Longue route vers Utopie, chapitre 5

« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. »

Guy de Maupassant, Préface à Pierre et Jean

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? L’Utopie peut-elle prendre fin ?

La question de l’aboutissement pose nécessairement la question du commencement ; c’est à dire que « tout ce qui a un début a une fin », et inversement. Si l’Utopie peut cesser, alors serait-ce que ce n’était pas une Utopie du tout, mais simplement une marche, une étape dans le processus historique ? Si elle peut cesser d’exister par la force d’une chose aussi futile qu’une conclusion, alors peut-être n’était-ce pas une utopie du tout. Peut-être n’était-ce effectivement qu’un ici et maintenant particulier, enfin un là-bas qui serait ici.

Cet endroit que l’on s’est figuré pendant tout le temps de la lecture, pourtant, ne meurt pas quand nous refermons le livre. Nous emportons avec nous un peu de sa couleur, de son goût, de son langage. Nous emportons avec nous un changement ou, du moins, la possibilité du changement. La simple possibilité d’autre chose. Peut-être le mouvement utopique tient-il dans ce fait même : dans ce refus de s’achever. L’Utopie ne peut pas se satisfaire d’une fin. Elle résiste au dénouement car son cœur n’est un conflit dramatique ou une trajectoire tragique (bien qu’elle puisse contenir ces éléments) mais une question posée. Cette question, thématique, est celle de ce qui constitue une société et l’utopie, malgré les tentatives de lui en faire le reproche, ne la tranche jamais.

Le geste de Le Guin qui qualifie Les Dépossédés d’ambiguë n’est peut-être alors pas tant un bouleversement qu’un dévoilement : en vérité, toutes les utopies sont ambiguës, imparfaites. Ce qui les différencie des autres récits est peut-être seulement qu’elles ambitionnent de poser la question politique dans toute sa globalité plutôt qu’inscrire un récit dans des circonstances et dans des déterminations familières. Cette force est aussi leur plus grande fragilité. Leur volonté d’exhaustivité (ou de son apparence) appelle des questionnements précis. On leur pardonne moins facilement l’hésitation ou l’imprécision. On demande : « Mais, alors, comment font-iels pour faire telle ou telle chose ? D’où leur vient telle ou telle énergie ? Comment ces personnes résolvent-iels telle ou telle difficulté ? Le récit ne le dit pas ! ». Toutes les questions sont posées. Certaines sont résolues, d’autres non. Qui se confronte à l’utopie veut connaître toutes les réponses. Dans le cas contraire, c’est l’édifice entier qui risque la disqualification. Pourtant, c’est une tâche impossible.

L’ambiguïté en toute utopie se situe dans le simple fait d’oser imaginer, non pas des variations dramatiques autour de situations et structures connues (que ce soit par la déformation, l’amplification ou bien par l’exotisme) mais quelque chose d’entièrement différent et de meilleur. Les forces de reproductions du même sont si profondément ancrées en chacun.e de nous pour nous avoir prémuni contre de pareille tentatives. L’utopie est une construction dont, bien qu’on l’observe parfois avec délice et souvent avec fascination, on attend et on espère même l’effondrement sous son propre pois ; comme on élève des tours avec ce jeu pour enfant fait de languettes de bois toutes identique, le plus haut possible, pour le plaisir de les voir vaciller et, enfin, tomber. L’utopie, qui tient plus de la peinture d’un endroit étranger qu’une du récit d’une histoire, est condamnée à être un livre sur « tout ». Cette totalité est sa plus grande force, sa singularité, mais aussi sa faiblesse. L’utopie est tout à la fois condamnée à échouée et obstinée à poursuivre.

Guy de Maupassant déjà, l’écrivait : « Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. » Il réclamait pour le romancier le droit de choisir, et donc d’échouer dans cette visée holistique. Peut-être, sans le savoir, nous donnait-il une définition des obstacles qui se dressent devant l’utopie et devant les utopistes.

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? Le voyageur qui l’a quittée y revient ; celui qui la visite décide d’y rester. Shevek retourne sur Anarres. Le journaliste comprend qu’il désir rester à Ecotopia. Dimos choisit de vivre à Hron. Toutefois, il écrit et imprime son récit à destination des habitants de sa Borolie natale. Si l’utopie ne peut se soumettre aux frontières, aux conventions dramatiques qui façonnent les récits dominants, alors comment pourrait-elle se finir « bien », ou « mal » ou même offrir une de ces fameuses « fins ouvertes », ultime hantise du spectateur/lecteur/consommateur à qui l’on a promis une résolution. Il l’exige. Tout s’achève. L’Atlantide doit sombrer. Le grand fossé doit être comblé ou, au contraire, s’agrandir jusqu’à dissuader toute tentative de franchissement.

Pourtant, pour que vive l’Utopie, celle-ci ne peut pas se terminer. L’idée même de fin lui est contraire. Si l’utopie finissait, cela signifierait que tout ce qu’il y avait à dire a été dit, et cette idée est sans doute l’idée la plus contre-utopique qui existe. L’utopie, sans cesse, appelle l’ailleurs, le dehors, l’autrement, le plus tard ou le bouleversé. Alors quoi ? Pas de fin, non, mais uniquement au sens de résolution. Le désir et la volonté, eux, restent inchangés : imaginer, toujours, ce qui pourrait être autrement. Si l’utopie venait à se conclure, cela voudrait dire qu’il ne reste que le réel et celui-ci, comme chacun.e sait, est insupportable.

L’utopie est infinie car, sans elle, nous resterions à jamais prisonniers d’Omelas, conscients des souffrances de l’enfant mais incapables de partir, condamnés à une félicité fallacieuse qui nous rongerait à jamais. Or, on le sait, l’Utopie est l’affaire de celles et de ceux qui partent d’Omelas mais n’oublient jamais la vérité de l’endroit dont ils sont partis.

Longue route vers Utopie, Chapitre 4

« Les gens heureux n’ont pas d’histoires. » disent-ils.

Pourquoi les gens heureux n’auraient-ils pas d’histoire ? Ne leur arriverait-il rien du tout ou bien les évènements dont ils seraient les protagonistes ne mériteraient-ils pas d’être racontés ?

Quelle vision du bonheur cet aphorisme (attribué à Tolstoï dans Anna Karenine) nous donne-t-elle ? Celle d’un état stable, voire permanent. Le bonheur serait une finitude, voire une complétude. Tout est accompli, tout est réglé. Les conflits sont réglés, les difficultés aplanies. Le conte de fée nous donne la vision parfaite de cette conception du bonheur dans sa traditionnelle phrase finale : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Le reste ne mériterait pas d’être raconté. De Cendrillon, entre vingt et trente ans, il n’y aurait rien à dire, rien à raconter. Elle passe en un refrain de jeune femme heureuse à la plus triste des mamans.

Car voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur est une destination. C’est un objectif. Sa recherche est un grand motif narratif : à la recherche du bonheur, comme d’autres du temps perdu. À l’autre extrémité du schéma narratif canonique, c’est une tranquillité destinée à être bouleversée, « perturbée » par un évènement. Pour que vive le récit, que le bonheur disparaisse. Que soit mis à mort le bonheur ! Longue vie à la reine histoire ! D’ailleurs, ne dit-on pas d’une personne qui pose problème qu’iel « fait des histoires » ? Devant une situation problématique, on s’écriera – c’est le sens commun – « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? ». Sans dérangement, pas d’histoire. Pas de mise en marche du récit sans cela.

Non, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Mais qu’est-ce que c’est, au fond que le bonheur ? Il est, comme son nom l’indique, de bon augure1, un bon présage mais aussi une circonstance fortuite favorable. Le bonheur tiendrait du hasard, de la contingence ou de la providence tout autant que son contraire, le malheur.

