le choix (en raccord avec mes convictions) de penser que beaucoup de conflictualité serait évitée dans une structure sociale moins violente, ce qui ne signifie pas que tout est magiquement réglé (et c’était un des enjeux du personnage de Gob, entre autres). Ensuite, je tenais, à toute force, à faire un livre feel good. Le but était de faire sourire, de procurer un certain apaisement peut-être, ou en tout cas, de faire du bien aux lecteur.ices. C’est un point de vue personnel, mais je pense que vouloir faire du bien et montrer la possibilité du meilleur des humains n’est pas faire preuve de naïveté ni éviter les conflits.

Ces quelques réflexions ne cherchent pas, je le répète, à écarter les critiques. Si j’y réfléchis autant, c’est qu’elles me paraissent au contraire très fertiles. Je ne prends pas le temps d’écrire tout cela pour faire une « défense » de mon livre (on me l’a assez reproché, et face à des « critiques » de bien plus mauvaise foi que celles-ci), mais simplement pour, peut-être éviter quelques malentendus et déceptions. Si vous me lisez, vous savez que je suis un grand partisan de la vision de la critique défendue par Maupassant dans sa préface à Pierre et Jean. Je ne développe pas ici, ce serait toute une théorie de la réception, et ça en ennuierait beaucoup:)

En attendant, je suis toujours ravi que le livre vive autant et suscite autant de paroles et, donc, de contradictions. Cela nourrit énormément mon travail en cours et ça me fait beaucoup réfléchir. Je remercie chacun.e de celleux qui prennent le temps de lire et de discuter du livre, et je suis toujours partant pour le faire de vive voix.

À propos des travaux en cours, quelques nouvelles.

Le temps passe à toute vitesse, de campagne électorale en campagne électorale, de trêve politique en J.O. de la honte.

– Si cela vous dit, j’ai mis à disposition un texte que j’ai appelé Le livre sur l’écriture dont vous êtes le héros/l’héroïne. Vous trouverez plus de détails et un lien de téléchargement en cliquant ici.

– Après une pause de six mois, je reprendrai les déplacements à partir de la rentrée. Il y a déjà plusieurs dates enthousiasmantes fixées, que je donnerai une fois l’été terminé.

– J’ai entrepris l’écriture d’un roman assez complexe dont je ne peux pas vraiment parler encore, mais c’est très enthousiasmant et j’espère que j’arriverai à le mener à bien.

– L’année 2025 va être chargée. J’aurai trois (!) sorties à défendre.

Tout d’abord, en janvier, Eutopia sortira en poche aux éditions J’ai Lu, qui ont déjà publié Le Chien du Forgeron en poche. C’était essentiel pour moi que le livre soit disponible aussi dans ce format. Je ne fais aucune promesse (d’ailleurs, ce n’est pas moi qui décide) mais nous discutons du prix le plus modique possible. J’en profite pour rappeler que le prix du grand format est aussi le plus bas possible, et même largement en-dessous, pour les mêmes raisons !

Au printemps, je publierai deux nouveautés dans deux registres très différents.

D’une part, Jenny Marx – Une vie mouvementée, aux éditions Textuel. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une biographie de Jenny Marx, épouse de Karl Marx. C’est un texte un peu hybride, avec du roman, de l’histoire, des extraits de correspondances et, dans l’ensemble, un questionnement sur la place des femmes dans l’histoire du mouvement ouvrier. J’ai appris plein de choses en l’écrivant, et j’espère que ça vous intéressera.

D’autre part, je publierai aux éditions Rageot un roman à destination des adolescent.es. Le titre (de travail ? ) est Un Spectre hante la Z.A du Val Fleuri. Pour la faire courte, c’est une histoire de fantômes, de droit du travail, de droits des personnes réfugiées, et de militance lycéenne. Je me suis énormément amusé à l’écrire, même si ça traite de sujets pas drôles du tout. C’était un type d’écriture très différent de ce que j’ai pu faire avant. Si jamais ça marche, j’y retournerais bien pour une suite, mais chaque chose en son temps !

Voilà pour moi !

Je vous souhaite à toutes et tous une bonne fin d’été. À très bientôt !

Camille

Star Wars et Johan Chapoutot : gérer la galaxie comme un nazi.

Les scénaristes des séries Star Wars sur Disney+ lisent-ils Johann Chapoutot ? Probablement pas, mais…

L’épisode 10, saison 3 de la série Star Wars – The Bad Batch, intitulé Identity Crisis, délaisse un temps ses héros pour se concentrer sur les méchants. Ces méchants, ce sont l’Empire, et plus spécifiquement le Dr Hemlock.

Le Docteur Hemlock en plein brainstorming.

Le Dr Hemlock est un nazi. C’est un nazi parce qu’il appartient à l’Empire Galactique, qui sont les nazis de l’espace depuis au moins 1977, mais cela se voit à sa coupe de cheveux, qui est une coupe de nazi.

Christian Friedel, dans le rôle du nazi Rudolf Höss, dans le film « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer. La même coupe de cheveux, donc.

Dans cet épisode, le Dr Hemlock a un problème. Il reçoit un coup de téléphone de son supérieur qui lui dit que sa branche ne donne pas les résultats escomptés et menace de lui couper les financements. Le docteur est bien embêté. Il ne peut plus faire confiance à sa scientifique en chef (il faut dire qu’il la tient en otage, ce qui perpendicularise un peu son angle alpha).

Tarkin, c’est un peu le Bruno Lemaire de l’Empire en fait.

Par chance, son employée Emerie se propose de la remplacer. Hemlock s’apprête d’accepter et s’efface. Le reste de l’épisode est consacré à la découverte son nouveau travail par Emerie. Elle découvre que le fameux « Project Necromancer » – Projet Nécromancien, nom de bon augure, comme tout les noms de méchants – consiste à enlever des enfants sensibles à la Force. Emerie est donc en charge de leur faire des prises de sang tous les jours (je résume).

Tout cela est bien beau, mais quel rapport avec Johan Chapoutot, historien spécialiste du Troisième Reichi ? Eh bien, ce qui m’intéresse particulièrement dans cet épisode, c’est que – volontairement ou non – il met assez bien en scène les méthodes d’organisation du travail nazies qu’il explique dans son livre Libres d’obéir.

L’Empire, comme le Troisième Reich, n’est pas une structure absolument verticale dans laquelle l’Empereur Sheev Palpatine dirige tout lui-même, en gardant un œil sur tout depuis son trône sur Coruscant. Il n’y a pas non plus de « commissaires politiques » pour surveiller chacun. Non, Palpatine délègue. Plus particulièrement, il délègue la responsabilité. Le Gouverneur Tarkin est responsable de la gestion d’un secteur de la galaxie. Hemlock, sous ses ordres, est responsable de son projet. Emerie, en acceptant le job, devient responsable de la réussite du projet.

Emerie a une promotion !

Et elle a plutôt intérêt que ça fonctionne. L’Empereur comme Dark Vador sont des dirigeants d’entreprise plutôt tatillons sur les résultats. Rappelez-vous la deuxième Death Star : il fallait que les travaux soient terminés à temps.

L’Empereur Palpatine, vu ici en pleine visite de chantier.

Emerie rend des comptes à Hemlock, qui tremble devant Tarkin, qui serre lui-même les fesses quand il fait son bilan trimestriel à l’Empereur. C’est un parfait exemple de « Aufragstatik », que Johann Chapoutot traduit par « management par délégation. »

Au sein de l’Empire, comme au sein du Troisième Reich, chaque chef de projet est responsable de l’accomplissement de ses objectifs, selon un calendrier et avec une certaine allocation de moyens financiers (rappelez-vous le coup de bigot de Tarkin) mais aussi… en ressources humaines, en l’occurrence les enfants sur lesquels Hemlock fait exécuter ses expériences, dont on peu user sans remord.

C’est la continuité, écrit Johann Chapoutot de la « tactique par la mission » développée par l’armée prussienne au début des années 1806 : « les ordres devaient être vagues et généraux, se borner à fixer des objectifs […] : libre à celui qui le recevait de choisir la voie, le moyen et la méthode adéquats. » Pour Emerie, « réussir sa mission [est] attendu, échouer [trahit] la défaillance personnelle de [celle] qui [n’arrive] pas à l’accomplir.

Réunion de teambuilding en présentiel à l’ISB

L’Empire n’est pas seulement un système de responsabilité en poupée russes. Comme montré dans une autre série, Andor, les chefs de secteurs sont non seulement responsables (surtout de leurs échecs, puisque les supérieurs s’attribueront les réussites), mais aussi en concurrence les uns contre les autres pour de l’avancement. Ainsi, les chefs de secteur du Bureau de Surveillance de l’Empire se tirent la bourre entre eux pour gagner en avancement, en responsabilité mais aussi en tranquillité.

La Conférence de Wannsee, 1942, vue dans le film « La Conférence » de Patrik Eklund

En effet, plus on est haut dans la hiérarchie de l’Empire/le Troisième Reich, moins on a de chances de se faire remercier à la Vador.

Dark Vador, DRH de l’Empire, en plein entretien de licenciement.

Tout cela serait assez anecdotique si Libres d’obéir n’était pas un ouvrage portant sur l’histoire des méthodes de management des entreprises dans la deuxième moitié du XXe siècle et notamment sur le travail du Docteur Reinhard Höhn (1904-2000), Öberfurher de la SS puis fondateur en 1956 de l’‘Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft (Académie des Cadres de l’économie de Bad Harzburg), école de management très renommée en Allemagne jusqu’à sa fermeture en 2001. Elle aura formé quelques 600 000 cadres.

Alors, les scénaristes de The Bad Batch ou Andor lisent-ils Johan Chapoutot ? Probablement pas. La référence au Troisième Reich dans Star Wars n’est pas neuve, mais elle est souvent restée visuelle, je dirais même esthétique. Habiller l’Empire en nazis était le meilleur moyen pour éviter le doute : ce sont vraiment des méchants. Seulement, ces échos-ci sont nouveaux. Voilà que Star Wars, sans le savoir peut-être se met à les montrer véritablement Agir en nazi (titre d’un autre livre de Chapoutot.

Si je voulais pousser le raisonnement, je remarquerais que ces scénaristes, ces producteurs, ces gestionnaires, sont elleux aussi soumis à des objectifs, à des missions et des projets dont ils et elles sont comptables face à des gestionnaires supérieurs à eux. Mais, pour éviter qu’on ne m’accuse de dire qu’il y a quelque chose du Troisième Reich dans le fonctionnement de la multinationale Walt Disney, je vais rester tranquille dans le royaume chaud et confortable de la prétérition.

« Pourquoi t’écris ? »

ou – manière de sous-titre rigolo – 13 ans, crise d’adolescence d’une « carrière » dans le « milieu » du livre.

*

« Pourquoi t’écris ?»

C’est une drôle de question. C’est aussi une bonne question. Après tout, pourquoi ?

Réponse courte/esquive : Par obstination.

Réponse courte/romantique : Parce que c’est la seule chose que je fais bien/ce que je fais le mieux. Parce que l’ART, okay ?

Réponse longue et nécessairement insatisfaisante :

Quel est l’intérêt de s’enfermer X heures par jour (remplacez le chiffre par votre durée usuelle ou favorite, je ne veux même pas rentrer dans le débat de « combien il faut ») devant un écran ou un cahier, que ce soit chez vous, à la bibliothèque, dans un espace de coworking à la mode ou dans votre café favori ?

Quand je dis « intérêt », je l’emploie de manière très matérielle : quel est le gain que vous en espérez ?

Pourquoi vous écrivez ?

Plusieurs réponses possibles :

Premièrement, le capital symbolique.

En gros, c’est stylé d’écrire. Même si ça les laisse un peu perplexe, ça impressionne les membres de votre famille, peut-être vos amies aussi, ou les personnes que vous cherchez à séduire. Si on en croit les différentes affaires de violences sexistes et sexuelles à travers les différents milieux « artistiques et culturels », on peut imaginer que le désir de tirer son coup (et j’insiste : leur désir) motive beaucoup d’auteurs/artistes/chanteurs à faire ce qu’ils font. Écrire, être un écrivain, un artiste, c’est bien vu.

