Que vaut le travail des auteur·ices ?

Le rapport Racine est arrivé et reparti : vite annoncé, vite oublié. La contre-réforme de la gestion des retraites a fait ressortir, entre autres, le spectre de la bonne vieille « valeur travail » sous la forme du « mérite ». Ce mérite se cristallise autour dee ce fameux « point » dont personne ne connaît justement la « valeur. » Aussitôt dit, aussitôt fait, aussitôt quarante-neuf droite. Dans le milieu de l’édition, le petit scandale de l’Agessa et consorts fait son chemin, causant ça et là des vaguelettes. Des voix s’élèvent toujours pour réclamer la définition d’un statut particulier de l’auteur (j’utiliserai ici le terme « écrivain » comme métonymie de toute activité artistique) dans le régime de Sécurité Sociale et aussi dans cet impénétrable « système universel. » L’intention, au moins, est louable.

Cependant, je m’interroge. La position de l’écrivain dans l’ordre de la production économique est-elle justement si originale, si singulière ? Qu’y-a-t-il de tellement particulier dans son travail et dans la valeur que celui-ci produit ? L’écrivain, décrit comme travailleur « indépendant » par excellence, est-il réellement différent des autres ? En somme, la question que je me pose est la suivante : « Quelle est la valeur du travail de l’écrivain ? »

Pour être tout à fait clair, je dois en premier lieu préciser l’acception du terme « valeur » que j’utiliserai ici. Dans un précédent article, je faisais à la suite de Bernard Friot la distinction entre « valeur d’usage » et « valeur économique ». C’est de cette dernière dont je vais parler aujourd’hui. Il ne sera donc pas question du contenu des œuvres, de leur genre, ni même de leur qualité. Ces catégories-ci seraient plus logiquement rangées dans la « valeur d’usage » : ce livre est-il bon ? Me fait-il éprouver du plaisir esthétique ? M’instruit-il ? etc. On verra que cette « utilité sociale » est totalement indifférente à l’ordre de la production. Voilà pour la valeur, à comprendre donc comme « valeur économique » et ce qui la représente le plus couramment, à savoir la monnaie. En bref, je parlerai d’argent.

Au travail, maintenant. Entendons le terme « travail » comme activité productive. Le travail est l’acte de produire quelque chose. Je pars du principe que l’écrivain est bel et bien un travailleur, un producteur de valeur au même titre que, par exemple, un mécanicien. L’activité de l’écrivain, d’une manière ou d’une autre, fera apparaître de l’argent nouveau.

Une fois ces définitions posées, je dois avant de continuer faire un pas en arrière. Pour tenter de résoudre clairement la question du travail des écrivains (et celle, fort liée, de leur position sociale dans l’ordre de la production), je dois revenir à ce que Marx appelle dans Le Capital la « formule générale du capital ». Cette formule est la suivante. Pour qu’il y ait création d’un capital, et non simple circulation de marchandises et d’argent de valeur égale, un « reflux » d’argent doit avoir lieu vers sa source. En somme, l’argent doit devenir de l’argent. Le capital, c’est acheter pour vendre ensuite. Marx résume ce fonctionnement ainsi : A-M-A, soit Argent-Marchandise-Argent. Ou plutôt : A-M-A’. En effet, il n’y a création de capital que si la quantité d’argent qui revient est supérieure à celle qui part. Ainsi : A’ > A. Mettons que j’achète pour cent euros de gel hydroalcoolique. Si je le revends au même prix, nul capital. Par contre, il suffit que je le revende cent-dix euros et nous y sommes. J’aurais effectué une « plus-value » dont l’accumulation constitue le capital.

Durant les cours de Technologie que j’ai reçus au collège, cette « plus-value » m’avait été désignée comme un « bénéfice » : un gain, un profit. Du latin « beneficus », un bénéfice est littéralement un « bienfait. » On comprend donc que la réalisation de cette plus-value est l’objectif de toute organisation capitaliste et présenté systématiquement comme quelque chose de positif.