Le bonheur, durable, serait opposé au simple plaisir passager. Il s’agit pour Épicure de l’ataraxie, l’absence de troubles et le repos de l’âme. Est heureux celui qui ne se laisse aller à aucun désir ou plaisir superflu et qu’aucune mauvaise circonstance ne vient déranger. En ces termes, le bonheur n’est pas une présence. Ce n’est pas tant un sentiment positif qu’une absence de sentiments négatifs.

Mais, nous dit Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette ataraxie, ce bonheur statique n’existe pas car il est perpétuellement dérangé par la nécessité du mouvement, de l’action. Les êtres humains s’agitent, s’activent car – pour Pascal – telle est leur nature, pour leur malheur. L’impossibilité du bonheur est un mauvais sort jeté à l’humanité en paiement de son péché. Il ne reste qu’à parier sur une transcendance meilleure, vers un éden supérieur. Qui voudrait après tout, voudrait lire celle d’une personne parfaitement en repos dans une chambre ?

Bien sûr, alors, que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur promis par la religion séculaire capitaliste n’est plus un absolu ou une transcendance. Le capitaliste est matérialiste : le bonheur est avant tout une affaire d’objets, de biens et de services. Le bonheur n’est plus qu’une affaire d’individus, ou au contraire de « dividus », pour toujours séparé des autres humains et non-humains. Seul, le consommateur ne peut être heureux que dans une consommation toujours recommencée. S’il est dans la « nature » de l’homme d’exercer sa puissance, alors la religion capitaliste oriente cette force vers la seule consommation. Au XXe siècle, la religion fasciste promettait la transcendance par la race ; celle du « socialisme réel » le bonheur juste à portée de main, après encore un dernier effort. Plus rien de tout cela. Le capitalisme n’arrête pas l’histoire mais il arrête le temps. Le bonheur est un éternel ici et maintenant, un dévoreur de tout. Rien d’étonnant à ce qu’elle se soit trouvé un nouvel avatar dans la pratique de la méditation, du recentrement. Tout à la fois, la religion capitaliste nous dit « sois en repos, ta chambre est bien fournie » et elle nous pique les côtes régulièrement pour nous empêcher de dormir. Grande conteuse, spécialiste de la pantomime et des jeux de masques, elle nous souffle sans cesse : « Voici une histoire de plus, d’aspect suffisamment différent pour tromper tes sens et ta raison. »

Car, voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Quelle terrible histoire en effet que celle du bonheur réel, matériel ! Qui voudrait lire le récit de la vie d’hommes et de femmes libéré des chaînes de la religion, des gens que l’aiguillon de la faim ne pique plus et qui travaillent librement ? Qui voudrait se plonger dans les actes et les pensées de celles et ceux qui ne vivent plus dans le déchirement de l’instant, du temps fragmenté, celles et ceux dont la psyché n’est plus déchirée entre le dedans et le dehors, le travail et le loisir, l’amitié et l’amour, l’humain et le non-humain ? Comment pourrait-on s’intéresser à ces vies là, heureuses non pas car elles sont dénuées de peines ou de plaisirs, mais parce qu’elles les font entièrement leurs, parce qu’elles les accueillent résolument mais sans stoïcisme ? Qui suivrait le voyage de celle qui part de chez elle, non pas pour trouver un monde meilleur que celui qu’elle laisse derrière elle mais, justement, car elle ne peut rester en repos dans sa chambre ! Et quelle chance que cette incapacité à l’immobilité !

C’est qu’il y a tant à voir, tant à faire, tant à raconter encore !

Mais non, secouons la tête tous ensemble.

Chacun sait que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

1De « augurum » en latin : l’interprète des présages.

Longue route vers utopie : Chapitre 3

« À proprement parler, l’Utopie n’est pas un genre en elle-même, mais plutôt le sous-genre sociopolitique de la Science-Fiction »

Cette citation de Darko Suvin (in Metamorphoses of Science Fiction, 1979), que Fredric Jameson met en exergue de son essai à propos de la trilogie Mars de K. S. Robinson pose plusieurs questions. Même en admettant que la science-fiction1 soit un « genre » en elle-même (soit, selon Todorov « « la codification historiquement attestée de propriétés discursives »), ce qui n’est pas certain (hors d’un usage courant du mot), l’Utopie en serait selon Suvin une sous-catégorie, une fraction. La caractéristique singulière, séparatrice, de ce « sous-genre », codification dans la codification donc, énonciation particulière au sens d’une énonciation particulière, serait son caractère « sociopolitique ». Le « genre utopie » serait donc, parmi les œuvres de science-fiction, celles qui traitent des structures sociales et politiques, de l’organisation des sociétés et du pouvoir, de la vie des groupes humains.

On voit donc tout de suite ce que cette définition, certes lapidaire et sortie de son contexte a de problématique. Elle semble à la fois trop générale et trop spécifique : trop générale car quelle œuvre de fiction ne traite pas de faits sociaux et d’organisation politique ? ; trop spécifique car limitant l’utopie à un sous-groupe dans un corpus lui-même restreint. L’Utopie serait donc une littérature minoritaire au sein de la minorité.

Prenons l’exemple du roman de Robert Heinlein Révolte sur la Lune, qui met en scène la révolution des colons sélénites et leur émancipation de la Terre. C’est à n’en pas douter un roman socio-politique qui interroge la constitution d’une société, sa définition et son organisation politique. Cependant, je ne l’ai jamais vu qualifier d’« utopique ». Pourquoi ? Ma tentative de réponse serait dans le caractère sinon réactionnaire, au moins conservateur et libertarien de l’idéologie sociopolitique déployée par Heinlein. Cela tient sans doute aux similarités affichées entre son récit et la révolution américaine, fondée sur l’idée de liberté d’entreprise et de possession. Peu à voir à première vue avec, mettons, Les Dépossédés (qui raconte pourtant une histoire semblable).

Pourtant, la révolte des colonies américaines avaient quelque chose d’utopique, tout comme le roman d’Heinlein : il s’agit de faire advenir une société nouvelle. Un peu de la même façon, toutes proportions gardées, l’historien Johan Chapoutot montre le caractère lui-aussi utopique de l’idéologie nationale socialiste2. L’idéologie nazie a ceci de séduisant qu’elle est positive : elle fait la promesse d’un monde nouveau, un monde plus « naturel », un équilibre rétabli. La difficulté qu’il me semble toucher du doigt est la suivante : « utopie », avec son étymologie contestée et ses usages contradictoires, est un mot qui semble pouvoir contenir n’importe quelle idéologie. On peut penser ici à la citation fameuse de China Miéville : « Nous vivons dans une utopie : ce n’est juste pas la nôtre. »3.

Dans son ouvrage, Utopie et Socialisme, Martin Buber retraçait en 1950 l’itinéraire du « socialisme utopique » et n’oubliait pas de rappelait toutes les connotations négatives que le terme au cours des deux derniers siècles. « Utopiste » est une insulte, autrement dire « inconséquent », « doux rêveur ». Face à cette « rêverie » se place la rationalité brutale et auto-justificatrice du capitalisme libéral puis néo-libéral : le bon sens des choses qui existent pour et par elles-mêmes, car comment pourrait-il en être autrement ? Mais Buber ne s’en tient pas là et il réfute l’accusation de décrochage du monde en revenant à la notion de topos, ou lieu.

« Le socialisme utopique, écrit-il4, peut-être qualifié en un sens de topique : il n’est pas « sans lieu », mais il cherche à se réaliser selon les cas en des lieux et dans des conditions données, donc justement « ici et maintenant » dans la mesure du possible. »

L’utopie socialiste n’est donc pas un rêve. Il ne s’agit pas de la construction de « songes-creux » mais au contraire une tentative, toujours renouvelée de réalisation matérielle. L’utopie dépend, pour employer un terme marxiste et même léniniste, de ses conditions matérielles et de la réunion de celles-ci. Une véritable utopie socialiste, contrairement aux utopies néo-libérales ou nazies, ne sont pas des simulacres baudrillardiens, des plans tout prêts à appliquer sur un réel qu’il faut dominer (géographiquement, biologiquement, économiquement). Une utopie socialiste (je maintiens ici le terme de socialiste utilisé par Buber même si « communisme » me paraît plus pertinent pour des raisons déjà développée ici) est une construction matérialiste.