Sans aller jusque-là, c’est vrai que ça fait du bien à l’égo quand quelqu’un vient vous voir en vous disant « j’ai adoré », « j’ai grave pleuré » ou même « votre livre a changé ma vie ». L’un des gains symboliques les plus importants d’écrire et d’être publié (c’est à dire « rendu public »), c’est qu’on vous demande votre avis, on vous met sur des scènes, bref, on vous donne la parole (même et surtout si c’est sur des sujets que vous ne maîtrisez pas, mais comme c’est vous qui avez le micro, tout de suite ça a l’air important). Peut-être même qu’on vous interviewe ou qu’on parle de vous dans la presse nationale, à la radio de service public.

On se sent important. On se sent intelligent, c’est à dire qu’on rend les choses intelligibles pour les autres. Qu’on se le dise comme ça ou non, qu’on on te met un micro dans la main, tout de suite, t’as tout de suite l’impression d’être un phare dans la nuit, en mode « Victor Hugo qui porte la plume dans la nuit », en mode prophète, phare dans la nuit obscure. Demandez à Raphaël Enthoven pourquoi il fait ce qu’il fait. C’est pas seulement par amour de la philosophie1.

Je vais pas mentir, pour moi, les meilleurs moments de ce boulot, ce sont ceux où je suis sur scène à faire l’intéressant (et l’intéressé), et à essayer de dire deux trois trucs intelligents entre les vannes et les citations de Marx. En anglais : I live for this shit. Je l’ai su tout de suite quand je suis monté sur scène pour la première fois avec mon ancien groupe de metal, même dans une cave miteuse, même dans un bar pourri, même à la salle des fêtes de Puduluc-sur-Ranc : I was born for this. Au fond, je sais, ça relève de la psychanalyse, mais putain quel pied ! Je parle et on m’écoute ! « Scream for me les Utopiales ! »

Oui, je suis une rock-star ratée. C’est comme ça.

Deuxièmement, le capital financier.

La vaste de blague. Globalement, qu’on se le dise, personne ne gagne de thunes. Le chiffre moyen de vente d’un roman c’est genre 700 exemplaires et je vous raconte même pas la médiane. Personne ne gagne sa life avec ça. Écrire, faire de la littérature c’est, au choix, un truc de bourge (un loisir qui fait bien, voire plus haut), un truc de pauvre avec des idées de gloire (voir « rock-star » ratée), un truc de petit bourge qui se convainc qu’iel n’est pas un prolo.

L’autre jour, je suis tombé sur la page wikipédia d’un auteur qui a publié trente livres entre 2017 et aujourd’hui. Genre quatre romans « policiers », trois séries pour enfant, le reste c’est des romans « ado ». Laissez-moi vous dire qu’il est pas le seul. La surproduction, c’est les autres, c’est bien connu. Je finis par penser qu’à un certain stade, on ne fait plus de la littérature mais du contenu. Chaque livre n’est qu’une manière de continuer à écrire, de continuer à publier. Faut croûter, pondre, occuper tous les segments de marché, multiplier les « activités annexes » (traductions, ateliers, conférences, résidences, propagande militariste, etc) pour être toujours visible, toujours en festival, toujours en dédicace, pour occuper le terrain, ne pas tomber dans l’oubli, parce que ça arrive vite. Laisse passer un an et t’es plus personne, déjà que t’es pas grand monde.

Pourquoi écrire ? Pour continuer à écrire. L’écriture professionnelle est-elle (au moins en partie) autotélique ? « Je suis pas dispo aujourd’hui, il faut que j’écrive, je suis en retard sur mon écriture, j’ai une deadline, il faut que j’écrive, absolument, pour pouvoir écrire encore demain ». La grande majorité des auteurs de l’écrit (et je me compte dedans, me faites pas dire ce que j’ai pas dit) sont des lapins blancs, en retard, en retard, toujours en retard, parce que le planning doit être plein pour les deux années à venir, sinon on sera plus sur les tables de librairies, et on n’existera plus, sinon le frigo sera vide le semestre prochain, et alors il faudra encore plus, toujours plus, dans l’espoir peut-être d’avoir un peu de temps entre deux temps pour penser à ce qu’on avait vraiment envie d’écrire, il y a dix ans. En attendant, le texte est devenu contenu, et le contenu capital, c’est à dire voué à se reproduire toujours plus lui-même, A devient A’ et A < A’, je sais pas moi, allez lire le volume 1 du Capital à la fin – mais non, pas le temps : il faut écrire, je suis en retard.

Si ça c’est pas une définition du travail prolétarisé, moi je suis la reine le roi d’Angleterre.

Pourquoi écrire ? Pour la même raison que tout le reste : par aliénation.

Je rêve d’une grande grève manuscrits. On arrêterait tous de fournir, fournisseurs de manière première que nous sommes, et on verrait ce qu’il se passerait. Spoiler : rien du tout, puisque l’industrie du livre a toujours un an ou deux d’avance, et surtout puisque, structurellement (c’est à dire que ça se passe pas au niveau des agents, des individus, je vise personne en particulier, quoi, suivez), structurellement donc elle s’en fout de ce qu’elle met sur les tables. Peu importe le « contenu » sous la couverture. C’est tout ce qui est beau avec A < A’. Franchement, ça ou autre chose, tant que ça se vend.

L’art à l’ère de sa reproductibilité ? J’ai envie de parler de la littérature à l’ère de sa production industrielle.

Donc, c’est l’entube, tout le monde le sait, tu gagneras jamais ta vie correctement à écrire des trucs de valeur (mais c’est quoi la valeur d’usage d’un livre ? Sa beauté, son accomplissement esthétique ? Comment on mesure ça ? Selon quels critères ? Ô merveilles de la sociologie du goût, saint Bourdieu, priez pour nous et reprenez donc un verre de cet excellent Jurançon). Mais tu le fais quand même.

C’est là, pardonnez-moi le retour en arrière, que le financier rejoint le symbolique, ou plutôt qu’on comprend que c’est deux faces d’une même pièce. C’est que l’industrie a bien des instances de valorisation : les ventes bien sûr, mais aussi le tirage (combien de livre tu imprimes), la mise en place (où sont-ils vendus ?), mais aussi le complexe critique (blogueurs, instabook, avis Babelio, blurbs) et son pendant légitimant, à savoir les festivals et les prix.

Tu sais, si je me regarde objectivement, c’est là que le bât blesse pour moi. Putain, je l’ai voulue cette reconnaissance critique. Je la veux encore. Tu sais que je les veux ces putains de prix ? Même si je sais pertinemment, dans mon petit cerveau marxo-bourdio-pascalo-baudrillardien, que ça veut rien dire et qu’on s’en fout, bah je les veux. À chaque fois qu’il y a pas mon nom sur une liste, ça me fait mal au cul. Quand c’est la copine qui l’a plutôt que moi, je suis content pour elle, mais putain, bordel, j’ai envie de crier « et moi, bordel ? », « regardez-moi, merde ! » « soyez fiers de moi », « notice me sensei é », renforce-moi positivement (hors la blague, bah ça renforce un prix, c’est joli un bandeau avec un marqué « t’es le meilleur cette année », même qui sait ça fait vendre peut-être). Y a des tas de raisons, souvent très bonnes, pour lesquelles j’y suis pas : par exemple, les gens ont pas lu, ou bien ils ont lu et pas aimé (admettons), ou bien on s’est pouillé sur les RS et je les ai traités de pharisiens ce qui, c’est vrai, doit médiocrement les disposer à mon égard. Soit. N’empêche. C’est marrant l’amour propre, non ? Je veux dire, comment ça marche, ou ne marche pas.

Pourquoi t’écris ? Mais parce que j’ai envie qu’on m’aime, c’est évident. Pourquoi tu crois que j’évacue périodiquement mon intériorité en gros tas sur LibreOffice ? C’est plutôt clair non ? « S’il vous plaît, dites moi que je suis merveilleux. Likez mon profil Instagram. Partagez cet article et achetez mes livres. Pourquoi les écrivains seraient-iels intouchés par la perversité de l’affection à valorisation quantitative ?

Et puis aussi, parce que ça me fait kiffer, moi. De moi à moi. On ne fonde pas une pratique artistique publique uniquement sur ce genre d’onanisme, mais c’est déjà quelque chose, non ?

En attendant : capital symbolique = légitimité > pognon > capital symbolique’ > pognon’ etc.

Enfin, pourquoi écrire ? Le vague, incertain espoir, « l’inaccessible étoile » : avoir l’impression de faire quelque chose.

Distraire ? Pourquoi pas, mais plutôt émouvoir. C’est à dire, susciter des émotions, c’est à dire mettre en mouvement (movere en latin, motion en anglais, tiens, qui veut dire « mouvement »). écrire pour provoquer des déplacements. Pour changer des positions.

D’abord chez soi, bien sûr. Comment peut-on imaginer que passer X heures par jour pendant X mois ou X années ne suscite pas d’abord des bouleversements chez soi ? Comment rester le même après qu’on était avant ?

Et puis chez les autres, oui. Cette ambition folle d’éventuellement, contribuer à des changements plus larges. Ces temps-ci, j’envisage mes bouquins essentiellement comme des outils pédagogiques. C’est pas très sexy parce que, si j’en crois ma propre expérience et les témoignages des camarades, tout le monde déteste les profs, à quelque degré d’intensité et d’inconscience que ce soit. Quel beau fantasme : que les affects déclenchés par la fréquentation assidue d’œuvres de littérature provoquent des changements dans les comportements matériels et, par voie de conséquence, dans les structures sociales.

J’imagine un super bandeau (rouge, forcément) : « Le roman qui vous rendra communiste. » Good joke. Everybody laugh. Roll on snare drum. Curtains.

« L’art peut-il changer le monde ? ». La question agite beaucoup de monde dans le petit milieu de la gauche critique ces jours-ci. Dit comme ça, on dirait un mauvais sujet de philo de baccalauréat :Grand 1 : Sûrement pas. Grand 2 : pas tout seul en tout cas. Grand 3 : mais il peut/doit y contribuer. Conclusion. Ne faites pas « d’ouverture », ça donne l’impression que vous n’avez pas fini votre raisonnement.

Pourquoi j’écris ? Comme je lis : pour apprendre. Pour ensuite, peut-être transmettre. Mais n’allez pas croire que c’est par pur désintéressement. Je veux de l’argent, j’en ai besoin pour vivre. Je veux qu’on me donne du capital symbolique. Pire : je la revendiquer. Paraphrasons Max Weber, tiens, c’est la mode :

les producteurs de biens symboliques revendiquent le monopole de la légitimité culturelle.

« Pourquoi t’écris ? Pourquoi tu continues, alors ? »

Franchement, t’es sûr que tu veux savoir ? Tu préfères pas qu’on se refasse Le Cercle des Poètes Disparus ?

1 C’est à dire « l’amour de l’amour du savoir », ce qui doit être une sorte de narcissisme, en fin de compte.

Qu’est-ce que la Matrice ?

« La Matrice est universelle. Elle est omniprésente. Elle est avec nous ici, en ce moment même. Tu la vois chaque fois que tu regardes par la fenêtre ou lorsque tu allumes la télévision. Tu ressens sa présence quand tu pars au travail, quand tu vas à l’église ou quand tu paies tes factures. Elle est le monde qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité. »

Dans Matrix, le personnage de Thomas Anderson est un angoissé. Il ne trouve plus le sommeil. Il passe toutes ses nuits à parcourir l’internet à la recherche d’informations et de quelque chose qui l’apaise. Il est si préoccupé, si décalé qu’il délaisse son emploi dans une grande firme d’informatique. Sur Internet, dans ce monde numérique apparemment parallèle et séparé du monde réel, Thomas Anderson, sous le pseudonyme de Néo, cherche une réponse à cette question : qu’est-ce que la Matrice ?

a. Naissance du cinéma des ordinateurs

Nous sommes au milieu des années 1990. L’Internet est loin d’être aussi omniprésent dans la vie quotidienne qu’il est devenu dans les années 2020. Posséder un ordinateur personnel est une chose exceptionnelle. Être connecté au réseau l’est encore davantage. L’informatique, bien plus encore qu’aujourd’hui, est un domaine marginale, une frontière peuplée de personnes étranges, de passionnés et d’obsessionnels. En dehors d’eux, personne ne sait bien comment cela marche. Cette technologie, pour citer Arthur C. Clarke, l’auteur entre autres de 2001 : l’odyssée de l’espace, est encore largement indiscernable de la magie.