Où se situe l’écrivain dans cette formule ? Occupé à rédiger un roman ou un essai, le travailleur écrivain ne joue pas le rôle du « possesseur d’argent ». Admettons qu’il ait en sa possession un manuscrit achevé (je reviendrai sur les conditions de production du-dit manuscrit), il ne le mettra en échange que par la formule inverse : M-A-M’. M (la marchandise) est ici le manuscrit. A est la somme d’argent que l’écrivain cherche à obtenir en échange du manuscrit. M’ représente l’ensemble des autres marchandises que l’argent obtenu lui permettra de se procurer. La position de l’écrivain n’est donc pas ici capitaliste en ce qu’il n’y a pas reflux d’argent. Le rapport est inversé. La monnaie valeur ne joue ici qu’un rôle de médiateur entre deux marchandises. Elle n’existe virtuellement pas. Lorsque l’écrivain vend son livre, il réalise en vérité un troc.

Revenons à la formule générale de Marx. Tentons de l’appliquer à la tant discutée chaîne du livre. Où l’écrivain se situe-t-il en elle ? À première vue, au milieu.

On aurait donc : A Argent – MA Manuscrit – A’ Argent. Si l’on se place dans un contexte d’édition classique (dit « à compte d’éditeur »), il faudrait la réécrire comme ceci : À-valoir ou Avance – Livre – Chiffre d’affaire contenant une plus-value. Lors de la signature du contrat d’édition, une avance sur droits est versée à l’auteur. Cela, ajouté aux frais intermédiaires (impression, promotion qui ne regardent que de loin, en principe, le travailleur écrivain car ne relevant pas de sa compétence dans l’échange) constitue la somme d’argent nécessaire à l’achat, à la matérialisation de l’objet livre dont le commerce permettra le retour de l’argent « investi » avec en toute logique une plus-value. Je ne ferai pas l’erreur d’oublier que la personne morale que l’on nomme « l’éditeur » n’est pas seule en échange face à l’auteur. Je simplifie volontairement et demande, pour le bien de la démonstration, qu’on accepte d’y inclure la distribution-diffusion, les librairies et autres acteurs commerciaux du livre. Eux-même sont d’ailleurs saisis dans d’autres transactions A-M-A’.

Le problème de cette formule est le suivant. Tout comme la formule M-A-M amène la disparition du A Argent et peut se résumer en troc (M contre M), la formule A-M-A’ conduit également. à l’effacement de la marchandise. Comme la visée du mouvement capitaliste est l’accumulation de la plus-calue, on peut dire que l’argent appelle l’argent : A-A’. C’est ce que l’on nomme poliment de la « finance ». La marchandise, sa nature et ses qualités, n’ont aucune espèce d’importance. Peu importe quel livre est vendu, pourvu qu’il soit vendu et qu’on en tire une plus-value. Voilà une explication probable de la surproduction de l’édition francophone.

D’autant que, comme le montre Marx dans la Deuxième Section, Chapitre VI du Capital, ce n’est pas n’importe quelle marchandise qui est représentée par le M et dont la revente aboutit à la constitution de la plus-value. En vérité ce n’est pas un livre, ni même le texte d’un livre ou l’idée d’un livre que l’éditeur achète au travailleur-écrivain. Ce que l’éditeur achète c’est la force de travail de l’écrivain. Cette force de travail, Marx la définit comme suit. Il s’agit de « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme [ndA : ou d’une femme, évidemment] ». Ce que l’éditeur pris dans le rapport de production capitaliste achète n’est pas le résultat du travail de l’écrivain, mais sa capacité à écrire. Voilà ce que c’est pour un écrivain que revendiquer le terme de travailleur. C’est dire : « Je ne vends pas le fruit de mon effort, mais mon effort lui-même. » Le livre n’est que la conséquence de la force de travail de l’écrivain1. Acheter le travail d’un écrivain, c’est donc acheter son travail potentiel. Cette idée est nettement contraire au mouvement capitaliste qui anime l’édition, puisque celle-ci est une activité commerciale saisie dans le rapport de production sociale capitaliste. Acheter la force du travailleur, c’est décorréler le travail de son produit. Le capital, lui, cherche toujours à faire baisser le prix de la force de travail en fonction du produit.