Buber continue : « Mais la réalisation locale n’est jamais pour lui [le socialisme utopique/topique] […] autre chose qu’un point de départ, un « commencement », quelque chose qui doit être là pour que la réalisation s’y cristallise, pour qu’elle conquière sa liberté et son autorité, pour que la nouvelle société se construise à partir de cette réalité, à partir de toutes ses cellules et de celles qui naissent à son image ». Buber montre ici l’ambition non pas isolationniste de l’utopie socialiste (île, camp dans la forêt, robinsonnade, ZAD) mais au contraire totalisante. L’utopie veut s’étendre matériellement à la totalité du monde. Pour autant, ces isolats ne sont pas sans valeur : tous les camps, toutes les ZAD, toutes les communautés sont une réalité à partir de laquelle l’utopie se construit, des modèles concrets, et, plus encore, les « cellules » de cette société nouvelle et vivante.

L’utopie si elle est matérialiste (au sens : l’étude des conditions matérielles, aussi objectives que possible, étants donnés les apports de la sociologie) n’est donc pas une construction monolithique, une cité sur la Lune. Fruit de l’activité humaine, elle porte en elle-même ses contradictions, ses contestations quand bien même elle serait désirable et bonne pour les êtres qui l’habitent. Le roman utopique doit donc faire la part de la dissension, non pas venue de l’extérieur, d’une nation ennemie cherchant à la déstabiliser, mais une dissension intérieure, d’ordre psychologique comme matériel. Tout comme il faut, dans ce paysage communiste, faire une place aux camps et aux ZAD sur, à partir et contre lesquelles l’utopie s’est construite, il faut oser poser les questions douloureuses.

Si, dans The Matrix, le traître Cypher se demande si l’on peut être heureux dans la Matrice (dans le mal, dans le mensonge, dans l’illusion), le roman utopique doit inverser cette question : peut-on être malheureux dans l’utopie ? Ce mal-être, quelle forme prend-il et comment la société utopique peut-être y répondre ? Poussons la question encore plus loin : si Cypher peut chercher à retrouver le mensonge dans lequel il est né et a été élevé, un.e utopien.ne peut-il.elle chercher à quitter son pays natal ?

Si oui, quelles en sont les raisons ?

1 Cauchemar définitoire : qu’est-ce que la science-fiction ?

Je vois trois définitions possibles, toutes les trois insatisfaisantes.

1. La science-fiction est une fiction qui met en scène la science et des scientifiques.

Ex : trilogie de Mars, le personnage de Saxifrage Russel – questionnement du scientifique comme héros.

2. La science-fiction est une fiction qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, actuelles et plus particulièrement prospectives. Importance de la technique : subdivision particulière, la hard-science, la SF avec de la « vraie » science, de la science pas facile dedans.

Elle s’appuie sur le principe de vraisemblance.

Exemples innombrables.

3. La science fiction est une fiction écrite de manière scientifique, qui s’appuie sur la méthode scientifique.

Difficulté : à ce compte-là, les Rougon-Macquart est une série de science-fiction. Qui plus est, Le Docteur Pascal remplit les trois conditions.

2Dans La loi du Sang, Penser et Agir en Nazi, Gallimard, 2014

3https://conversations.e-flux.com/t/china-mieville-we-live-in-a-utopia-it-just-isn-t-ours/7537

4Socialisme et Utopie, Martin Buber, L’échappée, 2016

Longue route vers Utopie, chapitre 2

Dans Qu’est-ce que l’écosocialisme ? (éd. Le temps des cerises, 2020) Michael Lowy définit l’écosocialisme comme non seulement « l’appropriation collective des moyens de production » mais également par l’acte de « transformer radicalement les forces productives elles-mêmes » en « changeant leurs sources d’énergies », « réduisant la consommation globale d’énergie », « en supprimant les activités inutiles (…) et nuisibles » et « en mettant un terme à l’obsolescence programmée ».

Pour Lowy, l’écosocialisme n’est pas seulement « une modification des formes de propriété » mais « un changement de civilisation ».

L’utopie doit donc non seulement mettre en question les structures économiques mais également leurs orientations. Il ne s’agit pas seulement de « produire autrement » mais en de « produire autre ». Le monde hors du capitalisme doit rester capable de produire suffisamment de biens qui soient réellement des « biens » et non des « maux dissimulés ».

Dans Figures du communisme, (éd. La Fabrique, 2021), Frédéric Lordon fait également le constat de la nécessité de la division du travail. Il propose néanmoins quelques principes, quelques « impératifs directeurs d’une autre organisation sociale » : premièrement le statut des individus « convoqués en égaux » et la suppression des « rapports de subordination hiérarchiques qui les maltraitent », deuxièmement la nécessité pour le corps social de « relever chacun de l’inquiétude de sa subsistance », troisièmement la caractérisation « a priori ennemie de la nature » de la production humaine, subordonnée donc un impact minimum.

La société utopique doit donc être garante du « bien vivre » dans ses aspects psychologiques et physiques (fin de l’emploi subordonnant, « garantie économique générale » ou « salaire à vie ») mais aussi des conditions matérielles de cette vie en tant que durable dans l’environnement.

Reprenant à son compte la proposition de Bernard Friot, Lordon soutient également que, libérés des contraintes de l’emploi capitalistes, les individus ne se livreront pas à la paresse (quoique, pourquoi pas ?) mais au contraire « les gens feront des choses ».

La société utopique sera donc active, extrêmement active. La division de la production matérielle ne disparaîtra pas et une part même « restera contrainte ». Cependant, l’utopie fait le pari que, travaillant hors le capital, on travaille mieux.

Lowy et Lordon pointent parmi les activités « inutiles » la publicité. L’un dénonce le gaspillage matériel (en ressources et en force de travail), l’autre son arraisonnement du désir. Selon Lordon « l’erreur publicitaire (…) c’est d’avoir pris le désir de marchandise pour le désir tout court ».

Libéré des orientations mortifères du capitalisme publicitaire (voire de son expression extrême, le « stade pornographique du capitalisme » dont parle Patrick Marcolini dans Divertir pour dominer 2, éd. L’échappée, 2019), quel sera le désir en utopie ? Quelle place tiendront les objets, les biens de consommation dans une société qui ne sera plus celle de la consommation ? Quel sera le désir sexuel ? Quel sera l’érotisme libéré de l’influence, consciente ou non de la pornographie ?

Silvia Federici écrivait « Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail impayé ». Si le capitalisme est, comme elle l’écrit, « patriarcal » (en tout cas dans ses formes historiques et présentes ; l’hypothèse d’un féminisme capitaliste n’est pas incompréhensible), comment définir l’amour hors le capital ? Comment aimera-t-on en utopie ? Si le travail ménager et le travail de soin (« care labor) ne sont plus considérés comme des sous activités, s’ils ne sont plus hors le travail ni une extension du patronage capitaliste (voire Le capitalisme patriarcal, Federici, éd. La Fabrique), comment s’organiseraient-ils ?

Si la famille nucléaire, construite sur le modèle aristocratique puis bourgeois, a pour visée la « reproduction » (au sens bourdieusien) et la perpétuation du capital, cette famille (avec ses rôles genrés, sa position autarcique face au monde) peut-elle encore exister ? Si l’amour n’est plus le voile posé sur (encore une fois) la nécessité de subsistance ou l’intérêt économique, qu’est-ce que c’est ?

Comment aime-t-on en utopie ?