Si la toile mondiale (ou World Wide Web, dans la langue de Bill Gates – les trois petits « w » qui précèdent les adressent URL) est initialement issu d’un projet militaire américain, dans les années 1980, c’est encore un domaine de niche, commercialement. Comme le raconte bien la série télévisée Hold and Catch Fire, diffusée par HBO, c’est un lieu de confrontation entre des artisans et des entreprises industrielles. C’est de cette période que vient le mythe de l’entreprise « commencée dans le garage de ses parents », qui fait partie de l’identité des multinationales Apple ou Microsoft. L’informatique, Internet, et a fortiori le piratage ou le hacking, c’est une affaire de spécialistes. C’est un truc de « professionnels ».

Les années 1990, c’est aussi la diffusion dans le cinéma de technologies nouvelles, descendantes en droite ligne de l’utilisation d’ordinateurs et autres machines programmées dans la fabrication des films à Hollywood depuis la fin des années 1970. Cette technologie, ce sont les CGI, Computer Generated Imageryi, en français « images de synthèses » ou encore, dans le langage courant « lézefféspécio ». Le film qui acte la naissance de ce moyen de production aux yeux du grand public, c’est bien sûr Jurassic Park, de Steven Spielberg en 1993 (qui est d’ailleurs aussi le premier film à utiliser un environnement sonore multi-canal, Spielberg ayant contribué à fonder la société DTS), bientôt suivi de Terminator 2 d’un certain James Cameron (qui avait déjà tâté le terrain dans Abyss).

Le CGI, dans les années 1990, c’est encore la magie. C’est là-dessus que se vendent les films. L’un des slogans promotionnels de Matrix, c’était « Croire à l’impossible », ce qui n’est pas sans rappeler le « Vous croirez qu’un homme peut voler ! » qui vendait le film Superman de Richard Donner en 1978. C’est que la vie n’est pas facile pour les studios de cinéma hollywoodiens. En quelques décennies, il a fallu faire face à la concurrence de la télévision dans les foyers, puis de l’apparition de la vidéo (le laserdisc, entre autres, et surtout la VHS et les magnétoscopes). Il faut que les spectateurs aient l’impression que le prix de la séance est justifié. Il faut qu’ils en aient « pour leur argent. ». Il faut « faire revenir le public dans les salles », exactement comme aujourd’hui face aux « plateformes », où les exploitants de salles ont besoin de produits d’appel, comme Tenet de Christopher Nolan ou Avatar 2 de James Cameron.

Alors forcément, c’est la course à l’armement. Il faut en faire toujours plus. « Toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus fort », comme dirait Olivier Mine.

b. Un succès inattendu

Sauf que Matrix, quand il sort en 1999, ce n’est pas ça. C’est le deuxième long-métrage d’un duo de réalisatrice, Lana et Lily Wachowski. Leur carrière à Hollywood est courte jusque-là : elles n’ont réalisé qu’un seul film, Bound, un thriller lesbien dont l’antagoniste est déjà incarné par Joe Pantoliano, qui joue le rôle de Cypher dans Matrix. Matrix et un film doté d’un budget de 60 millions de dollars et tourné en grande partie en Australie pour réduire les coûts. Les sœurs Wachowski ont d’abord proposé le rôle de Néo à Will Smith, qui a refusé et préféré aller faire Wild Wild West, adapté d’une célèbre série télévisée. Chacun ses choix de carrière.

Même avec le soutien du producteur Joel Silver, ce n’est pas un projet facile à défendre. Personne ne comprend rien à ces histoires d’ordinateurs, de personnages aux noms comme « Switch » ou « Dozer », de combats de kung-fu dans le cyber-espace ponctuée de diatribes philosophiques autour du mythe de la caverne. Pour étayer leur projet, les sœurs Wachowski font réaliser un story-board complet aux dessinateurs Geoff Darrow et Steve Skroce. La société Warner Bros ne se rangera d’ailleurs complètement derrière le projet qu’après avoir vu un premier montage de la scène d’introduction.

Personne n’y croit vraiment, mais ce n’est pas grave. On se dit que le film sera rentable avec l’exploitation vidéo et on fera peut-être une suite directement en vidéo, comme c’était l’habitude. Sauf que, durant son premier week-end, le film rembourse la moitié de son budget. C’est le meilleur démarrage pour un film mettant en scène Keanu Reeves depuis Speed de Jan de Bont (le metteur en scène de Paul Verhoeven pour celles et ceux qui suivent) en 1994. Le film écrase la concurrence, et en particulier le blockbuster Perdus dans l’espace, lui aussi adapté d’une série télé des années 60, avec Gary Oldman et Matt Leblanc (Joey dans Friends).

Pour toute une génération de fans de SF, comme Simon Pegg, c’est un peu l’anti-La Menace Fantôme. C’est un film écrit pour eux, par des gens comme eux, qui parle leur langage : celui des systèmes informatiques et des films hong-kongais, de la musique électronique et des coiffures bizarres, du nihilisme de la génération X face à la « fin de l’histoire » incarnée par des open-spaces stériles et par des agents du gouvernement tous identiques, impeccablement habillés et coiffés, aussi impersonnels que le G-man de Half Life.

Dans la quête de vérité de Thomas Anderson, ce sont plusieurs contre-cultures qui se reconnaissent et qui se posent ensemble la même question : « Qu’est-ce que la Matrice ? »

« Matrice », ça vient du latin matrix et ça veut dire « mère », plus concrètement, ça veut dire « utérus ». C’est l’endroit d’où on naît. C’est un environnement chaud, enveloppant, dans lequel on pourvoit à tous nos besoins et dans lequel on peut grandir sereinement. Une matrice, c’est clos et ça ne communique avec l’extérieur que pour nous amener l’eau, la nourriture et l’oxygène dont le corps a besoin. Concrètement, une matrice, c’est fait pour produire du vivant. C’est même une machine à produire du vivant ; une machine biologique, mais une machine quand même. «  La Matrice est un système », un système reproducteur.

Seulement, comme nous l’explique Morpheus, le « maître du rêve », celui qui aidera Thomas Anderson/ Néo à se « réveiller », ce système n’a pas pour but de produire des corps humain, ou bien simplement en tant que « moyen de production » (Marx). En l’occurrence : de l’énergie. La Matrice a pour but de produire de l’humain, nécessaire pour fabriquer le courant nécessaire à la subsistance de toute une civilisation de machines. Celles-ci ont été créées par l’humanité dans un passé si lointain qu’on n’est plus certain de la date. On sait seulement qu’il y a eu une guerre et que l’humanité a été vaincue. Maintenant, comme le coton, l’humanité est une matière première ; comme le coton, elle est cultivée et, comme le coton, elle est cultivée dans d’immenses champs.

Il est intéressant de remarquer qu’on ne sait pas grand-chose de la société des machines. Nous n’en voyons réellement que deux sortes. Des machines mécaniques, les Sentinelles, chargées de pourchasser les humains rebelles dans le monde réel, mais aussi des machines numériques, les Agents, des programmes qui remplissent le même rôle dans l’espace numérique. Les machines nous sont présentées uniquement comme un appareil répressif, dedans et dehors, qu’il s’agit de renverser, dont il faut se libérer. Leur existence semble tournée uniquement vers leur travail reproductif et le maintien des conditions nécessaires de leur reproduction. Si les machines sont présentées comme conscientes, elles n’expriment dans ce film quasi aucune intériorité. Elles sont littéralement des « personnages fonctions » : leur existence n’est fondée que sur leur utilité au système.

c. Le désert du réel

La Matrice est un système de production, mais c’est aussi un « simulacre », comme nous le rappelle subtilement un plan sur le livre, Simulacres et simulations de Jean Baudrillard. Baudrillard est un philosophe français, né en 1929 et mort en 2007, connu pour ses livres comme La Société de consommation ou Le Système des objets. Dans Simulacres et simulations, il s’interroge sur la notion de réel, et développe le concept d’hyperréel : un réel sans origine, sans réalité.

Pour comprendre, il faut revenir à une nouvelle de l’écrivain argentin José Luis Borges, intitulée De la rigueur de la science et publiée en 1946. On peut y lire le conte suivant.

« En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques. »

Dans Simulacres et simulations, Baudrillard renverse cette fable. Selon lui, dans nos sociétés néolibérales, ce ne sont plus les représentations qui copient le réel (jusqu’à l’absurde, comme la carte aux dimensions de l’Empire entier) mais le réel lui-même qui prend la forme de ses représentations. Baudrillard appelle cela la « précession des simulacres ».

« Aujourd’hui, l’abstraction n’est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyperréel.

Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire — précession des simulacres —, c’est elle qui engendre le territoire et, s’il fallait reprendre la fable, c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement de la carte. C’est le réel, et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. »1

Cette citation, « le désert du réel » est sans doute, avec le plan sur le livre, la référence la plus explicite au texte de Baudrillard dans le film. Cependant, lorsque Morpheus présente le monde réel, dévasté par la guerre entre les machines et l’humanité, comme un « désert », il n’utilise pas le mot dans le même sens que Baudrillard. Ce que Morpheus nous dit, c’est que le réel est un désert. La surface de la Terre est vide, froide et inhabitable, si bien que l’humanité restante s’est réfugiée près du cœur encore chaud de la planète. Ce qu’écrit Baudrillard, c’est que le réel n’existe plus. Il a « déserté ». Autrement dit : le réel a disparu. Il n’en reste plus que des simulations, qui sont comme le rappelle Baudrillard un peu plus loin dans le texte, des manières de « feindre ce que l’on a pas. » Dans la simulation, il n’y a plus « d’équivalence entre le signe et le réel » : autrement dit, le signe ne sert plus à montrer qu’il y a quelque chose, mais au contraire à dissimuler qu’il n’y a plus rien.

Dans son livre, Jean Baudrillard prend l’exemple de la grotte de « Lascaux II ». La grotte de Lascaux, à Montignac en Dordogne. Cette grotte dont les parois sont recouvertes de peintures rupestres a été découverte en 1840. Elle suscite un tel engouement du public que plus d’un million de personnes viennent la visiter jusqu’en 1963. Cependant, on se rend vite compte que l’excès de CO2 dû à la présence de visiteurs nombreux provoque un dépôt de calcaire sur les parois et l’apparition de colonies d’algues vertes (un peu de la même façon que celles qui apparaissent dans les cours d’eaux en Bretagne). Après plusieurs tentatives de conception de dispositifs de purification de l’air, la décision est prise dans les années 1970 de construire une copie, un fac-similé de la grotte qui est ouvert au public en 1983.

C’est littéralement la spectacularisation du réel qui le fait disparaître. Pour cacher ce fait, on construit un simulacre et c’est celui-ci, seulement celui-ci qui reste à admirer.

Baudrillard évoque aussi Disneyland, en Floride.2 Il appelle le parc le « modèle parfait de tous les ordres de simulacres enchevêtrés ». Selon lui, son rôle est « de cacher que c’est le « réel », toute l’Amérique « réelle » qui est Disneyland. (…) Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel. » Si ce monde « se veut enfantin », c’est « pour faire croire que les adultes sont ailleurs (…) pour cacher que la véritable infantilité est partout ». Comme dans la nouvelle Titre ?de Auteur ? dans laquelle la Californie, ses infrastructures et sa culture se répand à travers les Etats-Unis jusqu’à ce qu’ils soient entièrement semblables à elle, le rôle est de faire croire que les USA entiers ne sont pas déjà Disneyland.

De la même façon, La Matrice serait donc une simulation qui a pour fonction de dissimuler à l’humanité que sa civilisation a disparu. Pour le cacher à qui ? Aux yeux des humains branchés dans la Matrice, eux-même susceptibles à tout moment d’effacement, de surimpression d’un Agent sur eux.

d. Soulever le voile.