On tient là une première réponse à notre question. Ce que vaut le travail d’un écrivain, c’est sa force d’écrire. J’en reviens à Friot : le salaire est versé, non pas contre pièce ou durée horaire, mais qualification ou potentiel d’application d’une force de travail.

Pour continuer, je voudrais m’appuyer sur deux citations de Marx, toujours dans le Capital, afin de préciser la position sociale de l’écrivain. Je le rappelle : il faut comprendre le capital comme une organisation de rapports sociaux. Le capital n’est pas inévitable, pas plus qu’il n’a toujours été. Il est le résultat d’une construction sociale de longue durée. Il s’agit d’un rapport social conditionnant. En terminer avec le capitalisme est donc une lutte en actes et qui prendra du temps. Coluche disait, avec beaucoup d’à propos : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! ». L’écrivain et l’éditeur ne peuvent s’extraire d’un rapport capitaliste qu’en choisissant de changer entièrement de rapport.

Première citation : « L’homme est obligé de consommer avant de produire et pendant qu’il produit. » Le travailleur « doit pouvoir recommencer demain ». Le prix minimum de la force de travail est donc la « valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables ». Revenons encore à notre formule M-A-M’. Le travailleur écrivain, au cours de la durée de son travail, doit assurer sa subsistance, la reproduction matérielle de sa force de travail. Disons le simplement : pour pouvoir écrire, il faut manger. C’est là que le modèle capitaliste de l’édition atteint sa limite fondamentale : il n’est même pas capable d’assurer la subsistance minimale de la force de travail qu’il emploie ! Ces besoins fondamentaux n’incluent évidemment pas non plus les frais spécifiques au travail de l’écrivain, comme l’achat de livres ou de matériel. Ainsi, le travailleur écrivain n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail en même temps dans un autre secteur de production. La faiblesse structurelle et systématique des revenus du domaine éditorial l’y contraint (il faut concéder au rapport Racine que, s’il se trompait dans les analyses et les perspectives, ce constat était fait, et bien fait, largement étayé). On voit donc comment la « professionnalisation » (comprendre : se consacrer uniquement à ce travail) des écrivains est majoritairement impossible dans le capital.

Deuxième citation : « La force de travail est payée alors qu’elle a déjà fonctionné », écrit Mars. Il ajoute : « Le travailleur fait […] l’avance de la valeur usuelle de la force. ». Au capital, « il lui fait partout crédit ». On retrouve ici le terme d’« avance ». Ainsi, lorsque j’achète du gel hydroalcoolique, le prix payé ne recouvre pas les coups de subsistance de celui qui l’a fabriqué. Ces coûts-là, c’est le travailleur qui les a assumé et le salaire vient rembourser la dette que son employeur contracte à son endroit.

Dans le domaine de l’édition professionnelle, l’avance est également appelée « à-valoir » et consiste en une somme versée par l’éditeur à l’auteur au moment de la signature du contrat d’édition. Cette somme est censée représenter une quantité de « droits d’auteurs » que l’écrivain touche avant la vente réelle du livre. Il ne touchera des revenus supplémentaires de droits d’auteurs que lorsque le nombre de livres vendus aura « épongé » cette somme. Chaque année, l’éditeur « rend les comptes » à l’auteur et il n’est pas rare que l’écrivain soit indiqué comme « débiteur » car le total des ventes n’aura pas recouvré la somme avancée. Dans un formidable retournement, l’écrivain devient donc endetté envers son éditeur. Or, Marx nous montre exactement le contraire ! Puisque l’avance sur droit arrive après coup, après rédaction du texte, c’est précisément l’éditeur qui est endetté envers le travailleur écrivain dont il projette d’acheter la force de travail. C’est toujours l’écrivain qui fait à l’éditeur l’avance de sa force de travail, et non l’inverse. Dans certains cas, bien sûr, l’avance sur droit est faite au lancement du « projet », mais ce décalage temporel n’invalide pas le reste. On voit donc que la forme même du « compte d’auteur » est un des nœuds du problème.