Si, comme le propose Ursula Le Guin dans « Le fourre-tout de la fiction… » (dans Danser au bord du monde, éd. l’éclat, trad. Hélène Collon, 2020), le roman ne contient pas de « héros » mais « des gens », quels sont les gens contenus dans le roman utopique ? Quels sont leurs rêves, leurs aspirations ?

Si l’on admet la définition de l’intrigue donnée par E. M Forster (et reproduite par Le Guin dans « Quelques questions sur la narration », ibid.) à savoir « un récit d’évènements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité », quelles intrigues se nouent en utopie ?Quelles causes (raisons ou idéologies) entraînent quels effets (matériels, psychologiques) ? Quels sont les conflits qui les animent ? Car l’utopie n’est pas le règne de l’apaisement éternel. La société utopique n’est pas dénue de conflits. Seulement ces conflits ne reposent plus sur la question propriétaire. Nombre de ressorts narratifs font alors défaut : la rivalité, le vol, le meurtre. D’autres se meuvent alors pour prendre la place libérée : l’émulation, le partage, la vie.

Pouvoir créer est-il un privilège ?

Dans une interview parue 02 avril dernier dans la revue Livres Hebdo, Alain Damasio, questionné à propos de ses relations aux « difficultés rencontrées par des auteurs », donnait la réponse suivante :

« Je ne me sens pas touché en raison du corporatisme que cela représente. D’abord, il y a tellement d’autres secteurs dans la merde et qu’il faut mieux aider. En second, je pense que nous produisons trop. Certains écrivent sans avoir la nécessité vitale de le faire. À un moment donné, même si on est très brillant, on ne se renouvelle pas assez. Je n’ai pas envie de défendre tout ça, ce n’est pas prioritaire. Pouvoir créer est un privilège. »

Cette réponse n’a pas manqué de faire largement réagir sur les réseaux sociaux et tout particulièrement chez les auteurs et autrices de fiction. En effet, ce paragraphe est problématique à plusieurs égards.

La dernière phrase interroge tout particulièrement. Que veut-dire Alain Damasio quand il conclue « Pouvoir créer est un privilège » ? On serait fondé de croire à sa bonne foi : l’auteur des Furtifs se sentirait privilégié de « pouvoir créer ». Il l’est sans le moindre doute. Si l’on entend « privilège » (« avantage (…) dont on jouit à l’exclusion des autres » donne le Littré) dans son sens économique, il est certain que les chiffres de vente de ses ouvrages parus lui assurent une rente régulière et importante. Son privilège est donc tout d’abord un capital économique, mais il prend également une forme symbolique. Alain Damasio passe aux yeux de la presse pour une sommité, une référence, bref, un expert. La moindre de ses interventions, la plus maigre parution est largement promue et commentée. Alain Damasio a donc le privilège d’une voix : il parle, on l’écoute ; il écrit, on le lit. Ces capitaux symboliques et économiques lui assurent donc de « pouvoir créer ». Il est en capacité de créer : les conditions matérielles en sont réunies. Encore une fois, c’est son capital économique qui le lui permet. Alain Damasio est l’un des très rares auteurs en France à « vivre de sa plume », bien qu’on lui connaisse d’autres activités professionnelles (dans le jeu-vidéo notamment). Il a le « pouvoir », il est puissant, d’autant plus qu’il cultive autant la rareté que le radicalisme formel.

Jusque-là, rien que de très enviable. Voici un auteur dont le « talent » (le « pouvoir créer ») a atteint le point d’auto-reproduction. Il ne paraît pas contraint de pourvoir à sa survie matérielle par une autre activité, comme l’immense majorité des auteurs. On pourrait traiter ses critiques de jaloux, avec peut-être quelque vérité. Quel auteur vivant ne le serait pas ?

Le problème est tout d’abord que, dans la précipitation lapidaire de sa formule, Alain Damasio donne un sens trop limité à l’action de « créer ». Celle-ci, au contraire de recouvrir la plus grande partie des activités humaines – créer une chaise, créer à manger, créer de la propreté… –, se limite à la création artistique et plus particulièrement littéraire et musicale dans son cas. Ce faisant, Alain Damasio perpétue l’image d’un artiste « hors du monde ». L’auteur qui peut créer serait donc privilégié car il est différent. Il possède une qualité, voire une essence qui le place à part du commun. Alain Damasio naturalise cette caractéristique de l’artiste car il lui donne le nom de « nécessité vitale ». Le privilège de la création serait donc réservé nécessairement à celles et ceux dont la vie en dépend, que quelque force surnaturelle pousse vers une création nécessaire. Implicitement, Alain Damasio s’inclut donc parmi ces rares élus. « Certains » en manquent et c’est d’eux que vient le problème.

Il trace ainsi une double fracture, économique et naturelle, entre lui et les autres (qu’ils soient auteurs ou bien ouvriers : des « tâcherons »). Il pointe – justement – la surproduction de l’édition en France et on ne saurait l’en taxer : un roman tous les quinze ans, hors quelques recueils et nouvelles ici et là, on ne peut pas dire qu’il déforeste à tour de bras (quoiqu’il paraisse s’inclure dans le « nous »). Il met donc les autres auteurs face à la contradiction de l’art et du marché, s’en retirant, la considérant résolue pour lui-même, oubliant peut-être que si tant d’auteurs « surproduisent », c’est justement par « nécessité vitale », c’est à dire pour manger (tandis que d’autres font autre chose « à côté »).

C’est que, lorsqu’il parle de « nécessité vitale », Alain Damasio n’évoque pas une réalité matérielle, concrète, celle des besoins de la reproduction matérielle dont on a vu qu’il est extrait. Il se place au contraire dans le champ de la morale. Créer serait pour lui un impératif moral, ce qu’il n’est pas pour d’autres, les responsables de la surproduction. Son capital symbolique lui assure une légitimation. Il est digne d’écrire, pardon, de « créer » : le voici démiurge. Le journaliste l’interroge sur les auteurs revendiquant justement cette « nécessité vitale » (« Nous voulons être payés pour notre travail », « nous crevons la dalle », etc.) ; il répond en fustigeant leur « corporatisme ». Le terme étonne de la part d’un homme se revendiquant de « gauche » : on l’attendrait plutôt dans la bouche d’un contempteur du mouvement syndical. Alain Damasio se place donc « hors de la mêlée » et il a raison : il n’y est pas, il s’en tient d’ailleurs habilement à distance.

À l’occasion donnée de se placer du côté de son propre travail , il préfère jouer un rôle moralisateur. Mais qu’ont donc tous ces gens à se plaindre, alors « qu’il y a tellement d’autres secteurs dans la merde » ? Ici, l’auteur de la Horde du Contrevent semble se rendre coupable, au mieux d’étroitesse de vue, au pire de mépris. En quoi les auteurs seraient-ils hors de l’ordre de la production ? Il n’en appelle d’ailleurs jamais à une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, mais à la bonne vieille charité libérale face à « des secteurs qu’il faut aider ». L’évocation d’un « brillant » indéfini qui ne se renouvelle pas semble évoquer une masse stagnante : la masse des auteurs, donc, corporation coupable de son propre manque de renouvellement, responsable de son sort, indéfendable (« Je n’ai pas envie de défendre ça » – c’est moi qui souligne).

Alain Damasio, dans cette intervention, paraît donc considérer son travail comme essentiellement différent de celui de la majorité des autres auteurs, comme de tous les autres travailleurs. Ce faisant, il personnalise, incarne (involontairement, on le souhaite, à défaut de l’espérer vraiment) le mythe libéral du créateur mystique, hors des choses matérielles de ce monde, rentier que pousse une inspiration mystique.

Alors, pouvoir créer est-il un privilège ? Les auteurs légitimes sont-ils des êtres essentiellement différents des autres êtres humains ? Cette position, en tout cas, semble bien peu compatible avec les valeurs humanistes qu’Alain Damasio se targue de représenter.