Heureusement, Néo et les autres humains libres (ou libérés) de Zion ne sont pas dupes de l’illusion. Ils se battent au contraire pour reprendre le pouvoir, le contrôle sur le réel. C’est véritablement celui-ci qui est l’enjeu de la guerre et si, dans le film, celle-ci se déroule à l’intérieur de la Matrice, c’est uniquement, pour utiliser un terme anglais tant militaire qu’informatique, par proxy, c’est à dire par procuration.

Dans Matrix, contrairement à chez Baudrillard, il existe une délimitation claire entre le réel et le virtuel. Les deux espaces, d’ailleurs, ne s’interpénètrent guère. L’aspect physique des personnages est différent à bord du Nebuchadnezzar, le vaisseau que commande Morpheus, d’à l’intérieur de la matrice. Cette différence est fondée sur l’intériorité des personnages : l’image virtuelle est appelée « image intérieure résiduelle ». Elle n’a donc pas, théoriquement, d’autre limite que celle que la manière dont les personnages se voient eux-même.

Si Zion, la dernière cité humaine est installée au centre de la Terre, les vaisseaux comme le Nebuchadnezzar patrouillent le réseau souterrain des anciens métros et égouts, des cavernes gigantesques dans lesquelles elles peuvent émettre un signal pirate pour se connecter au réseau de la Matrice. En effet, si les termes en sont renversés (la grotte est présentée comme la réalité), la dialectique entre réel et virtuel dans Matrix a bien plus à voir avec l’allégorie de la caverne présentée par Platon dans La République.

Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. (…)

Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

Ils nous ressemblent, répondis-je; et d’abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? (…)

Si donc ils pouvaient s’entretenir ensemble ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour des objets réels les ombres qu’ils verraient ?

Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l’un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l’ombre qui passerait devant eux ? (…)

Comme les personnages de la fable de Platon, Néo est né « enchaîné ». Il a considéré comme véritable, comme réel, ce qu’on lui a montré comme tel. La Matrice est moins un simulacre au sens de Baudrillard qu’un théâtre d’ombres, une projection.

Cette idée est d’ailleurs reprise explicitement dans la scène où Néo retourne pour la première fois dans la Matrice après sa libération. Dans la voiture qui l’emmène rencontre l’Oracle, il remarque par la fenêtre un restaurant où il avait l’habitude de déjeuner. À travers la vitre, la rue est volontairement floue et distante. La rétro-projection est rendue perceptible pour accentuer l’effet de distance entre Néo et le monde virtuel auquel il a cessé d’appartenir, pour mettre en valeur son caractère illusoire. La Matrice, toutefois, est différente des ombres sur le mur de la caverne de la fable, car elle est indiscernable du monde réel. Elle n’est pas son reflet appauvri mais son égale : ceci qui arrive dans la Matrice arrive également dans le monde réel, comme on le verra plus tard.

Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres. (…)

Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n’en seront-ils pas blessés ?n’en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu’il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ? Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. (…)

Lorsqu’il se réveille pour la première fois après avoir été secouru par l’équipage de Morpheus, Néo, ébloui, demande pourquoi ses yeux sont douloureux. La réponse est simple : il ne les a « jamais utilisés jusque-là ». Tout son corps est faible, ses muscles atrophiés doivent être reconstruits.

Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l’on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu’il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ? (…)

Morpheus pense que Néo qu’il est « l’élu » (« The One ») : la « réincarnation » de l’homme qui, le premier, parvint à libérer son esprit de l’emprise de la Matrice et qui a à son tour libéré les fondateurs et fondatrice de Zion. Son rôle, s’il est réellement the One est donc de retourner dans la Matrice et d’y « libérer des esprits », un à un. Il doit redescendre dans la caverne. Il faut noter aussi que Néo n’est pas le « seul espoir » des humains contre les machines. Dans le salon de l’Oracle, il est présenté aux autres « potentiels » : des individus branchés dans la Matrice qui pourraient comme lui être l’élu. Il semble donc qu’on ne soit pas essentiellement l’élu, mais qu’on doivent le devenir. The One n’est pas une destinée, c’est un potentialité en attente d’être actualisée. Si Néo avait choisi la « pilule bleue », s’il avait choisi de ne pas sortir de la Matrice, peut-être que l’un.e d’entre eux aurait endossé ce rôle à sa place.

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s’asseoir à son ancienne place : n’aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?

Ce que Morpheus, sa seconde Trinity, Néo et le reste de l’équipage ignore, c’est que le Nebuchadnezzar abrite un traître. Cypher (le « code », au sens du cryptage, mais aussi le 0, c’est à dire l’opposé du 1, le contraire de the one) est disposé à trahir ses compagnons contre la promesse d’être réintégré à la Matrice. Cypher (interprété par Joe Pantoliano, qui jouait déjà dans Bound), c’est le traître, le collaborateur, mais aussi celui qui demande « l’impossible », celui qui fait passer son propre intérêt et son propre plaisir avant tout le reste, et même avant celui de ses proches. Sa trahison nous est révélée dans une scène au restaurant, où il boit un (très) bon vin en mordant dans un (très) bon steak à la cuisson impeccable. Las d’être « zéro », il demande à être « quelqu’un d’important, comme un acteur » ce à quoi son interlocuteur, l’agent Smith, répond « Bien sûr… M. Reagan », du nom de l’ancien président des USA, chantre de la réaction néo-conservatrice, du néo libéralisme et de la financiarisation de l’économie, Ronald Reagan, qui fut une star de cinéma avant d’être un homme politique.

Lors de sa confrontation avec Trinity, au deux-tiers du film, Cypher détaille un peu plus ses motivations. S’il trahit, c’est parce que lui-même se sent trahi. Le réel que Morpheus lui promettait ne semble rien avoir à d’autre à lui offrir que le froid, une nourriture sans goût et de la frustration sexuelle (son comportement envers de Trinity est particulièrement révélateur).

En somme, ce que cherche Cypher, c’est le plaisir des sens et la satisfaction du corps. Il est fait preuve d’une sorte d’individualisme hédoniste. Le paradoxe tient dans ce qu’il ne peut trouver ces satisfactions que dans la Matrice, mettant à mal le sens commun sur la définition de la réalité matérielle, ainsi que l’aphorisme attribué à Woody Allen : « Je ne suis pas fan de la réalité, mais c’est encore le seul endroit où l’on peut manger un bon steak. »

e. Puissances de l’esprit

Au sortir d’un exercice d’entraînement, alors qui réintègre le monde réel après avoir fait une chute de plusieurs centaines de mètres dans un programme virtuel, Néo constate qu’il saigne du nez. Il interroge ses compagnons qui lui expliquent que « le cerveau croit que c’est réel. » Ainsi, bien qu’il s’agisse d’un monde virtuel, les personnes qui meurent à l’intérieur de la Matrice meurent « ici aussi. »

Cette contrainte est bien sûr un moyen de renforcer la tension dramatique lors des scènes suivantes et de conserver un élément de danger aux activités des protagonistes. S’ils et elles ne couraient aucun risque sous prétexte que la Matrice est un monde virtuel, nul doute que les spectateurs et spectatrices seraient bien moins impliquées dans les scènes d’action.

Cet effet du « dedans » psychique sur le « dehors » physique est mis en valeur par le montage lors de la scène où Cypher assassine l’équipage du Nebuchadnezzar (Trinity, au téléphone avec Cypher, voit ses compagnons s’effondrer devant ses yeux dans la Matrice alors qu’il les tue dans le monde réel, le virtuel symbolisant le réel) mais aussi lors de l’affrontement final entre Néo et Smith. L’effet des coups de l’agent est ressenti deux fois : d’abord dans la matrice, sur « l’image résiduelle » de Néo et ensuite sur son corps physique qui se cambre, est pris de spasmes et crache même du sang.

Cette logique d’aller-retour et de brouillage de la frontière, annonciatrice des thèmes des films suivants, trouve son accomplissement lors que c’est le baiser que Trinity donne à Néo qui le fait se relever dans la Matrice, alors même que son corps physique donne tous les signes de la mort. On pourrait être tenté d’y voir un clin d’œil inversé au conte de la « Belle au bois dormant », mais ce baiser de résurrection est plutôt la clef de la logique programmatique qui organise, le plus souvent à leur insu, et bien qu’on ne cesse de le leur rappeler, les actions des personnages du film. J’y reviendrai plus tard.

À travers la figure de Cypher et cette forme d’équivalence entre l’expérience physique et leur perception par le cerveau, le film définit ce qui est, selon lui, réel : seulement la perception. Dans Matrix, bien que le scénario nous affirme le contraire, il n’existe aucun réel absolu. Mouse, le plus jeune membre de l’équipage, propose même à Néo l’assouvissement de ses pulsions sexuelles avec la « Femme en rouge », pin-up destinée à le distraire et à le piéger au cours d’un autre programme d’entraînement. Cypher affirme même que la Matrice lui semble « plus réelle » que le Nebuchadnezzar qui serait au contraire un cauchemar dont il ne peut s’échapper.

Si exister, c’est percevoir, s’il n’existe aucune réalité intrinsèque et absolue, alors pourquoi pas ? La question que pose en creux Cypher n’est pas « Où se trouve la réalité ? » mais « En quoi un mensonge dont on ignore la fausseté et qui donnerait tous les signes du vrai serait-il moins réel ? » ou encore « Peut-on choisir d’être heureux dans la Matrice plutôt que malheureux au dehors ? ».

De cette négation d’un matérialisme au profit d’une certaine forme de sensualisme, où, là encore, l’apparence des phénomènes précède les phénomènes eux-mêmes, on peut tirer des questions éthiques, philosophiques et politiques. Si le bien équivaut à la vérité, et que celle-ci est sans cesse remise en question, alors existe-t-il seulement un bien ? Est-il concevable de vivre dans un ordre mauvais, de profiter de toutes les apparences de la satisfaction et du bonheur autrement qu’en se « voilant » la face ?

Il n’est pas étonnant alors que le terme « woke », littéralement « réveillé », se soit imposé dans le discours sur les réseaux sociaux (non sans une certaine ironie) pour signifier la conscience politique critique, bien que l’image ait été en partie reprise par les milieux d’extrême droite à travers la figure de la « pilule rouge ».

f. La Matrice comme utopie ?

Dans sa nouvelle Ceux qui partent d’Omelas3, publiée en 1973, l’autrice Ursula K. Le Guin (connue pour ses romans de science-fiction comme La Main gauche de la Nuit ou encore Les Dépossédés) met en scène une cité utopique, où tous les plaisirs sont accessibles, où tous les besoins sont satisfaits, où la violence n’existe pas. Cette félicité, à laquelle la narratrice s’assure longuement que nous croyons, a une cause particulière. Il y a, quelque part à Omelas, une cave humide et sans lumière où est enfermé un enfant, qui y vit seul et dans le dénuement le plus complet. Tous les habitants d’Omelas l’apprennent au moment de leur passage à l’âge adulte. Ils doivent venir voir cet enfant et comprendre que c’est parce que le bonheur de toute la cité n’est possible que parce qu’il souffre. Suite à cette découverte, ils peuvent choisir de rester à Omelas en conscience ou de partir. Où vont-ils ? Nul ne le sait, mais ils ne reviennent jamais.

« Savez-vous que la première Matrice fut conçue pour être un paradis pour l’humanité ? Un monde où nul ne souffrirait, où tout le monde serait heureux. Ce fut un désastre. Personne ne voulait accepter le programme. Des récoltes entières furent perdues. »

Cette leçon d’histoire est offerte à Morpheus par l’Agent Smith, qui le tient captif et le torture pour récupérer les codes d’accès à Zion, afin de détruire les dernières traces de résistance humaine. Ainsi, les machines avaient originellement conçu la Matrice non pas comme « le pinacle de la civilisation humaine » (soit la fin des années 90, ou comme l’écrivit Francis Fukuyama, philosophe libéral américain, « la fin de l’histoire »), mais comme une utopie, un paradis. Seulement, les esprits humains rejetaient cette réalité. Nul doute qu’ils adhéraient au postulat faussement attribué à Tolstoï que « les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Smith, lui propos une autre théorie de la « nature humaine ».