Comment une telle contradiction peut-elle exister ? La raison est simple. Le contrat d’édition tel que pratiqué ne reconnaît pas la force de travail de l’écrivain. Il ne le reconnaît pas comme travailleur. Le contrat d’édition paye l’écrivain à la pièce ; l’exemple le plus probant aujourd’hui de travail à la pièce étant bien sûr la course Delivuber. Par le contrat d’édition, l’auteur vend la jouissance de son travail achevé (déjà payé, puisqu’il faut bien manger pendant qu’on écrit ! ) à l’éditeur qui n’a comme responsabilité que d’en assurer la commercialisation et la promotion, domaines dont la mise en œuvre n’est que rarement précisée. Si cette commercialisation est infructueuse (pour toutes les raisons dont le rapport Racine fait bien le constat), la faute financière n’en revient jamais à l’éditeur, puisque l’écrivain reste administrativement débiteur de la contre-avance qui lui a été faite !

Un discours souvent entendu parmi les professionnel de l’édition peut se résumer ainsi : « On ne sait jamais vraiment pourquoi un livre se vend ! ». Au contraire, la raison de son échec est nettement formalisée lors de la reddition de comptes. L’écrivain débiteur en est rendu coupable formellement alors que la commercialisation n’entre pas dans ses attributions. Il est convenu par ailleurs que l’écrivain se rend disponible – lui, sa force de travail constitutive, etc. – pour assurer la promotion du livre produit. Le mouvement « Paye ton auteur » s’est insurgé contre la gratuité des interventions dans les événements publics (types Salon du Livre), exigeant leur paiement. Noble intention. Sauf que ce paiement est majoritairement versé en droits d’auteurs, tout comme le fameux à valoir. Qu’ont ces deux revenus en commun ? Ils ne reconnaissent pas la vente de la force de travail, ni la production de valeur du travailleur écrivain. Ne reconnaissant pas du travail, ils ne sont pas considérés comme du salaire !

Voilà la source de la non-qualité de l’écrivain comme travailleur. L’écrivain, comme tout travailleur, fait à l’entreprise de type capitaliste qui l’achète, l’avance de sa force de travail. Cette dette de l’acheteur de la force, qui espère en tirer une plus-value, s’explique par la nécessité de subsister pendant le travail, exactement de la même manière que chaque salarié fait l’avance à son employeur puisque son salaire est versé en fin de mois et non au début (contrairement au loyer et autres factures). L’emploi capitaliste achète à crédit la force de travail, et ce en toute impunité. Personne se rend dans un magasin pour acheter le gel hydroalcoolique cité plus haut en le payant plus tard. L’édition capitaliste achète donc également à crédit. Le droit d’auteur ne reconnaît pas un travail mais le droit patrimonial/matrimonial à jouir des fruits de l’exploitation de l’œuvre de son esprit. « Exploitation » : tout est dit. Masquée derrière lui, l’édition escamote la force de travail des travailleurs écrivains.

Il faut, pour changer le rapport de travail entre éditeur et écrivain, reconsidérer profondément le contrat d’édition afin que celui-ci ne sanctionne pas seulement une transaction commerciale capitaliste et inégalitaire mais forme au contraire une forme particulière du contrat de travail qui engage la responsabilité de l’employeur.

Ce rapport social fragilise donc l’écrivain comme tous les autres travailleurs. Ce travail effectif et concret ne doit plus disparaître derrière les revenus liés aux droits d’auteur. Le dicton dit simplement : « Tout travail mérite salaire. » Que vaut le travail des écrivains ? Du salaire. En tant que travailleurs, c’est un salaire reconnaissant leur force de travail que les écrivains doivent exiger. Je reviens une dernière fois à Marx. Pour lui, toute lutte cherchant à augmenter le prix de la marchandise travail (les salaires) est une lutte défensive et nécessaire. Exiger une augmentation des avances sur droit et des pourcentages est donc nécessaire. Cependant, même si le prix de M augmente, la plus-value de A’ échappe toujours à la circulation. Le capitalisme n’est pas ébranlé. Toute lutte offensive ne peut donc être que politique. Elle doit aspirer à remettre en question le rapport social (le capitalisme) dans lequel nous sommes saisis. Que l’écrivain s’affirme ouvertement comme travailleur et réclame un salaire est un premier pas.