En le lisant le prétendre, on est tenté de songer au thème de son roman le plus célèbre : du vent, du vent, du vent…

Comment ne pas écrire un roman

Le premier conseil que je donnerais à toute personne souhaitant de ne pas écrire un roman est de lire, de lire beaucoup, de lire énormément. La fréquentation de romans réussis, voire de chefs-d’œuvre, qu’ils soient contemporains ou issus du patrimoine, est précieuse au non-écrivain. En effet, lire une bonne histoire dissuade à coup sûr de se risquer à en écrire soi-même une mauvaise. La lecture est donc essentielle pour ne pas écrire.

Afin de ne pas écrire un roman avec succès, il est également souhaitable de se livrer à une multitude d’activités, allant des travaux ménagers, au bricolage et aux loisirs créatifs, sans oublier de pratiquer une activité sportive régulière, de cuisiner équilibré, local et de saison, de prendre soin de ses proches, de ses animaux de compagnie ainsi que de ménager de bons rapports de voisinage. Le non-écrivain doit prendre soin de ne pas gâcher la moindre minute de temps libre. Ainsi, il ne sera jamais tenté de s’asseoir devant son carnet ou son ordinateur pour écrire.

Cependant, le non-écrivain devra – et c’est parfois le plus difficile ! – se ménager du temps pour ne rien faire du tout. Assis dans son jardin ou écroulé sur son canapé, il pourra ainsi méditer à ce livre qu’il n’écrit pas. Il saura laisser venir à lui toutes les impressions, les idées, les retournements dramatiques constituant cette œuvre qu’il n’écrira pas. La contemplation et la méditation sont donc de précieux outils pour ne pas écrire car elles permettent de sentir par avance combien toute tentative d’écriture est vouée à l’échec.

Pour ne pas écrire son roman, on prendra soin de ne rien regarder, de ne rien observer ni rien écouter ; bref, il faut s’appliquer à ne prêter aucune attention au monde qui nous entoure. Le non-écrivain saura se préserver de l’influence délétère de l’altérité et éviter toute découverte de nature à perturber ou, pire, à modifier durablement son délicat équilibre émotionnel et psychologique. Le non-écrivain est un être singulier et se doit en conséquence d’être considéré comme unique et précieux. Prendre à son compte un point de vue étranger le mènerait inévitablement à la fiction.

De nombreux ouvrages ont permis de soulever la distinction très fine entre deux profils de non-écrivains. Les « jardiniers », d’une part, cultive leur non-écriture sans la prévoir, découvrant chaque jour leur inaction littéraire. Les « architectes », au contraire, prévoient méthodiquement souvent à l’aide de nombreux outils, matériels ou logiciels, la manière précise dont ils ne vont pas écrire. Bien sûr, ces deux figures sont fictionnels : nul non-écrivain ne peut se concevoir comme entièrement « jardinier » ou pleinement « architecte ». Il revient à chacun de se placer sur ce spectre et d’en tirer les conclusions adaptées à sa propre non-pratique.

Enfin, et il s’agit peut-être de la chose la plus importante, celle ou celui qui veut se risquer à ne pas écrire un roman doit chercher à fréquenter d’autres non-écrivains. Il n’existe en effet pas deux non-écrivains identiques et les échanges entre entre pairs ne manqueront jamais de se montrer fructueux. Le non-écrivain ne doit pas hésiter à ne pas lire les livres que ses camarades, collègues et mêmes amis n’ont pas écrits. Ceux-ci, par l’éclat de leur échec, sauront l’aiguiller mieux que bien des paroles ou des manuels vers son propre non-accomplissement littéraire.

En appliquant méthodiquement ces préceptes, le non-écrivain mettrait en place les conditions propices à la non-écriture de son roman. Ces modestes conseils sauraient le préserver de cette dramatique erreur, : commencer à écrire.

Scrivere humanum est sed persevare diabolicum.

Que vaut le travail des auteur·ices ?

Le rapport Racine est arrivé et reparti : vite annoncé, vite oublié. La contre-réforme de la gestion des retraites a fait ressortir, entre autres, le spectre de la bonne vieille « valeur travail » sous la forme du « mérite ». Ce mérite se cristallise autour dee ce fameux « point » dont personne ne connaît justement la « valeur. » Aussitôt dit, aussitôt fait, aussitôt quarante-neuf droite. Dans le milieu de l’édition, le petit scandale de l’Agessa et consorts fait son chemin, causant ça et là des vaguelettes. Des voix s’élèvent toujours pour réclamer la définition d’un statut particulier de l’auteur (j’utiliserai ici le terme « écrivain » comme métonymie de toute activité artistique) dans le régime de Sécurité Sociale et aussi dans cet impénétrable « système universel. » L’intention, au moins, est louable.

Cependant, je m’interroge. La position de l’écrivain dans l’ordre de la production économique est-elle justement si originale, si singulière ? Qu’y-a-t-il de tellement particulier dans son travail et dans la valeur que celui-ci produit ? L’écrivain, décrit comme travailleur « indépendant » par excellence, est-il réellement différent des autres ? En somme, la question que je me pose est la suivante : « Quelle est la valeur du travail de l’écrivain ? »

Pour être tout à fait clair, je dois en premier lieu préciser l’acception du terme « valeur » que j’utiliserai ici. Dans un précédent article, je faisais à la suite de Bernard Friot la distinction entre « valeur d’usage » et « valeur économique ». C’est de cette dernière dont je vais parler aujourd’hui. Il ne sera donc pas question du contenu des œuvres, de leur genre, ni même de leur qualité. Ces catégories-ci seraient plus logiquement rangées dans la « valeur d’usage » : ce livre est-il bon ? Me fait-il éprouver du plaisir esthétique ? M’instruit-il ? etc. On verra que cette « utilité sociale » est totalement indifférente à l’ordre de la production. Voilà pour la valeur, à comprendre donc comme « valeur économique » et ce qui la représente le plus couramment, à savoir la monnaie. En bref, je parlerai d’argent.

Au travail, maintenant. Entendons le terme « travail » comme activité productive. Le travail est l’acte de produire quelque chose. Je pars du principe que l’écrivain est bel et bien un travailleur, un producteur de valeur au même titre que, par exemple, un mécanicien. L’activité de l’écrivain, d’une manière ou d’une autre, fera apparaître de l’argent nouveau.

Une fois ces définitions posées, je dois avant de continuer faire un pas en arrière. Pour tenter de résoudre clairement la question du travail des écrivains (et celle, fort liée, de leur position sociale dans l’ordre de la production), je dois revenir à ce que Marx appelle dans Le Capital la « formule générale du capital ». Cette formule est la suivante. Pour qu’il y ait création d’un capital, et non simple circulation de marchandises et d’argent de valeur égale, un « reflux » d’argent doit avoir lieu vers sa source. En somme, l’argent doit devenir de l’argent. Le capital, c’est acheter pour vendre ensuite. Marx résume ce fonctionnement ainsi : A-M-A, soit Argent-Marchandise-Argent. Ou plutôt : A-M-A’. En effet, il n’y a création de capital que si la quantité d’argent qui revient est supérieure à celle qui part. Ainsi : A’ > A. Mettons que j’achète pour cent euros de gel hydroalcoolique. Si je le revends au même prix, nul capital. Par contre, il suffit que je le revende cent-dix euros et nous y sommes. J’aurais effectué une « plus-value » dont l’accumulation constitue le capital.

Durant les cours de Technologie que j’ai reçus au collège, cette « plus-value » m’avait été désignée comme un « bénéfice » : un gain, un profit. Du latin « beneficus », un bénéfice est littéralement un « bienfait. » On comprend donc que la réalisation de cette plus-value est l’objectif de toute organisation capitaliste et présenté systématiquement comme quelque chose de positif.