Je pense que, en tant qu’espèce, l’être humain définit sa réalité à travers la souffrance et la misère. Ce monde parfait était un rêve duquel votre cerveau primitif ne cessait de vouloir se réveiller.

Cypher définissait le réel par la sensation et par le plaisir. Smith, lui, propose l’idée inverse. Les êtres humains sont non seulement incapables de l’impartialité des machines, de leur rationalité froide et calculatrice – qui peut même les pousser à faire le bien autour d’eux, comme en construisant un monde idéal pour les humains – mais, pire encore, ne considère comme réel que ce qui leur suscite de la souffrance. Cette opposition entre rationalité et affects est retravaillée dans la suite Matrix Reloaded, développée dans Matrix Revolutions et constitue aussi l’idée la plus intéressante de la suite tardive Matrix Resurrections.

Smith est profondément misanthrope, et je dirais même « anthrophobe ». Il compare l’humanité à un « virus », à de la vermine détruisant tout sur son passage. Pour lui, les machines sont le stade suivant d’une « évolution » logique. Cependant, son point de vue n’est pas le produit d’une pure raison analytique comme il le prétend tout d’abord. Voyant que le « sérum/code » qu’il a injecté à Morpheus pour « hacker » son esprit ne fait toujours pas effet, il décide de passer à un mode argumentatif différent. Il décide de faire appel aux émotions de Morpheus et dévoile par ailleurs qu’il en possède lui aussi.

Je vais être tout à fait honnête envers vous. Je hais cette planète, ce zoo, cette prison, cette réalité, peu importe comment vous la nommez, je ne peux plus la supporter. Elle sent la merde. Si les odeurs existent je suis envahi, cerné par cette puanteur, je sens d’ici votre pestilence et toutes les deux minutes, j’ai moi même peur d’être infecté tellement vous me répugnez, pigé ! J’ai besoin de m’échapper. J’ai besoin qu’on me libère ! C’est dans cet esprit qu’est la clé, ma clé ! Une fois que nous aurons détruit Zion, ils n’auront plus besoin de moi, est ce que tu comprends ça ? J’ai besoin des codes, je dois m’introduire au cœur de Zion, et tu dois me dire comment je dois faire, le choix t’appartient, dis le moi ou bien tu vas mourir !


Smith bascule ici dans le registre rhétorique de la persuasion : il cherche, paradoxalement, à susciter la compassion de Morpheus, d’un individu conscient à un autre. Pour ce faire, il s’est « débranché » du réseau en retirant l’oreillette qu’il porte comme tous les autres agents. Ce changement de ton est perceptible bien sûr dans la performance de l’acteur Hugo Weaving, mais aussi par la ponctuation des dialogues. Surtout le langage de Smith change du tout au tout. La courte phrase « Elle sent la merde » contraste violemment avec le langage soutenu qu’il employait plus tôt (« révélation »). Il passe du vouvoiement au tutoiement, et s’il affirmait auparavant son pouvoir de réflexion « je pense », il laisse libre cours à ses émotions : « je hais » « j’ai peur » « j’ai besoin ». La quête des codes d’accès à Zion n’est plus simplement sa fonction en tant que programme, mais aussi son désir personnel. Tout comme les humains, tout comme Néo, Smith mène sa propre quête émancipatrice : « J’ai besoin d’être libéré ! ». La cause de son inconfort ? Ses sens : « si les odeurs existent, je suis cerné par cette puanteur ».

Le surgissement de cette individualité surprend même les autres agents, ses égaux, qui lui demande ce qu’il est en train de faire lorsqu’ils reviennent dans la pièce. Smith est donc d’ores et déjà établi comme le double de Néo. Non seulement est-il son antagoniste mais il poursuit également le même but : sortir de la Matrice. Celle-ci est autant une prison pour lui que pour les humains. Peu lui importe le réel, Smith veut sa liberté.

g. Free your mind

Cette phrase est prononcée par Morpheus lors de l’épreuve du « saut ». Néo doit effectuer un bond gigantesque entre les toits de deux immeubles séparés de plusieurs dizaines de mètres. Il s’agit de reproduire le même exploit que Trinity, qui faisait s’écrier « c’est impossible » aux policiers lancés à sa poursuite. Pour le personnage, c’est un test mais c’est un rappel à l’attention du spectateur que nos personnages sont capables d’actions surnaturelles à l’intérieur de la Matrice. Comment ? En libérant leur esprit, celui peut obtenir le pouvoir de tordre, à défaut de les rompre complètement, les règles du système. La solution tient en ces trois mots : free your mind (qui ne sont pas sans rappeler le « tu dois désapprendre tout ce que tu as appris de Yoda dans L’Empire contre attaque).

Un peu plus tôt, lors de son affrontement contre Néo lui posait déjà cette question : « Tu crois que c’est de l’air que tu respires ? ». Autrement dit, Néo continue d’agir comme s’il mouvait réellement son corps, il respecte des règles qui ne s’appliquent plus à lui.

La liberté, chez les sœurs Wachowski, semble être essentiellement une affaire individuelle, un changement intime, une prise de conscience. Il suffirait apparemment de constater que les règles ne nous sont plus imposées pour s’en défaire : libérer son esprit. Elles exprimeront à nouveau cette idée dans un de leur films suivants, Cloud Atlas, co-réalisé avec Tom Tykwer, dans lequel l’un des six protagonistes écrit : « Toutes les limites sont des conventions qui attendent d’être dépassées. Toute convention peut être transcendée, à la condition préalable de concevoir que c’est possible. »4 De la manière dont on peut atteindre cette conception, elle ne parlent pas beaucoup et c’est peut-être ce qui explique la facilité avec laquelle des mouvements d’extrême-droite comme les « incels » et les masculinistes, que l’on imaginerait pourtant peu sensibles à l’imaginaire des sœurs Wachowski (et plus particulièrement à leurs dernières œuvres en date, qu’il s’agisse de Sense8 ou de The Matrix Resurrections) se sont emparés de la figure de la « pilule rouge ». La « libération des esprits » dans The Matrix, procède d’un choix individuel, fondé sur une intuition. Cette intuition est exprimée ainsi par Morpheus à Néo :

Ce que tu sais, tu ne peux l’expliquer, mais tu le ressens. Tu l’as ressenti toute ta vie durant : il y a quelque chose qui ne va pas avec le monde. Tu ne sais pas de quoi il s’agit, mais c’est là, comme une écharde dans ton esprit, qui te rend fou5.

Ce sentiment de malaise est extrêmement puissant car il semble « universel ». C’est cependant cette même universalité qui le rend perméable à des lectures inverses de celle souhaitée par les autrices. Ce malaise, si puissant qu’il rend « fou », n’est pas caractérisé, ou bien d’une manière compatible avec les figures de l’alt-right6 : Thomas Anderdon est un jeune homme désocialisé, sans amis ni familles, toujours à la limite de la rupture de ban, comme le montre la scène de réprimandes de son manager. Les causes de ce malaise ne sont jamais explicitées autrement que par l’idée d’un grand « mensonge ». Le choix proposé par Morpheus vient valider cette intuition fondamentale : prendre la « pilule rouge », passer de l’autre côté du miroir, plonger vers la vérité paraît se résumer ensuite à une question de courage personnel.

En choisissant de libérer son esprit, Néo (1) devient un héros, qui voit à travers les mensonges du monde réel (il ne voit plus le code de la matrice, seulement « blonde, brunette, rouquine », comme le suggère Cypher), capable de briser librement les règles, de vaincre le représentant caricatural de l’establishment qu’on pensait jusque-là tout puissant, ainsi que de gagner le cœur du second-rôle féminin quand son double maléfique (Cypher/0) y a échoué. On voit sans mal ce qu’une pareille libération, fondée qui plus est sur une essence intrinsèque du personnage peut avoir de jouissif pour le spectateur. L’envol final de Néo, qui vient d’annoncer aux programmes anonymes qui régissent la Matrice elle-même qu’il va en faire « un monde ou tout est possible », évoque immanquablement le slogan promotionnel du Superman de Richard Donner (1978) : You’ll believe a man can fly !, c’est à dire « Vous croirez qu’un homme peut voler ! ».

La liberté est une affaire personnelle et c’est aussi une affaire de croyance, contrairement à la sentence de Morpheus (par ailleurs, le personnage dont les actions sont mues par un système de croyance tout au long des trois films). Comment Néo parvient-il à faire jeu égal face à l’Agent Smith ? En croyant, littéralement, en lui-même : « He’s beginning to believe. » commente Morpheus.

H. Un scénario programmatique

Le récit que nous présente The Matrix respecte un programme, au sens spectaculaire (le programme d’un concert, d’un opéra) comme au sens informatique.

Le programme narratif est, du premier coup d’œil, reconnaissable comme le canevas du récit héroïque inspiré des travaux de Joseph Campbell ou bien du Story de John Truby. Le protagoniste reçoit littéralement un « appel (téléphonique) à l’aventure » qui lui propose de passer un « seuil », un saut au-dessus du vide pour passer une poutrelle métallique qui barre sa fuite. Remarquons au passage la très grande littéralité des enjeux narratifs, qui irrigue tout le parcours de Néo. Deux « gardiens » se trouvent entre lui et le début de son aventure : Morpheus, qui veut le lui faire passer, et Smith qui tente au contraire de l’en dissuader ou de l’en empêcher. Néo renâcle devant l’obstacle une fois, puis accepte. Il passe « de l’autre côté », et débute son apprentissage, sa transformation aux côtés d’un mentor. Il affronte plusieurs obstacles (le fameux « saut », où il échoue) et défis (« le combat contre Morpheus », la fuite devant les agents) jusqu’à un moment où tout semble perdu (« l’abysse ») dans lequel il obtient une révélation (son propre rôle d’Élu). Celle-ci lui permet d’achever sa transformation (il se découvre capable d’affronter Smith) et de « réparer », résoudre le conflit : Morpheus est libéré, le Nebuchadnezzar est sauvé. Doté de ses nouvelles capacités, Néo retourne dans la Matrice qu’il a quittée pour la modifier de l’intérieur.

En regardant cette structure somme toute conventionnelle, on est en droit de se poser la question suivante : pourquoi Néo est-il l’élu ? On l’a vu plus haut, il n’est qu’un « potentiel » parmi d’autres. Qu’a-t-il alors de différent des autres qui lui permet de se « réaliser » ? On peut trouver un début de réponse dans la figure de l’Oracle.

De celle-ci, on ne sait pas grand-chose. Morpheus nous apprend seulement qu’elle est la personne responsable de la « prophétie de l’Élu » et qu’elle est « très vieille », assez pour avoir été « avec nous depuis le commencement». La nature exacte – est-elle humaine ou non ? – n’est pas adressée avant la suite The Matrix Reloaded. Son nom (là encore, très littéral) nous apprend qu’elle a un rapport privilégié au futur. Qu’est-elle ? Un Oracle. Ni plus, ni moins. On comprend que chaque être humain que l’on « libère » de la Matrice est amenée la voir pour qu’elle lui délivre un message unique. En l’occurrence, Néo espère y trouver une réponse à la question : est-il l’Élu ?

La réponse de l’Oracle est nette. Non. Il n’est pas l’Élu. Il ne s’agit pas toutefois du message que Néo doit entendre, qui est que Morpheus va se sacrifier pour lui et qu’il devra choisir entre sa vie et la sienne.

Pour bien comprendre, il faut garder en tête que l’Oracle se préoccupe du futur. Lorsque Néo lui rend visite, à ce moment précis, il n’est pas l’Élu. L’essence, dans la Matrice, est binaire : on est ou on n’est pas. Pour devenir l’Élu, ou plutôt pour s’activer comme Élu, Néo doit rencontrer et remplir un certain nombre de conditions. L’Oracle se préoccupe du futur dans un système informatique purement logique, malgré ses apparences. Son rôle est donc moins de prédire le futur que d’en écrire le déroulé. Le film nous donne à connaître quatre de ses prédictions :

Un homme humain naîtra dans la Matrice qui sera capable d’en libérer l’humanité.