1« La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. » Marx, Le Capital, Deuxième Section, Chapitre VI.

La fin de la fin du monde

Ces derniers temps, j’ai beaucoup pensé à la science-fiction. J’ai beaucoup pensé à la littérature d’anticipation, de prospective, au gros (par le sens qu’on veut lui donner) mot d’imaginaire. J’ai beaucoup pensé à tout cela et à ma place là-dedans.

J’y ai beaucoup pensé en observant le petit remue-ménage qui a eu lieu lorsqu’un auteur français – appelons le Adrien Pamabio – a publié son dernier roman qui, en vertu du succès du précédent et lointain texte et d’une certaine éloquence plus que pour le roman en lui-même, a reçu les faveurs des médias généralistes comme aucun autre auteur de sa nationalité. Adrien Pamabio s’est donc vu désigné porte-étendard de cette science-fiction français et son roman a fait le succès de librairie attendu, avec des chiffres qui font forcément un peu rêver les gens dans mon style lorsqu’ils reçoivent – fin d’année fiscale oblige – leur compte d’auteur et les chiffres de vente atteignant péniblement les mille exemplaires qui vont avec. N’ayant pas lu le roman d’Adrien Pamabio et n’ayant pas l’intention de le faire dans le futur envisageable, je n’ai rien à en dire. Mais j’ai tout de même eu le sentiment persistant que l’arbre cachait la forêt et que, par leur œil toujours tourné au même endroit, vers les mêmes bons clients, le complexe médiatique promotionnel réalisait, quelques années après la précédente, une nouvelle élection. Le succès était annoncé, il a eu lieu. Loin de proposer un bouleversement, la sortie du livre d’Adrien Pamabio n’était que le signe d’une reconduction du même fonctionnement. Ces mêmes publications disaient du livre : la science-fiction en France, c’est cela ou, comme on a pu le lire : cela c’est au-delà de la science-fiction en France. Ceci est un vrai livre. Cela – le reste – n’en est qu’une excroissance disgracieuse. Encore une fois : cet arbre-ci est plus beau que toute cette forêt là.

Ce genre de phrases, mieux vaut en hausser les épaules ou encore ne pas les lire.

Cette anecdote d’actualité m’a inspiré deux songeries. L’une concernait le fait d’en être ou de ne pas en être. L’autre concernait les prophéties autoréalisatrices.

La première, tout d’abord. Je ne lis presque pas de science-fiction. Je n’en ai jamais vraiment lu plus que cela et mes lectures en ce moment sont en majorité tournées vers les classiques et ce qu’on pourrait appeler le patrimoine. J’ai tenté de m’approcher de plusieurs romans de fantasy cette année, sans succès. Et pourtant, il semble que j’en écrive. Je suis publié dans des maisons d’édition dont c’est la spécialité.J’en suis sans en être, sans avoir vraiment envisagé de faire partie d’une bande, d’un groupe, d’un côté contre l’autre. Je n’ai rien à défendre dans l’imaginaire, n’en serait jamais militant. Le plus dommageable, dans les malheureux titre donnés à ses entretiens avec Adrien Pamabio, c’est qu’ils perpétuent cet esprit de clan. En le mettant en exergue, en le montrant comme celui qui a réussi – « le bon nègre » – ces titres creusent en vérité le fossé, repoussant tout le reste vers le fond dont lui aurait su s’extirper. Ce fossé, en vérité n’existe pas, mais les deux côtés s’acharnent à le creuser : « germanopratins » d’un côté, « imaginaire » de l’autre. J’en viens à rêver d’une grande librairie où tout se mélangerait, où en somme Marguerite Yourcenar côtoierait Roland Wagner (pour ne citer qu’eux) sans que personne ne batte d’un sourcil. Je voudrais que les genres s’effacent pour ne laisser que le texte, que l’intention de l’auteur et que la rencontre éventuelle du lecteur avec celle-ci. Je rêve d’une séparation unique entre les textes, passant au-delà des goûts dont on ne discuterait soi-disant pas, les séparant en deux catégories nettes : la bonne, la mauvaise. S’il y a plus de séparations que celle-ci, quel auteur suis-je, moi qui en un an ait écrit un polar nocturne, les deux tiers d’un « roman mille-feuille » et un texte où des adolescents font la rencontre d’extra-terrestres ? Où est ma place ? Dans quelle étagère ?