Où se situe l’écrivain dans cette formule ? Occupé à rédiger un roman ou un essai, le travailleur écrivain ne joue pas le rôle du « possesseur d’argent ». Admettons qu’il ait en sa possession un manuscrit achevé (je reviendrai sur les conditions de production du-dit manuscrit), il ne le mettra en échange que par la formule inverse : M-A-M’. M (la marchandise) est ici le manuscrit. A est la somme d’argent que l’écrivain cherche à obtenir en échange du manuscrit. M’ représente l’ensemble des autres marchandises que l’argent obtenu lui permettra de se procurer. La position de l’écrivain n’est donc pas ici capitaliste en ce qu’il n’y a pas reflux d’argent. Le rapport est inversé. La monnaie valeur ne joue ici qu’un rôle de médiateur entre deux marchandises. Elle n’existe virtuellement pas. Lorsque l’écrivain vend son livre, il réalise en vérité un troc.

Revenons à la formule générale de Marx. Tentons de l’appliquer à la tant discutée chaîne du livre. Où l’écrivain se situe-t-il en elle ? À première vue, au milieu.

On aurait donc : A Argent – MA Manuscrit – A’ Argent. Si l’on se place dans un contexte d’édition classique (dit « à compte d’éditeur »), il faudrait la réécrire comme ceci : À-valoir ou Avance – Livre – Chiffre d’affaire contenant une plus-value. Lors de la signature du contrat d’édition, une avance sur droits est versée à l’auteur. Cela, ajouté aux frais intermédiaires (impression, promotion qui ne regardent que de loin, en principe, le travailleur écrivain car ne relevant pas de sa compétence dans l’échange) constitue la somme d’argent nécessaire à l’achat, à la matérialisation de l’objet livre dont le commerce permettra le retour de l’argent « investi » avec en toute logique une plus-value. Je ne ferai pas l’erreur d’oublier que la personne morale que l’on nomme « l’éditeur » n’est pas seule en échange face à l’auteur. Je simplifie volontairement et demande, pour le bien de la démonstration, qu’on accepte d’y inclure la distribution-diffusion, les librairies et autres acteurs commerciaux du livre. Eux-même sont d’ailleurs saisis dans d’autres transactions A-M-A’.

Le problème de cette formule est le suivant. Tout comme la formule M-A-M amène la disparition du A Argent et peut se résumer en troc (M contre M), la formule A-M-A’ conduit également. à l’effacement de la marchandise. Comme la visée du mouvement capitaliste est l’accumulation de la plus-calue, on peut dire que l’argent appelle l’argent : A-A’. C’est ce que l’on nomme poliment de la « finance ». La marchandise, sa nature et ses qualités, n’ont aucune espèce d’importance. Peu importe quel livre est vendu, pourvu qu’il soit vendu et qu’on en tire une plus-value. Voilà une explication probable de la surproduction de l’édition francophone.

D’autant que, comme le montre Marx dans la Deuxième Section, Chapitre VI du Capital, ce n’est pas n’importe quelle marchandise qui est représentée par le M et dont la revente aboutit à la constitution de la plus-value. En vérité ce n’est pas un livre, ni même le texte d’un livre ou l’idée d’un livre que l’éditeur achète au travailleur-écrivain. Ce que l’éditeur achète c’est la force de travail de l’écrivain. Cette force de travail, Marx la définit comme suit. Il s’agit de « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme [ndA : ou d’une femme, évidemment] ». Ce que l’éditeur pris dans le rapport de production capitaliste achète n’est pas le résultat du travail de l’écrivain, mais sa capacité à écrire. Voilà ce que c’est pour un écrivain que revendiquer le terme de travailleur. C’est dire : « Je ne vends pas le fruit de mon effort, mais mon effort lui-même. » Le livre n’est que la conséquence de la force de travail de l’écrivain1. Acheter le travail d’un écrivain, c’est donc acheter son travail potentiel. Cette idée est nettement contraire au mouvement capitaliste qui anime l’édition, puisque celle-ci est une activité commerciale saisie dans le rapport de production sociale capitaliste. Acheter la force du travailleur, c’est décorréler le travail de son produit. Le capital, lui, cherche toujours à faire baisser le prix de la force de travail en fonction du produit.

On tient là une première réponse à notre question. Ce que vaut le travail d’un écrivain, c’est sa force d’écrire. J’en reviens à Friot : le salaire est versé, non pas contre pièce ou durée horaire, mais qualification ou potentiel d’application d’une force de travail.

Pour continuer, je voudrais m’appuyer sur deux citations de Marx, toujours dans le Capital, afin de préciser la position sociale de l’écrivain. Je le rappelle : il faut comprendre le capital comme une organisation de rapports sociaux. Le capital n’est pas inévitable, pas plus qu’il n’a toujours été. Il est le résultat d’une construction sociale de longue durée. Il s’agit d’un rapport social conditionnant. En terminer avec le capitalisme est donc une lutte en actes et qui prendra du temps. Coluche disait, avec beaucoup d’à propos : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! ». L’écrivain et l’éditeur ne peuvent s’extraire d’un rapport capitaliste qu’en choisissant de changer entièrement de rapport.

Première citation : « L’homme est obligé de consommer avant de produire et pendant qu’il produit. » Le travailleur « doit pouvoir recommencer demain ». Le prix minimum de la force de travail est donc la « valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables ». Revenons encore à notre formule M-A-M’. Le travailleur écrivain, au cours de la durée de son travail, doit assurer sa subsistance, la reproduction matérielle de sa force de travail. Disons le simplement : pour pouvoir écrire, il faut manger. C’est là que le modèle capitaliste de l’édition atteint sa limite fondamentale : il n’est même pas capable d’assurer la subsistance minimale de la force de travail qu’il emploie ! Ces besoins fondamentaux n’incluent évidemment pas non plus les frais spécifiques au travail de l’écrivain, comme l’achat de livres ou de matériel. Ainsi, le travailleur écrivain n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail en même temps dans un autre secteur de production. La faiblesse structurelle et systématique des revenus du domaine éditorial l’y contraint (il faut concéder au rapport Racine que, s’il se trompait dans les analyses et les perspectives, ce constat était fait, et bien fait, largement étayé). On voit donc comment la « professionnalisation » (comprendre : se consacrer uniquement à ce travail) des écrivains est majoritairement impossible dans le capital.

Deuxième citation : « La force de travail est payée alors qu’elle a déjà fonctionné », écrit Mars. Il ajoute : « Le travailleur fait […] l’avance de la valeur usuelle de la force. ». Au capital, « il lui fait partout crédit ». On retrouve ici le terme d’« avance ». Ainsi, lorsque j’achète du gel hydroalcoolique, le prix payé ne recouvre pas les coups de subsistance de celui qui l’a fabriqué. Ces coûts-là, c’est le travailleur qui les a assumé et le salaire vient rembourser la dette que son employeur contracte à son endroit.

Dans le domaine de l’édition professionnelle, l’avance est également appelée « à-valoir » et consiste en une somme versée par l’éditeur à l’auteur au moment de la signature du contrat d’édition. Cette somme est censée représenter une quantité de « droits d’auteurs » que l’écrivain touche avant la vente réelle du livre. Il ne touchera des revenus supplémentaires de droits d’auteurs que lorsque le nombre de livres vendus aura « épongé » cette somme. Chaque année, l’éditeur « rend les comptes » à l’auteur et il n’est pas rare que l’écrivain soit indiqué comme « débiteur » car le total des ventes n’aura pas recouvré la somme avancée. Dans un formidable retournement, l’écrivain devient donc endetté envers son éditeur. Or, Marx nous montre exactement le contraire ! Puisque l’avance sur droit arrive après coup, après rédaction du texte, c’est précisément l’éditeur qui est endetté envers le travailleur écrivain dont il projette d’acheter la force de travail. C’est toujours l’écrivain qui fait à l’éditeur l’avance de sa force de travail, et non l’inverse. Dans certains cas, bien sûr, l’avance sur droit est faite au lancement du « projet », mais ce décalage temporel n’invalide pas le reste. On voit donc que la forme même du « compte d’auteur » est un des nœuds du problème.