Morpheus est celui qui trouvera cet homme.

Trinity tombera amoureuse de cet homme.

Néo devra choisir de sauver Morpheus.

En tant que spectateur, nous partons du principe que Néo est l’Élu, d’une part car c’est ce que la structure narrative du film nous conditionne à penser, d’autre part car c’est ce que croit Morpheus, qui est particulièrement charismatique et persuasif – et, ce, quand bien même le film nous dit explicitement, lorsqu’on lui pose la question, que ce n’est pas le cas. Il y a ici une boucle logique qui est la nature même de la matrice. Néo doit sauver Morpheus car Morpheus croit qu’il a trouvé l’Élu. Sans cette croyance, la situation de choix ne se présenterait pas, et c’est d’ailleurs cette culpabilité qui motive Néo à agir pour libérer Morpheus. Trinity doit tomber amoureuse de l’Elu. C’est de Néo qu’elle tombe amoureuse. Lorsqu’il avoue que l’Oracle a nié qu’il soit la bonne personne, elle s’écrit « C’est impossible ». Le syllogisme se résout à l’acmé du film : Néo paraît mort, Trinity lui avoue son amour. Puisqu’elle l’aime et qu’elle doit aimer l’Élu, Néo est donc l’Élu. Le programme annoncé par l’Oracle est complet. Les fonctions narratives des personnages, tout comme leurs fonctions individuel dans le programme, sont remplies. Tout comme le scénario du film lui-même, l’Oracle annonce ce qui va se passer, et c’est précisément parce qu’elle l’annonce que cela se passe.

La leçon de l’Oracle n’est pas, comme elle semble l’être au premier abord, que n’importe qui peut être l’Elu en choisissant de le devenir, en exerçant « simplement » sa liberté. Au contraire, les agissements des personnages au sein de la Matrice – comme au sein de The Matrix – sont prévus à l’avance. Ils sont déterminés, et c’est l’explicitation de ce déterminisme qui explique peut-être une partie de l’incompréhension et de la haine qu’a suscitées sa première suite, The Matrix Reloaded.

1 Simulacres et Simulations, éditions Galilée, 1981

2 Le parc Disneyland Paris n’ouvrira qu’en 1992.

3Dans Aux quatre vents du monde, recueil aux éditions Le Bélial, 2020.

4« All boundaries are conventions, waiting to be transcended. One may transcend any convention if only one can first conceive of doing so. »

5What you know you can’t explain, but you feel it. You’ve felt it your entire life, that there’s something wrong with the world. You don’t know what it is, but it’s there, like a splinter in your mind, driving you mad

6Sans pour autant accuser les Wachowski de complaisance avec l’extrême-droite. En 2020, lorsqu’Elon Musk a publié sur Twitter le message « Take the red pill », auquel Ivanka Trump a surenchérit « Taken ! », Lily Wachowski a publiquement rétorqué : « Fuck both of you. »

2023 – L’année de l’éternel présent

Le mur ne se rapproche plus. Nous sommes face à lui, et il nous fait reculer. Le quotidien ressemble à une coupe du monde de football dans un stade climatisé au milieu du désert. Le présent s’est refermé sur lui-même. Le passé et le futur ont cessé d’exister.

« La voie est close. Elle fut faite par ceux qui sont morts. La voie est close. »

Combien de temps, au juste, s’est-il écoulé depuis Sainte Soline ? Je suis forcé d’y réfléchir un long moment pour répondre. Y a-t-il réellement eu un mouvement de contestation sociale de plusieurs mois à l’hiver dernier, au printemps ? Le présent n’en montre rien. Il n’a dévié en rien de son inexorable actualité.

Depuis combien de temps l’Ukraine ? Le génocide en Palestine n’a que deux mois, mais il dure depuis toujours. Le Haut-Karabah lui ressemble comme deux gouttes d’eau.

Nous existons désormais dans le monde de l’actualité permanente. Le futur a disparu, il a été dévoré. Il n’en reste plus que des projections, des objectifs. C’est un fétiche que des historiens et des écrivains continuent d’évoquer régulièrement, sans le moindre effet.

Cet éternel présent est plus qu’une impasse. C’est un piège. L’ancien monde n’en finit pas de finir. Le présent est rempli de monstres.

Le passé fait défaut également. S’il existait encore, l’année française s’achèverait-elle sur le tapis rouge déroulé au projet politique d’un extrême droite trop consciente que le spasme de mort du capitalisme libéral est le signal de son entrée en scène ?

Le Royaume-Uni a un nouveau roi. Les banlieues se soulèvent et sont réprimées dans l’indifférence générale. On construit des porcheries toujours plus immenses. Des écrivains de science-fiction jouent aux figurines pour le complexe militaro-industriel. Crise dans les imaginaires. Il y a un nouveau film Marvel. L’Afrique du Sud est championne du monde de rugby. Donald Trump prépare son retour, malgré son procès. Un humoriste est menacé de mort pour une blague sur le zizi d’un nazi. Un ministre de la santé démissionne, une autre est appelée, déjà corrompue. Un homme se noie en traversant la Manche. Le Président de la République parle pour ne rien dire à la télé. Son ancêtre italien est mort. 49 fois 49.3. Sept innocents sont condamnés à la prison par ce qu’on leur prête des intentions. Il y a des nazis dans la rue.

La fenêtre d’Overton claque contre le mur, complètement dégondée. William Godwin lui-même annonce que son point n’a plus de sens.

Mme Graziella Melchior, députée macroniste de la 5e circonscription du Finistère « doute » parfois. Il y a du monde sous ses fenêtres. Elle n’est pas là. Elle doit voter. Quoi ? Peu importe. Les enfants lui importent, pas ceux qu’elle renvoie à la mort. Elle se soucie de la fin de vie. Elle fait tout pour qu’elle arrive plus vite.

Le réveil sonne. Une nouvelle journée commence. Bientôt une nouvelle année. Condamnons-nous les violences ? Le présent continue. Sommes-nous capable d’affirmer qu’il n’est pas inéluctable ?

2023. Je suis amoureux. Il y a des animaux plein la maison. Il ont tellement d’amour. Je suis sur rond-point. On rigole bien. Je construis une serre sur un terrain municipal. Je vole dans les magasins. Je suis amoureux. Je suis sous les fenêtres de Graziella Melchior. On chante. On chante en commun. On chante : « On est là. », et puis « Ça ira. », et puis « On s’est battu pour la garder », et puis, parfois, « L’internationale sera le genre humain ». Je suis amoureux. Je suis ému. Je suis sous les fenêtres de Graziella Melchior. Elle n’est pas là. Tant pis. Tant pis pour elle.

Il y a d’autres mondes que celui-ci. Il y a d’autres mondes que celui-ci. Il y a d’autres mondes que celui-ci.

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…

Les écrivain·es peuvent-ielles être des professionnel·les ?

Dans son livre Que fait la police ? (et comment s’en débarrasser)1, Paul Rocher cite les historiens Berlière et Levy qui écrivent, au sujet de la notion de « professionnalité » : « Une fonction sociale se professionalise [c’est moi qui souligne] lorsqu’elle est prise en charge par un personnel spécialisé, dont le recrutement, la formation, l’affectation, la carrière, sont organisées de manière spécifique. »2

Berlière et Levy parlent bien sûr ici de la police et on voit aisément comment cette définition s’y applique. La police est en effet une institution à part dans la société (Rocher montre d’ailleurs comment elle tend, pour dire le moins, à s’autonomiser), dont les membres sont recrutés et formés selon des normes juridiques, sociales, morales et politiques singulières de manière à former un corps homogène3.

Cette définition est-elle applicable aux écrivain·es ? La revendication de « professionnalité » portée par certains écrivains a-t-elle un sens ? Une professionnalisation est-elle souhaitable ?

À première vue, les écrivains et écrivaines ne paraissent pas remplir les critères nommés par Berlière et Levy. Si l’on admet que pratiquer la littérature écrite relève d’une fonction sociale particulière (ne serait-ce que symboliquement), celle-ci ne fait l’objet d’aucune formation particulière organisée de manière institutionnelle ; c’est à dire qu’il n’existe pas de cursus « professionnalisant » pour devenir écrivain·e. Le recrutement dans le champ des écrivain·es reconnu·es comme tel·les se fait de manière arbitraire (l’édition choisit, en gros) et répond à des critères sociologiques mal étudiés encore (qui écrit ? Qui publie ? Qui écrit quoi ? Qui publie quoi ?). En tant que groupe social, les écrivain·es ne montrent aucune uniformité, bien que des phénomènes de concentration « en haut » tendent à créer une « sous-classe » d’ écrivain·es pauvres tourbillonnants autour d’écrivain·es riches (financièrement, symboliquement, légitimement, etc.). Enfin, il ne semble pas exister d’opinion politique majoritaire chez les écrivain·es.

Au sens où l’entendent Berlière et Levy, les écrivain·es ne sont donc pas des professionnels.

Pourquoi existe-t-il donc une Ligue des Auteurs Professionnels, qui revendique comme but explicite de « créer le statut de l’auteur professionnels ? »4 Cette revendication de professionnalisation me semble double.

D’une part, la « Ligue » fonctionne comme un syndicat, venant en aide aux adhérent·es dans des situations spécifiques à son champ d’action. Son travail a pour but de réclamer des droits sociaux supplémentaires ou simplement l’application des textes législatifs. En tant que syndicat, elle joue le rôle de « partenaire social », en interaction et opposée à la puissance publique (en l’occurrence, le Ministère de la Culture) et d’autres organisations comme le Syndicat National de l’Édition. Elle peut également mener des actions de lobbying auprès d’élus, dans le but d’obtenir une reconnaissance spécifique du statut des auteur·ices. Cette action cherche à améliorer leur situation matérielle : revenus, droits sociaux, etc.

D’autre part, la revendication de « professionnalisme » procède d’une inquiétude plus symbolique. En se disant « professionnelle », la Ligue dit en somme : « Les auteurs sont détenteurs de savoirs, de capacités spécifiques méritantes d’êtres reconnues comme telles. Ielles savent faire des choses que d’autres ne savent pas faire, ou savent les faire mieux. » Ces deux arguments sont évidemment recevables. Comme toute catégorie de personne qui s’applique à un métier, les écrivain·es ont développent des savoir-faire particuliers, pour la bonne et simple raison qu’ils y passent beaucoup de temps. Simplement dit : c’est en forgeant qu’on devient forgeron ou, en l’occurrence, c’est en écrivant qu’on devient écrivain·es. Si on trouve des écrivain·es pour appeler de leurs vœux ou applaudir (ou participer à) la création de cursus de formation spécifiques (comme les Master d’écriture créative, ou encore nombre de formations accessibles désormais par le célèbre CPF)5, cette revendication de « statut » les prend moins pour objet qu’une place symboliquement spécifique dans le corps social. Être professionnel serait être reconnu comme, non seulement compétent, mais aussi utile et surtout bien vu.

Cette insécurité symbolique prend au moins en partie sa source dans une insécurité matérielle. Pour l’immense majorité des écrivain·es, l’écriture et la publication n’est pas une source de revenus suffisante et ceux-ci doivent donc être complétés par une autre activité, salariée ou non.

Le régime néolibéral a ceci de particulier, dans le domaine symbolique, qu’il travaille le langage en profondeur. Il saisit des mots déjà investis de significations et porteurs d’affects, se les approprie, les évide pour mieux les remplir d’un sens (je pourrais presque dire, d’une direction) nouvelle, de sorte qu’en les utilisant, on valide à son corps défendant des idées avec lesquelles on se pense en désaccord.

Le piège est le suivant :

En revendiquant une professionnalité, les écrivain·es ne demandent pas ce qu’iels croient. Ielles pense exiger une forme spécifique de protection sociale en accord avec leur activité6 mais clament au contraire leur accord avec l’atomisation sociale néolibérale.