Ne dois-je être que « Camille Leboulanger, auteur de romans de SFFF » ?

Défendre la science-fiction n’est pas la heurter aux autres, la poser en opposition aux autres. En vérité, le travail est déjà, la victoire est déjà acquise : les Éditions de Minuit publient des textes fantastiques et d’anticipation qui en ont tous les traits ; simplement pas la place dans le rayon du fond.

La deuxième réflexion, quant à elle, je la dois à cet excellent article de Kim Stanley Robinson, intitulé « Dystopias Now », dans lequel il énonce la fin de la dystopie comme outil de réflexion et de projection. Le temps n’est plus, selon lui, à dire « Regardons comme cela pourrait être pire. » mais : « Imaginons comment cela pourrait être mieux. ». Ainsi, après deux romans classés dans le « post-apocalyptique », imaginant un monde dévasté, inhumain, je décide de m’en tenir là. Je n’écrirai plus de textes annonçant la fin du monde. D’aucun sur Internet ont taxé Malboire, mon dernier roman, d’être convenu, de ne rien présenter de neuf. Face à ces remarques, j’ai bien sûr éprouvé de la tristesse et du rejet puis, avec la réflexion m’est venu une idée nouvelle. Ces deux textes sont bel et bien convenus. Ils n’annonçaient, ne constataient que des chose déjà vues, déjà sues de tous, agissant moins en signaux d’alarme qu’en constat et en objet rassurant. Tout va encore bien, si la Malboire n’existe pas.

Mais la Malboire existe déjà. La Malboire est déjà là. Et, comme Zizare, le héros du roman, je dois me poser cette question : s’il y a un monde après la Boue, quel sera-t-il ? Comment pourrait-il être mieux ? Vers quel monde dénué de Malboire faut-il aller ?

Voilà ce que je vais tenter de faire, à partir de maintenant. Voilà quelle sera ma place en tant qu’écrivain, en tant qu’auteur, huit ou neuf cents exemplaires à la fois. Face aux événements qui agitent la France ces jours-ci, pourri, enragé d’impuissance, voilà plusieurs mois que je me demande ce que j’y peux faire, moi qui ne sait pas me battre, moi qui ne sait vraiment qu’écrire, avec des résultats diversement satisfaisants. Je ne perdrai plus mes doigts à imaginer comment le monde pourrait être pire. Je vais les employer à penser comment il pourrait être meilleur. Et, très franchement, peu m’importe dans quel rayon on rangera ces livres.

Que la seule prophétie autoréalisatrice restante soit : nous pouvons faire mieux.

2019, c’est la fin de la fin du monde.

Seconde dépossession

J’écris un livre. Un mot, une phrase, un paragraphe après l’autre. Une fois qu’il est écrit dans son entièreté, on peut dire qu’il est « terminé », qu’il est écrit. Un livre n’est écrit qu’une fois qu’il est terminé.

Vient la première objection : un livre n’existe pas sans un lecteur. Ainsi, le texte enfermé sur sa feuille ou dans son traitement de texte n’a pas réalité sans un œil pour le scruter. Sans un lecteur. Ce serait le primat de la lecture, de la « réception ».

