Intrigue & hasard – Pour des récits inefficaces

La littérature est généralement perçue comme un art essentiellement narratif. Écrire, c’est raconter quelque chose : une série d’événements et/ou d’actions. La preuve : dans son enseignement scolaire, la description fait l’objet d’un enseignement séparé du récit, ainsi que fragmenté (description de lieu, portrait « fixe », portrait « en mouvement », etc. La « description », souvent en partie confondue avec le récit sommaire d’ailleurs, est souvent considérée comme excessive et donc préjudiciable au rythme du récit, à « l’immersion » du lecteur·ice ; on peut prendre pour exemple typique le « sens commun » qui voudrait que le premier chapitre du Seigneur des Anneaux , « À propos des hobbits » soit long, inutile – et ce alors qu’il est le cœur thématique du récit, et alors que sans lui, la dernière partie dans laquelle le Comté est soumise par Saroumane n’a pas de sens (dernière partie d’ailleurs omise par l’adaptation cinématographique, elle même accusée d’avoir « trop de fins »).

Dans Aspects du récit, E.M Forster fait ainsi la distinction entre « histoire et intrigue ». Il définit l’histoire comme « le récit d’événements arrangés dans leur séquence de temps » (que cette séquence soit chronologique ou non, d’ailleurs). L’intrigue s’en distingue car il s’agit d’une organisation logique : « L’intrigue est aussi un récit d’événements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité. « Le roi est mort et puis la reine est morte », voilà une histoire. « Le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin », voilà une intrigue. La séquence de temps est préservée, mais c’est le lien de cause à effet qui prédomine.

De ce caractère logique, coordonnant même – « La reine est morte de chagrin car le roi est mort. » –, de l’intrigue découlent de nombreuses habitudes analytiques et critiques contemporaines, et particulièrement l’insistance sur ce que la langue anglaise nomme « plot ». Les questionnements face à l’œuvre littéraire portent sur la cohérence logique des événements ainsi que sur son équivalent dans la « caractérisation » des personnage, à savoir la « motivation », sur laquelle nombre de méthodes d’écriture insistent. Le récit doit avoir un moteur : il doit avancer, rouler. Le récit est ainsi pris dans une logique d’efficacité, de fonctionnement à défaut parfois de cohérence. La question centrale de l’analyse du récit devient « pourquoi ? », mais un pourquoi simplement causal et actanciel : pourquoi tel personnage fait-il cela ? Quelle est la cause de tel développement ? Pourquoi telle action en entraîne-t-elle une autre ?

Cette habitude narrative découle à mon sens en partie d’habitudes de spectateur.ices de cinéma. Le cinéma, en tant que forme du récit, est précisément un art de la séquence : il consiste en un enchaînement d’images et de son, dont c’est justement l’enchaînement qui produit le sens. Le cinéma majoritaire (et la série télévisée, caractérisée justement par une focalisation sur les personnages – d’où des cadres généralement plus serrés pour s’adapter à des écrans plus petits et une prédominance de la parole ; sentence d’Orson Wells : « La télévision, c’est de la radio avec de l’image ») est une forme narrative qui va tout droit. Création (« par ailleurs ») industrielle, il est soumis à des protocoles de production aisément reproductibles, ainsi qu’à des cahiers des charges.

Nombres de romans et de nouvelles que j’ai l’occasion de lire ressemblent plutôt à des scénarios de cinéma : insistance sur la séquence des actions, et de la parole. Il me semble par ailleurs que l’apparente ubiquité des temps du présent dans ces récits procède de la même « contamination » : le cinéma est en effet un art du présent, arrêter le film pour revenir en arrière relève d’une rupture de narration. Ces récits avancent.1

L’intérêt du récit littéraire se tient selon moi dans sa capacité, au contraire, à sinuer, à serpenter, à aller et venir, accélérer, ralentir, s’attarder, à digresser et à omettre, à longuement décrire ou au contraire à esquisser, à se montrer expansif ou lapidaire. Ainsi, il est intéressant de considérer la description non pas comme des déviations ou des « ralentissements » du récit, mais comme une partie essentielle de son développement, et je dirais même spécifique au récit narratif. Ils découlent de la voix narrative choisie, ainsi que du point de vue exercé – pour continuer la comparaison, le point de vue est unique au cinéma : celui du cadre, et la matérialité des images et des sons ne laisse que peu de place au questionnement.

Le récit littéraire possède aussi le pouvoir de refuser l’impératif de causalité, et à cultiver le doute ou l’incompréhension. Pourquoi ce personnage agit-il de telle manière ? Allez savoir. Les gens font parfois de drôles de choses. Le roi est mort. Ensuite, la reine est morte. Y a-t-il un lien entre ces deux événements ? Aucune idée. Leur entourage s’interroge, le lecteur·aussi. Quelle est la « motivation » des actes de Lol. V. Stein ? Bien malin qui pourra le dire.

Sans repousser complètement toute notion d’intrigue et de causalité, qui peuvent elles-mêmes être porteuses de sens et de résonances thématiques, il me semble pertinent de cultiver dans le récit littéraire le hasard, la contingence, l’arbitraire. Au creux de ces fissures dans l’implacable de nos réels immanents ou fabriqués, c’est là que peuvent se nicher une salutaire poétique de l’incertitude, une politique de l’inefficacité.

1 Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de porter un « jugement » sur l’écriture au présent. Seulement, comme l’écrivait L.P. Hartley : « Non seulement le présent fait concurrence au récit par son effet de réel immensément supérieur, mais il le contraint à respecter la marche de l’aiguille sur le cadran, ou la cadence des battements du cœur. »

Récit, histoire, thème, propos – ébauche théorique.