Dans Imaginaires du néolibéralisme7, Lionel Ruffel montre comment les écrivain·es sont amenés à multiplier les « activités annexes » (signatures, rencontres, festivals, ateliers, spectacles, etc.) qui remplissent la double fonction de sources revenus financiers et de publicisation de leur travail. L’entretien d’une « communauté » sur les réseaux sociaux, la diffusion en direct de ses séances d’écriture en sont l’une des formes les plus récentes. Le choix de « l’autoédition » procède à mon sens de la même dynamique.

Pour être « professionnel », un·e écrivain·e doit le montrer, et le démontrer. Iel doit le dire, l’affirmer. Autrement dit, iel doit le professer : revendiquer sa spécificité, son autonomie., etc., tout comme iel doit faire la preuve de sa légitimité pour remplir des dossiers de demandes d’aides et de subventions. Iel doit, comme n’importe quel autre individu dans une organisation néolibérale de la division sociale du travail, être à la fois producteur et investisseur en lui-même, et surtout en donner la preuve par le recul nécessaire à l’autopromotion.

L’organisation néolibérale du travail lui en fournit même les moyens parfaits : auto-entreprenariat, micro-entreprise, etc. Le monde de l’édition et de la production culturelle y est particulièrement adepte. Lorsqu’en 2017, l’AGESSA affirma que les directeurs de collection ne pouvaient plus être payés en droits d’auteurs, les grands groupes éditoriaux ont réagi, non pas en requalifiant les-dites directeur·ices en salariés… mais en leur proposant de facture en tant qu’auto-entrepreneur·ices8. On remarquera que personne ne conteste aux directeur·ices de collection leur « professionnalité »…

L’exemple des professeurs de l’éducation nationale (et du new public management de manière générale) peut être pertinent ici. Depuis une dizaine d’année, les ministères successifs (où l’on retrouvait presque toujours un certain Jean-Michel Blanquer à la manœuvre…) affirment répondre au « malaise des enseignants » en leur proposant une plus grande professionnalisation. En quoi consiste celle-ci ? En réalité, il s’agit de la technicisation, de la réduction de leur métier à un ensemble de compétences, évaluables (rouge/jaune/vert/bleu ; les parents d’élèves reconnaîtront), à la destruction des corps d’inspection indépendants ainsi que de la médecine du travail ainsi qu’à l’accroissement de ce que l’on appelle benoîtement « tâches administratives » : courriers électroniques, cahiers de texte, bulletins, réunions, etc. Pour le dire clairement, un enseignant « professionnel » n’est pas libre et responsable. Il est seul et soumis à l’arbitraire administratif, qu’il s’agisse de la direction de l’établissement, du rectorat ou du ministère.

En régime néolibéral, un professionnel est donc un individu seul, libre seulement de vendre lui-même ses « compétences » sur le marché du travail. Il n’est aucunement partie d’un ensemble de travailleurs partageants un métier. Il est en concurrence directe et absolue avec tous et toutes.

Je n’ai pas la prétention de trancher ici et maintenant la question de savoir si les écrivain·es occupent ou non une place spécifique dans la division du travail9, de nature à faire d’eux un corps social spécialisé, ou bien s’il est possible de se former, disons, « scolairement » à ce travail particulier. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est qu’iels n’ont rien à gagner, en régime capitaliste, néolibéral, à se revendiquer professionnel.les.

1 Éditions La Fabrique, 2022.

2 Histoire des Polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours, éditions du Nouveau Monde, 2011

3 Ne serait-ce que politiquement. Selon l’enquête électorale 2017 du Cevipof, 54 % des policiers affirmaient avoir voté pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligue_des_auteurs_professionnels

5 La question d’une formation spécifique en appelle d’autres, trop nombreuses et trop complexes pour que je m’y penche aujourd’hui : quels sont les savoirs et les gestes qui font un·e écrivain·e ? Comment ceux-ci sont-ils reconnaissables, et par qui ?

6 Au demeurant, on se demande bien pour quelle raison magique les puissances publiques de droite, alliées objectives de faire des intérêts des tenants du SNE, se trouveraient disposées à le leur accorder, dans un contexte de destruction systématique de la socialisation communiste de la valeur ajoutée.

7 Éditions La Dispute, 2016

8 Un statut à la couverture sociale moins développée, donc.

9 Bien que j’aurais tendance à penser qu’iels n’ont rien à gagner à revendiquer une coupure du reste des travailleur·euses.

Comment ne pas écrire un roman

Le premier conseil que je donnerais à toute personne souhaitant de ne pas écrire un roman est de lire, de lire beaucoup, de lire énormément. La fréquentation de romans réussis, voire de chefs-d’œuvre, qu’ils soient contemporains ou issus du patrimoine, est précieuse au non-écrivain. En effet, lire une bonne histoire dissuade à coup sûr de se risquer à en écrire soi-même une mauvaise. La lecture est donc essentielle pour ne pas écrire.

Afin de ne pas écrire un roman avec succès, il est également souhaitable de se livrer à une multitude d’activités, allant des travaux ménagers, au bricolage et aux loisirs créatifs, sans oublier de pratiquer une activité sportive régulière, de cuisiner équilibré, local et de saison, de prendre soin de ses proches, de ses animaux de compagnie ainsi que de ménager de bons rapports de voisinage. Le non-écrivain doit prendre soin de ne pas gâcher la moindre minute de temps libre. Ainsi, il ne sera jamais tenté de s’asseoir devant son carnet ou son ordinateur pour écrire.

Cependant, le non-écrivain devra – et c’est parfois le plus difficile ! – se ménager du temps pour ne rien faire du tout. Assis dans son jardin ou écroulé sur son canapé, il pourra ainsi méditer à ce livre qu’il n’écrit pas. Il saura laisser venir à lui toutes les impressions, les idées, les retournements dramatiques constituant cette œuvre qu’il n’écrira pas. La contemplation et la méditation sont donc de précieux outils pour ne pas écrire car elles permettent de sentir par avance combien toute tentative d’écriture est vouée à l’échec.

Pour ne pas écrire son roman, on prendra soin de ne rien regarder, de ne rien observer ni rien écouter ; bref, il faut s’appliquer à ne prêter aucune attention au monde qui nous entoure. Le non-écrivain saura se préserver de l’influence délétère de l’altérité et éviter toute découverte de nature à perturber ou, pire, à modifier durablement son délicat équilibre émotionnel et psychologique. Le non-écrivain est un être singulier et se doit en conséquence d’être considéré comme unique et précieux. Prendre à son compte un point de vue étranger le mènerait inévitablement à la fiction.

De nombreux ouvrages ont permis de soulever la distinction très fine entre deux profils de non-écrivains. Les « jardiniers », d’une part, cultive leur non-écriture sans la prévoir, découvrant chaque jour leur inaction littéraire. Les « architectes », au contraire, prévoient méthodiquement souvent à l’aide de nombreux outils, matériels ou logiciels, la manière précise dont ils ne vont pas écrire. Bien sûr, ces deux figures sont fictionnels : nul non-écrivain ne peut se concevoir comme entièrement « jardinier » ou pleinement « architecte ». Il revient à chacun de se placer sur ce spectre et d’en tirer les conclusions adaptées à sa propre non-pratique.

Enfin, et il s’agit peut-être de la chose la plus importante, celle ou celui qui veut se risquer à ne pas écrire un roman doit chercher à fréquenter d’autres non-écrivains. Il n’existe en effet pas deux non-écrivains identiques et les échanges entre entre pairs ne manqueront jamais de se montrer fructueux. Le non-écrivain ne doit pas hésiter à ne pas lire les livres que ses camarades, collègues et mêmes amis n’ont pas écrits. Ceux-ci, par l’éclat de leur échec, sauront l’aiguiller mieux que bien des paroles ou des manuels vers son propre non-accomplissement littéraire.

En appliquant méthodiquement ces préceptes, le non-écrivain mettrait en place les conditions propices à la non-écriture de son roman. Ces modestes conseils sauraient le préserver de cette dramatique erreur, : commencer à écrire.

Scrivere humanum est sed persevare diabolicum.

Que vaut le travail des auteur·ices ?

Le rapport Racine est arrivé et reparti : vite annoncé, vite oublié. La contre-réforme de la gestion des retraites a fait ressortir, entre autres, le spectre de la bonne vieille « valeur travail » sous la forme du « mérite ». Ce mérite se cristallise autour dee ce fameux « point » dont personne ne connaît justement la « valeur. » Aussitôt dit, aussitôt fait, aussitôt quarante-neuf droite. Dans le milieu de l’édition, le petit scandale de l’Agessa et consorts fait son chemin, causant ça et là des vaguelettes. Des voix s’élèvent toujours pour réclamer la définition d’un statut particulier de l’auteur (j’utiliserai ici le terme « écrivain » comme métonymie de toute activité artistique) dans le régime de Sécurité Sociale et aussi dans cet impénétrable « système universel. » L’intention, au moins, est louable.

Cependant, je m’interroge. La position de l’écrivain dans l’ordre de la production économique est-elle justement si originale, si singulière ? Qu’y-a-t-il de tellement particulier dans son travail et dans la valeur que celui-ci produit ? L’écrivain, décrit comme travailleur « indépendant » par excellence, est-il réellement différent des autres ? En somme, la question que je me pose est la suivante : « Quelle est la valeur du travail de l’écrivain ? »

Pour être tout à fait clair, je dois en premier lieu préciser l’acception du terme « valeur » que j’utiliserai ici. Dans un précédent article, je faisais à la suite de Bernard Friot la distinction entre « valeur d’usage » et « valeur économique ». C’est de cette dernière dont je vais parler aujourd’hui. Il ne sera donc pas question du contenu des œuvres, de leur genre, ni même de leur qualité. Ces catégories-ci seraient plus logiquement rangées dans la « valeur d’usage » : ce livre est-il bon ? Me fait-il éprouver du plaisir esthétique ? M’instruit-il ? etc. On verra que cette « utilité sociale » est totalement indifférente à l’ordre de la production. Voilà pour la valeur, à comprendre donc comme « valeur économique » et ce qui la représente le plus couramment, à savoir la monnaie. En bref, je parlerai d’argent.

Au travail, maintenant. Entendons le terme « travail » comme activité productive. Le travail est l’acte de produire quelque chose. Je pars du principe que l’écrivain est bel et bien un travailleur, un producteur de valeur au même titre que, par exemple, un mécanicien. L’activité de l’écrivain, d’une manière ou d’une autre, fera apparaître de l’argent nouveau.

Une fois ces définitions posées, je dois avant de continuer faire un pas en arrière. Pour tenter de résoudre clairement la question du travail des écrivains (et celle, fort liée, de leur position sociale dans l’ordre de la production), je dois revenir à ce que Marx appelle dans Le Capital la « formule générale du capital ». Cette formule est la suivante. Pour qu’il y ait création d’un capital, et non simple circulation de marchandises et d’argent de valeur égale, un « reflux » d’argent doit avoir lieu vers sa source. En somme, l’argent doit devenir de l’argent. Le capital, c’est acheter pour vendre ensuite. Marx résume ce fonctionnement ainsi : A-M-A, soit Argent-Marchandise-Argent. Ou plutôt : A-M-A’. En effet, il n’y a création de capital que si la quantité d’argent qui revient est supérieure à celle qui part. Ainsi : A’ > A. Mettons que j’achète pour cent euros de gel hydroalcoolique. Si je le revends au même prix, nul capital. Par contre, il suffit que je le revende cent-dix euros et nous y sommes. J’aurais effectué une « plus-value » dont l’accumulation constitue le capital.

Durant les cours de Technologie que j’ai reçus au collège, cette « plus-value » m’avait été désignée comme un « bénéfice » : un gain, un profit. Du latin « beneficus », un bénéfice est littéralement un « bienfait. » On comprend donc que la réalisation de cette plus-value est l’objectif de toute organisation capitaliste et présenté systématiquement comme quelque chose de positif.