Comment une telle contradiction peut-elle exister ? La raison est simple. Le contrat d’édition tel que pratiqué ne reconnaît pas la force de travail de l’écrivain. Il ne le reconnaît pas comme travailleur. Le contrat d’édition paye l’écrivain à la pièce ; l’exemple le plus probant aujourd’hui de travail à la pièce étant bien sûr la course Delivuber. Par le contrat d’édition, l’auteur vend la jouissance de son travail achevé (déjà payé, puisqu’il faut bien manger pendant qu’on écrit ! ) à l’éditeur qui n’a comme responsabilité que d’en assurer la commercialisation et la promotion, domaines dont la mise en œuvre n’est que rarement précisée. Si cette commercialisation est infructueuse (pour toutes les raisons dont le rapport Racine fait bien le constat), la faute financière n’en revient jamais à l’éditeur, puisque l’écrivain reste administrativement débiteur de la contre-avance qui lui a été faite !

Un discours souvent entendu parmi les professionnel de l’édition peut se résumer ainsi : « On ne sait jamais vraiment pourquoi un livre se vend ! ». Au contraire, la raison de son échec est nettement formalisée lors de la reddition de comptes. L’écrivain débiteur en est rendu coupable formellement alors que la commercialisation n’entre pas dans ses attributions. Il est convenu par ailleurs que l’écrivain se rend disponible – lui, sa force de travail constitutive, etc. – pour assurer la promotion du livre produit. Le mouvement « Paye ton auteur » s’est insurgé contre la gratuité des interventions dans les événements publics (types Salon du Livre), exigeant leur paiement. Noble intention. Sauf que ce paiement est majoritairement versé en droits d’auteurs, tout comme le fameux à valoir. Qu’ont ces deux revenus en commun ? Ils ne reconnaissent pas la vente de la force de travail, ni la production de valeur du travailleur écrivain. Ne reconnaissant pas du travail, ils ne sont pas considérés comme du salaire !

Voilà la source de la non-qualité de l’écrivain comme travailleur. L’écrivain, comme tout travailleur, fait à l’entreprise de type capitaliste qui l’achète, l’avance de sa force de travail. Cette dette de l’acheteur de la force, qui espère en tirer une plus-value, s’explique par la nécessité de subsister pendant le travail, exactement de la même manière que chaque salarié fait l’avance à son employeur puisque son salaire est versé en fin de mois et non au début (contrairement au loyer et autres factures). L’emploi capitaliste achète à crédit la force de travail, et ce en toute impunité. Personne se rend dans un magasin pour acheter le gel hydroalcoolique cité plus haut en le payant plus tard. L’édition capitaliste achète donc également à crédit. Le droit d’auteur ne reconnaît pas un travail mais le droit patrimonial/matrimonial à jouir des fruits de l’exploitation de l’œuvre de son esprit. « Exploitation » : tout est dit. Masquée derrière lui, l’édition escamote la force de travail des travailleurs écrivains.

Il faut, pour changer le rapport de travail entre éditeur et écrivain, reconsidérer profondément le contrat d’édition afin que celui-ci ne sanctionne pas seulement une transaction commerciale capitaliste et inégalitaire mais forme au contraire une forme particulière du contrat de travail qui engage la responsabilité de l’employeur.

Ce rapport social fragilise donc l’écrivain comme tous les autres travailleurs. Ce travail effectif et concret ne doit plus disparaître derrière les revenus liés aux droits d’auteur. Le dicton dit simplement : « Tout travail mérite salaire. » Que vaut le travail des écrivains ? Du salaire. En tant que travailleurs, c’est un salaire reconnaissant leur force de travail que les écrivains doivent exiger. Je reviens une dernière fois à Marx. Pour lui, toute lutte cherchant à augmenter le prix de la marchandise travail (les salaires) est une lutte défensive et nécessaire. Exiger une augmentation des avances sur droit et des pourcentages est donc nécessaire. Cependant, même si le prix de M augmente, la plus-value de A’ échappe toujours à la circulation. Le capitalisme n’est pas ébranlé. Toute lutte offensive ne peut donc être que politique. Elle doit aspirer à remettre en question le rapport social (le capitalisme) dans lequel nous sommes saisis. Que l’écrivain s’affirme ouvertement comme travailleur et réclame un salaire est un premier pas.

1« La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. » Marx, Le Capital, Deuxième Section, Chapitre VI.

La fin de la fin du monde

Ces derniers temps, j’ai beaucoup pensé à la science-fiction. J’ai beaucoup pensé à la littérature d’anticipation, de prospective, au gros (par le sens qu’on veut lui donner) mot d’imaginaire. J’ai beaucoup pensé à tout cela et à ma place là-dedans.

J’y ai beaucoup pensé en observant le petit remue-ménage qui a eu lieu lorsqu’un auteur français – appelons le Adrien Pamabio – a publié son dernier roman qui, en vertu du succès du précédent et lointain texte et d’une certaine éloquence plus que pour le roman en lui-même, a reçu les faveurs des médias généralistes comme aucun autre auteur de sa nationalité. Adrien Pamabio s’est donc vu désigné porte-étendard de cette science-fiction français et son roman a fait le succès de librairie attendu, avec des chiffres qui font forcément un peu rêver les gens dans mon style lorsqu’ils reçoivent – fin d’année fiscale oblige – leur compte d’auteur et les chiffres de vente atteignant péniblement les mille exemplaires qui vont avec. N’ayant pas lu le roman d’Adrien Pamabio et n’ayant pas l’intention de le faire dans le futur envisageable, je n’ai rien à en dire. Mais j’ai tout de même eu le sentiment persistant que l’arbre cachait la forêt et que, par leur œil toujours tourné au même endroit, vers les mêmes bons clients, le complexe médiatique promotionnel réalisait, quelques années après la précédente, une nouvelle élection. Le succès était annoncé, il a eu lieu. Loin de proposer un bouleversement, la sortie du livre d’Adrien Pamabio n’était que le signe d’une reconduction du même fonctionnement. Ces mêmes publications disaient du livre : la science-fiction en France, c’est cela ou, comme on a pu le lire : cela c’est au-delà de la science-fiction en France. Ceci est un vrai livre. Cela – le reste – n’en est qu’une excroissance disgracieuse. Encore une fois : cet arbre-ci est plus beau que toute cette forêt là.

Ce genre de phrases, mieux vaut en hausser les épaules ou encore ne pas les lire.

Cette anecdote d’actualité m’a inspiré deux songeries. L’une concernait le fait d’en être ou de ne pas en être. L’autre concernait les prophéties autoréalisatrices.

La première, tout d’abord. Je ne lis presque pas de science-fiction. Je n’en ai jamais vraiment lu plus que cela et mes lectures en ce moment sont en majorité tournées vers les classiques et ce qu’on pourrait appeler le patrimoine. J’ai tenté de m’approcher de plusieurs romans de fantasy cette année, sans succès. Et pourtant, il semble que j’en écrive. Je suis publié dans des maisons d’édition dont c’est la spécialité.J’en suis sans en être, sans avoir vraiment envisagé de faire partie d’une bande, d’un groupe, d’un côté contre l’autre. Je n’ai rien à défendre dans l’imaginaire, n’en serait jamais militant. Le plus dommageable, dans les malheureux titre donnés à ses entretiens avec Adrien Pamabio, c’est qu’ils perpétuent cet esprit de clan. En le mettant en exergue, en le montrant comme celui qui a réussi – « le bon nègre » – ces titres creusent en vérité le fossé, repoussant tout le reste vers le fond dont lui aurait su s’extirper. Ce fossé, en vérité n’existe pas, mais les deux côtés s’acharnent à le creuser : « germanopratins » d’un côté, « imaginaire » de l’autre. J’en viens à rêver d’une grande librairie où tout se mélangerait, où en somme Marguerite Yourcenar côtoierait Roland Wagner (pour ne citer qu’eux) sans que personne ne batte d’un sourcil. Je voudrais que les genres s’effacent pour ne laisser que le texte, que l’intention de l’auteur et que la rencontre éventuelle du lecteur avec celle-ci. Je rêve d’une séparation unique entre les textes, passant au-delà des goûts dont on ne discuterait soi-disant pas, les séparant en deux catégories nettes : la bonne, la mauvaise. S’il y a plus de séparations que celle-ci, quel auteur suis-je, moi qui en un an ait écrit un polar nocturne, les deux tiers d’un « roman mille-feuille » et un texte où des adolescents font la rencontre d’extra-terrestres ? Où est ma place ? Dans quelle étagère ?