Si le texte n’existe pas sans lecteur, alors qu’ai-je fait pendant toutes ces heures ? Aurais-je écrit une illusion, un simulacre ou une simulation ? Si le texte n’existe qu’une fois lu, d’où sort-il quand je l’écris ?

Un lecteur, il y en a un. Il y a moi, mes notes, mes réflexions, mes conversations tout seul ou avec d’autres sur ce livre qui n’est pas encore écrit et qui n’existerait donc doublement pas : inexistence par ce qu’il n’est pas achevé, inexistence par ce qu’il n’est pas lu.

Mais d’où vient-il alors ? D’où viennent les images, d’où viennent les noms, les mots, les tournures, les figures de style, les senteurs, les sons, les notes ? Tout cela qui est en moi, qui n’est nulle part d’autre tant que je ne l’ai pas écrit, est-ce rien ? Alors, me voilà alchimiste plutôt qu’auteur, magicien avant écrivain : je fais quelque chose avec du rien. Mais ce rien, c’est moi. Le livre vient de moi, il est « de moi » (comme cette phrase attribuée à Flaubert : « Mme Bovary, c’est moi ! »). Donc je ne suis rien, si le livre n’est pas lu.

Voilà soudain le lecteur responsable de ma propre existence. Ce n’est pas tenable.

Soutenons alors la thèse d’une pré-existence : ce livre existe au préalable, a priori, et son écriture n’est qu’une mise à disposition. Un moyen. Pour employer un mot à la mode : une médiatisation. Le livre permet de lire à travers lui jusqu’à moi, via les personnages, les paroles, les actions, les lumières décrites. Toutes ces nouvelles, tous ces romans écrits mais jamais publiés, jamais ou si peu lus existent en soi tout comme j’existe. Ils n’en sont qu’une extension, un prolongement.

Et pourtant, il doit bien y avoir le livre, l’objet, le medium, la main tendue vers le reste qui, par sa force, efface tout ce qu’il ne contient pas. Un roman que je publie efface, invalide les précédents qui ne seront pas imprimés, pas reliés. Il les dissimule aux yeux du monde et, si je le laisse faire, à mes propres yeux.

Pour qu’il y ait livre, il doit nécessairement avoir transformation, du texte et donc de moi. Le travail éditorial, les corrections, la couverture, l’impression le serrement dans la reliure collée ou cousue : une mue qui n’est pas sans vie et donc sans douleur. Un livre n’est qu’une nouvelle peau sur un être qui existe déjà. C’est une première dissimulation, une première dépossession.

Je sais que le livre existe déjà car je l’ai vécu, fût-ce en pensée, assis à une table, par le biais de ma main, de mes doigts, des touches en plastique du clavier. J’en tiens les clefs car j’ai conçu la porte. Bientôt, viendra la seconde dépossession : quand des yeux inconnus, convaincus de faire jaillir de lettres mortes une vie nouvelle voudront en détenir l’essence, diront telle ou telle chose, lèveront un sourcil et trouveront tout cela insolite ou quelconque, diront une fin surprenante ou une intrigue convenue.

Certains le crieront sur la voie publique, et voudront faire de leur réception une œuvre nouvelle bien que celle-ci ne comprenne rien de l’élaboration, rien de l’intention première, nécessaire et suffisante, qu’elle appose en queue d’une œuvre un appendice croyant le jauger, au lieu de chercher à observer ce qu’elle est, ce qu’elle cherche à accomplir (éventuellement, une fois ces termes définis, une supposition de réussite ou d’échec).

Cette deuxième dépossession est sans conteste la plus violente des deux, imposant son préjugé sur ce qui ne leur appartient pas. C’est la dépose sur l’œuvre d’une grille de lecture (je pourrais écrire « grillage », ou « barreaux »), destinée à être appliquée sur tout, indifféremment. C’est l’assujettissement du texte à une autre subjectivité qui voudrait prendre la place de celle qui a produit le texte.

La première dépossession, bien que douloureuse, est – la plupart du temps – consentie. La seconde est un vol ou, pire, une imposture.

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

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1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…