Où se situe l’écrivain dans cette formule ? Occupé à rédiger un roman ou un essai, le travailleur écrivain ne joue pas le rôle du « possesseur d’argent ». Admettons qu’il ait en sa possession un manuscrit achevé (je reviendrai sur les conditions de production du-dit manuscrit), il ne le mettra en échange que par la formule inverse : M-A-M’. M (la marchandise) est ici le manuscrit. A est la somme d’argent que l’écrivain cherche à obtenir en échange du manuscrit. M’ représente l’ensemble des autres marchandises que l’argent obtenu lui permettra de se procurer. La position de l’écrivain n’est donc pas ici capitaliste en ce qu’il n’y a pas reflux d’argent. Le rapport est inversé. La monnaie valeur ne joue ici qu’un rôle de médiateur entre deux marchandises. Elle n’existe virtuellement pas. Lorsque l’écrivain vend son livre, il réalise en vérité un troc.

Revenons à la formule générale de Marx. Tentons de l’appliquer à la tant discutée chaîne du livre. Où l’écrivain se situe-t-il en elle ? À première vue, au milieu.

On aurait donc : A Argent – MA Manuscrit – A’ Argent. Si l’on se place dans un contexte d’édition classique (dit « à compte d’éditeur »), il faudrait la réécrire comme ceci : À-valoir ou Avance – Livre – Chiffre d’affaire contenant une plus-value. Lors de la signature du contrat d’édition, une avance sur droits est versée à l’auteur. Cela, ajouté aux frais intermédiaires (impression, promotion qui ne regardent que de loin, en principe, le travailleur écrivain car ne relevant pas de sa compétence dans l’échange) constitue la somme d’argent nécessaire à l’achat, à la matérialisation de l’objet livre dont le commerce permettra le retour de l’argent « investi » avec en toute logique une plus-value. Je ne ferai pas l’erreur d’oublier que la personne morale que l’on nomme « l’éditeur » n’est pas seule en échange face à l’auteur. Je simplifie volontairement et demande, pour le bien de la démonstration, qu’on accepte d’y inclure la distribution-diffusion, les librairies et autres acteurs commerciaux du livre. Eux-même sont d’ailleurs saisis dans d’autres transactions A-M-A’.

Le problème de cette formule est le suivant. Tout comme la formule M-A-M amène la disparition du A Argent et peut se résumer en troc (M contre M), la formule A-M-A’ conduit également. à l’effacement de la marchandise. Comme la visée du mouvement capitaliste est l’accumulation de la plus-calue, on peut dire que l’argent appelle l’argent : A-A’. C’est ce que l’on nomme poliment de la « finance ». La marchandise, sa nature et ses qualités, n’ont aucune espèce d’importance. Peu importe quel livre est vendu, pourvu qu’il soit vendu et qu’on en tire une plus-value. Voilà une explication probable de la surproduction de l’édition francophone.

D’autant que, comme le montre Marx dans la Deuxième Section, Chapitre VI du Capital, ce n’est pas n’importe quelle marchandise qui est représentée par le M et dont la revente aboutit à la constitution de la plus-value. En vérité ce n’est pas un livre, ni même le texte d’un livre ou l’idée d’un livre que l’éditeur achète au travailleur-écrivain. Ce que l’éditeur achète c’est la force de travail de l’écrivain. Cette force de travail, Marx la définit comme suit. Il s’agit de « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme [ndA : ou d’une femme, évidemment] ». Ce que l’éditeur pris dans le rapport de production capitaliste achète n’est pas le résultat du travail de l’écrivain, mais sa capacité à écrire. Voilà ce que c’est pour un écrivain que revendiquer le terme de travailleur. C’est dire : « Je ne vends pas le fruit de mon effort, mais mon effort lui-même. » Le livre n’est que la conséquence de la force de travail de l’écrivain1. Acheter le travail d’un écrivain, c’est donc acheter son travail potentiel. Cette idée est nettement contraire au mouvement capitaliste qui anime l’édition, puisque celle-ci est une activité commerciale saisie dans le rapport de production sociale capitaliste. Acheter la force du travailleur, c’est décorréler le travail de son produit. Le capital, lui, cherche toujours à faire baisser le prix de la force de travail en fonction du produit.

On tient là une première réponse à notre question. Ce que vaut le travail d’un écrivain, c’est sa force d’écrire. J’en reviens à Friot : le salaire est versé, non pas contre pièce ou durée horaire, mais qualification ou potentiel d’application d’une force de travail.

Pour continuer, je voudrais m’appuyer sur deux citations de Marx, toujours dans le Capital, afin de préciser la position sociale de l’écrivain. Je le rappelle : il faut comprendre le capital comme une organisation de rapports sociaux. Le capital n’est pas inévitable, pas plus qu’il n’a toujours été. Il est le résultat d’une construction sociale de longue durée. Il s’agit d’un rapport social conditionnant. En terminer avec le capitalisme est donc une lutte en actes et qui prendra du temps. Coluche disait, avec beaucoup d’à propos : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! ». L’écrivain et l’éditeur ne peuvent s’extraire d’un rapport capitaliste qu’en choisissant de changer entièrement de rapport.

Première citation : « L’homme est obligé de consommer avant de produire et pendant qu’il produit. » Le travailleur « doit pouvoir recommencer demain ». Le prix minimum de la force de travail est donc la « valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables ». Revenons encore à notre formule M-A-M’. Le travailleur écrivain, au cours de la durée de son travail, doit assurer sa subsistance, la reproduction matérielle de sa force de travail. Disons le simplement : pour pouvoir écrire, il faut manger. C’est là que le modèle capitaliste de l’édition atteint sa limite fondamentale : il n’est même pas capable d’assurer la subsistance minimale de la force de travail qu’il emploie ! Ces besoins fondamentaux n’incluent évidemment pas non plus les frais spécifiques au travail de l’écrivain, comme l’achat de livres ou de matériel. Ainsi, le travailleur écrivain n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail en même temps dans un autre secteur de production. La faiblesse structurelle et systématique des revenus du domaine éditorial l’y contraint (il faut concéder au rapport Racine que, s’il se trompait dans les analyses et les perspectives, ce constat était fait, et bien fait, largement étayé). On voit donc comment la « professionnalisation » (comprendre : se consacrer uniquement à ce travail) des écrivains est majoritairement impossible dans le capital.

Deuxième citation : « La force de travail est payée alors qu’elle a déjà fonctionné », écrit Mars. Il ajoute : « Le travailleur fait […] l’avance de la valeur usuelle de la force. ». Au capital, « il lui fait partout crédit ». On retrouve ici le terme d’« avance ». Ainsi, lorsque j’achète du gel hydroalcoolique, le prix payé ne recouvre pas les coups de subsistance de celui qui l’a fabriqué. Ces coûts-là, c’est le travailleur qui les a assumé et le salaire vient rembourser la dette que son employeur contracte à son endroit.

Dans le domaine de l’édition professionnelle, l’avance est également appelée « à-valoir » et consiste en une somme versée par l’éditeur à l’auteur au moment de la signature du contrat d’édition. Cette somme est censée représenter une quantité de « droits d’auteurs » que l’écrivain touche avant la vente réelle du livre. Il ne touchera des revenus supplémentaires de droits d’auteurs que lorsque le nombre de livres vendus aura « épongé » cette somme. Chaque année, l’éditeur « rend les comptes » à l’auteur et il n’est pas rare que l’écrivain soit indiqué comme « débiteur » car le total des ventes n’aura pas recouvré la somme avancée. Dans un formidable retournement, l’écrivain devient donc endetté envers son éditeur. Or, Marx nous montre exactement le contraire ! Puisque l’avance sur droit arrive après coup, après rédaction du texte, c’est précisément l’éditeur qui est endetté envers le travailleur écrivain dont il projette d’acheter la force de travail. C’est toujours l’écrivain qui fait à l’éditeur l’avance de sa force de travail, et non l’inverse. Dans certains cas, bien sûr, l’avance sur droit est faite au lancement du « projet », mais ce décalage temporel n’invalide pas le reste. On voit donc que la forme même du « compte d’auteur » est un des nœuds du problème.

Comment une telle contradiction peut-elle exister ? La raison est simple. Le contrat d’édition tel que pratiqué ne reconnaît pas la force de travail de l’écrivain. Il ne le reconnaît pas comme travailleur. Le contrat d’édition paye l’écrivain à la pièce ; l’exemple le plus probant aujourd’hui de travail à la pièce étant bien sûr la course Delivuber. Par le contrat d’édition, l’auteur vend la jouissance de son travail achevé (déjà payé, puisqu’il faut bien manger pendant qu’on écrit ! ) à l’éditeur qui n’a comme responsabilité que d’en assurer la commercialisation et la promotion, domaines dont la mise en œuvre n’est que rarement précisée. Si cette commercialisation est infructueuse (pour toutes les raisons dont le rapport Racine fait bien le constat), la faute financière n’en revient jamais à l’éditeur, puisque l’écrivain reste administrativement débiteur de la contre-avance qui lui a été faite !

Un discours souvent entendu parmi les professionnel de l’édition peut se résumer ainsi : « On ne sait jamais vraiment pourquoi un livre se vend ! ». Au contraire, la raison de son échec est nettement formalisée lors de la reddition de comptes. L’écrivain débiteur en est rendu coupable formellement alors que la commercialisation n’entre pas dans ses attributions. Il est convenu par ailleurs que l’écrivain se rend disponible – lui, sa force de travail constitutive, etc. – pour assurer la promotion du livre produit. Le mouvement « Paye ton auteur » s’est insurgé contre la gratuité des interventions dans les événements publics (types Salon du Livre), exigeant leur paiement. Noble intention. Sauf que ce paiement est majoritairement versé en droits d’auteurs, tout comme le fameux à valoir. Qu’ont ces deux revenus en commun ? Ils ne reconnaissent pas la vente de la force de travail, ni la production de valeur du travailleur écrivain. Ne reconnaissant pas du travail, ils ne sont pas considérés comme du salaire !

Voilà la source de la non-qualité de l’écrivain comme travailleur. L’écrivain, comme tout travailleur, fait à l’entreprise de type capitaliste qui l’achète, l’avance de sa force de travail. Cette dette de l’acheteur de la force, qui espère en tirer une plus-value, s’explique par la nécessité de subsister pendant le travail, exactement de la même manière que chaque salarié fait l’avance à son employeur puisque son salaire est versé en fin de mois et non au début (contrairement au loyer et autres factures). L’emploi capitaliste achète à crédit la force de travail, et ce en toute impunité. Personne se rend dans un magasin pour acheter le gel hydroalcoolique cité plus haut en le payant plus tard. L’édition capitaliste achète donc également à crédit. Le droit d’auteur ne reconnaît pas un travail mais le droit patrimonial/matrimonial à jouir des fruits de l’exploitation de l’œuvre de son esprit. « Exploitation » : tout est dit. Masquée derrière lui, l’édition escamote la force de travail des travailleurs écrivains.

Il faut, pour changer le rapport de travail entre éditeur et écrivain, reconsidérer profondément le contrat d’édition afin que celui-ci ne sanctionne pas seulement une transaction commerciale capitaliste et inégalitaire mais forme au contraire une forme particulière du contrat de travail qui engage la responsabilité de l’employeur.

Ce rapport social fragilise donc l’écrivain comme tous les autres travailleurs. Ce travail effectif et concret ne doit plus disparaître derrière les revenus liés aux droits d’auteur. Le dicton dit simplement : « Tout travail mérite salaire. » Que vaut le travail des écrivains ? Du salaire. En tant que travailleurs, c’est un salaire reconnaissant leur force de travail que les écrivains doivent exiger. Je reviens une dernière fois à Marx. Pour lui, toute lutte cherchant à augmenter le prix de la marchandise travail (les salaires) est une lutte défensive et nécessaire. Exiger une augmentation des avances sur droit et des pourcentages est donc nécessaire. Cependant, même si le prix de M augmente, la plus-value de A’ échappe toujours à la circulation. Le capitalisme n’est pas ébranlé. Toute lutte offensive ne peut donc être que politique. Elle doit aspirer à remettre en question le rapport social (le capitalisme) dans lequel nous sommes saisis. Que l’écrivain s’affirme ouvertement comme travailleur et réclame un salaire est un premier pas.

1« La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. » Marx, Le Capital, Deuxième Section, Chapitre VI.