Ne dois-je être que « Camille Leboulanger, auteur de romans de SFFF » ?

Défendre la science-fiction n’est pas la heurter aux autres, la poser en opposition aux autres. En vérité, le travail est déjà, la victoire est déjà acquise : les Éditions de Minuit publient des textes fantastiques et d’anticipation qui en ont tous les traits ; simplement pas la place dans le rayon du fond.

La deuxième réflexion, quant à elle, je la dois à cet excellent article de Kim Stanley Robinson, intitulé « Dystopias Now », dans lequel il énonce la fin de la dystopie comme outil de réflexion et de projection. Le temps n’est plus, selon lui, à dire « Regardons comme cela pourrait être pire. » mais : « Imaginons comment cela pourrait être mieux. ». Ainsi, après deux romans classés dans le « post-apocalyptique », imaginant un monde dévasté, inhumain, je décide de m’en tenir là. Je n’écrirai plus de textes annonçant la fin du monde. D’aucun sur Internet ont taxé Malboire, mon dernier roman, d’être convenu, de ne rien présenter de neuf. Face à ces remarques, j’ai bien sûr éprouvé de la tristesse et du rejet puis, avec la réflexion m’est venu une idée nouvelle. Ces deux textes sont bel et bien convenus. Ils n’annonçaient, ne constataient que des chose déjà vues, déjà sues de tous, agissant moins en signaux d’alarme qu’en constat et en objet rassurant. Tout va encore bien, si la Malboire n’existe pas.

Mais la Malboire existe déjà. La Malboire est déjà là. Et, comme Zizare, le héros du roman, je dois me poser cette question : s’il y a un monde après la Boue, quel sera-t-il ? Comment pourrait-il être mieux ? Vers quel monde dénué de Malboire faut-il aller ?

Voilà ce que je vais tenter de faire, à partir de maintenant. Voilà quelle sera ma place en tant qu’écrivain, en tant qu’auteur, huit ou neuf cents exemplaires à la fois. Face aux événements qui agitent la France ces jours-ci, pourri, enragé d’impuissance, voilà plusieurs mois que je me demande ce que j’y peux faire, moi qui ne sait pas me battre, moi qui ne sait vraiment qu’écrire, avec des résultats diversement satisfaisants. Je ne perdrai plus mes doigts à imaginer comment le monde pourrait être pire. Je vais les employer à penser comment il pourrait être meilleur. Et, très franchement, peu m’importe dans quel rayon on rangera ces livres.

Que la seule prophétie autoréalisatrice restante soit : nous pouvons faire mieux.

2019, c’est la fin de la fin du monde.

Seconde dépossession

J’écris un livre. Un mot, une phrase, un paragraphe après l’autre. Une fois qu’il est écrit dans son entièreté, on peut dire qu’il est « terminé », qu’il est écrit. Un livre n’est écrit qu’une fois qu’il est terminé.

Vient la première objection : un livre n’existe pas sans un lecteur. Ainsi, le texte enfermé sur sa feuille ou dans son traitement de texte n’a pas réalité sans un œil pour le scruter. Sans un lecteur. Ce serait le primat de la lecture, de la « réception ».

Si le texte n’existe pas sans lecteur, alors qu’ai-je fait pendant toutes ces heures ? Aurais-je écrit une illusion, un simulacre ou une simulation ? Si le texte n’existe qu’une fois lu, d’où sort-il quand je l’écris ?

Un lecteur, il y en a un. Il y a moi, mes notes, mes réflexions, mes conversations tout seul ou avec d’autres sur ce livre qui n’est pas encore écrit et qui n’existerait donc doublement pas : inexistence par ce qu’il n’est pas achevé, inexistence par ce qu’il n’est pas lu.

Mais d’où vient-il alors ? D’où viennent les images, d’où viennent les noms, les mots, les tournures, les figures de style, les senteurs, les sons, les notes ? Tout cela qui est en moi, qui n’est nulle part d’autre tant que je ne l’ai pas écrit, est-ce rien ? Alors, me voilà alchimiste plutôt qu’auteur, magicien avant écrivain : je fais quelque chose avec du rien. Mais ce rien, c’est moi. Le livre vient de moi, il est « de moi » (comme cette phrase attribuée à Flaubert : « Mme Bovary, c’est moi ! »). Donc je ne suis rien, si le livre n’est pas lu.

Voilà soudain le lecteur responsable de ma propre existence. Ce n’est pas tenable.

Soutenons alors la thèse d’une pré-existence : ce livre existe au préalable, a priori, et son écriture n’est qu’une mise à disposition. Un moyen. Pour employer un mot à la mode : une médiatisation. Le livre permet de lire à travers lui jusqu’à moi, via les personnages, les paroles, les actions, les lumières décrites. Toutes ces nouvelles, tous ces romans écrits mais jamais publiés, jamais ou si peu lus existent en soi tout comme j’existe. Ils n’en sont qu’une extension, un prolongement.

Et pourtant, il doit bien y avoir le livre, l’objet, le medium, la main tendue vers le reste qui, par sa force, efface tout ce qu’il ne contient pas. Un roman que je publie efface, invalide les précédents qui ne seront pas imprimés, pas reliés. Il les dissimule aux yeux du monde et, si je le laisse faire, à mes propres yeux.

Pour qu’il y ait livre, il doit nécessairement avoir transformation, du texte et donc de moi. Le travail éditorial, les corrections, la couverture, l’impression le serrement dans la reliure collée ou cousue : une mue qui n’est pas sans vie et donc sans douleur. Un livre n’est qu’une nouvelle peau sur un être qui existe déjà. C’est une première dissimulation, une première dépossession.

Je sais que le livre existe déjà car je l’ai vécu, fût-ce en pensée, assis à une table, par le biais de ma main, de mes doigts, des touches en plastique du clavier. J’en tiens les clefs car j’ai conçu la porte. Bientôt, viendra la seconde dépossession : quand des yeux inconnus, convaincus de faire jaillir de lettres mortes une vie nouvelle voudront en détenir l’essence, diront telle ou telle chose, lèveront un sourcil et trouveront tout cela insolite ou quelconque, diront une fin surprenante ou une intrigue convenue.

Certains le crieront sur la voie publique, et voudront faire de leur réception une œuvre nouvelle bien que celle-ci ne comprenne rien de l’élaboration, rien de l’intention première, nécessaire et suffisante, qu’elle appose en queue d’une œuvre un appendice croyant le jauger, au lieu de chercher à observer ce qu’elle est, ce qu’elle cherche à accomplir (éventuellement, une fois ces termes définis, une supposition de réussite ou d’échec).

Cette deuxième dépossession est sans conteste la plus violente des deux, imposant son préjugé sur ce qui ne leur appartient pas. C’est la dépose sur l’œuvre d’une grille de lecture (je pourrais écrire « grillage », ou « barreaux »), destinée à être appliquée sur tout, indifféremment. C’est l’assujettissement du texte à une autre subjectivité qui voudrait prendre la place de celle qui a produit le texte.

La première dépossession, bien que douloureuse, est – la plupart du temps – consentie. La seconde est un vol ou, pire, une imposture.

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…