Commençons avec un peu de géométrie. Soit un triangle équilatéral.

La surface intérieure de ce triangle constitue ce que je nomme le récit. À chaque sommet du triangle se trouve l’un des termes suivants : l’histoire, le thème, le propos. Ce sont les trois composantes du récit.

L’histoire est ce que le récit raconte, c’est à dire les personnages, le contexte spatio-temporel, les péripéties. C’est ce qui arrive, à qui cela arrive et comment.

Le thème est le sujet du récit, c’est à dire ce dont il parle. Il peut s’agir d’idées très générales : l’amour, le pouvoir, la richesse, la pauvreté, la condition humaine, etc.

Le propos est ce que le récit dit du thème, c’est à dire son point de vue ou encore sa thèse.

Le récit, enfin, est la forme qui lie entre eux ces trois éléments, quel que soit le medium utilisé. Un récit est une certaine histoire, qui tient un propos sur un certain thème, d’une certaine manière.

En littérature, il va s’agir du point de vue, du temps de conjugaison, de la situation d’énonciation, etc. choisies. Ce que l’on nomme le « style » relève du récit et sa réussite ou non ne peut s’évaluer qu’en rapport à ses trois « pôles ».

Bien évidemment, ces quatre catégories s’influencent et interagissent. Un récit est « accompli » lorsqu’elles sont en cohérence les unes avec les autres.

*

Prenons pour exemple Les Misérables de Victor Hugo.

Dans son roman, Victor Hugo raconte la rédemption de Jean Valjean, injustement condamné à vingt ans de bagne pour avoir volé du pain dans le but de nourrir sa famille. C’est l’histoire.

Comme l’indique le titre, le thème du récit est la misère. Son propos est, schématiquement, que la misère peut et doit être éradiquée.

Son récit prend donc la forme suivante : un roman raconté par un narrateur omniscient, aux temps du récit, dans lequel le narrateur intervient à plusieurs reprises en lui-même pour commenter les événements. On pourrait ajouter que la longueur du récit a pour but de traiter le thème en profondeur, etc.

Bien sûr, ce que l’on considère comme une forme « efficace » varie selon les endroits et les époques. La forme du récit

Pour prendre un autre exemple : la fable Le lièvre et la tortue. L’histoire est simple : un lièvre et une tortue s’affrontent à la course, contre toute attente, la tortue sort victorieuse. Le propos est explicite : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. ». Le thème est, généralement, le comportement moral à adopter, spécifiquement, la modération et la patience (et l’assurance excessive).

Le récit prend la forme d’un court ensemble de verts rimés, au temps du récit. Sa concision renforce son efficacité pédagogique.

Imaginons que nous voulions écrire un récit dont le thème soit l’amour. Le propos pourrait être « l’amour c’est nul ». L’histoire serait la suivante : une jeune femme, adolescente ou jeune adulte, vit dans une petite sous-préfecture rurale. Elle rencontre une autre jeune femme, dont elle tombe amoureuse. Après une liaison romantique, son amante rompt avec la protagoniste qui décide finalement que rester seule lui convient mieux.

Ce récit pourrait prendre des formes différentes. Reste à savoir celle qui servirait le mieux le propos, et permettrait le mieux d’en explorer le thème. Bien sûr, ce choix n’est pas purement cérébral : il dépend des goûts de l’auteur.ice, du contexte socio-économique et historique dans lequel i.elle est inscrit.e, etc.

On pourrait par exemple choisir le genre de la comédie. Pour faciliter l’implication du lecteur.ice dans les émois de la protagoniste, on choisirait d’écrire à la première personne, au point de vue interne, au présent. Le récit serait largement dialogué, son découpage (paragraphes, chapitres) mettrait en valeur le comique de situation et les retournements de situation. Le récit serait relativement bref, et sa lecture rendue la plus aisée possible.1

La même histoire, le même thème, le même propos pourrait tout aussi bien donner un récit différent. Ce pourrait être un roman dans lequel le narrateur externe s’emploierait par l’absence de modalisation, d’adverbes modificateurs, pour faire ressentir la distance croissante entre les deux jeunes femmes. Au contraire, un narrateur omniscient, capable de rentrer dans l’intériorité de tous les personnages étudierait la complexité des sentiments de toutes les parties prenante. Ou bien encore : un récit à la troisième personne uniquement focalisé à travers l’héroïne se concentrerait sur ses sentiments à elle, ses perceptions, sa « vision » de cette relation. Les combinaisons sont infinies. Les récits produits sont tous différents.

Schéma vierge

1 Cet exemple est issu d’une rencontre avec les usagères et usagers du tiers-lieu le Parallèle, à Redon, le 25 juin 2023.

Les écrivain·es peuvent-ielles être des professionnel·les ?

Dans son livre Que fait la police ? (et comment s’en débarrasser)1, Paul Rocher cite les historiens Berlière et Levy qui écrivent, au sujet de la notion de « professionnalité » : « Une fonction sociale se professionalise [c’est moi qui souligne] lorsqu’elle est prise en charge par un personnel spécialisé, dont le recrutement, la formation, l’affectation, la carrière, sont organisées de manière spécifique. »2

Berlière et Levy parlent bien sûr ici de la police et on voit aisément comment cette définition s’y applique. La police est en effet une institution à part dans la société (Rocher montre d’ailleurs comment elle tend, pour dire le moins, à s’autonomiser), dont les membres sont recrutés et formés selon des normes juridiques, sociales, morales et politiques singulières de manière à former un corps homogène3.

Cette définition est-elle applicable aux écrivain·es ? La revendication de « professionnalité » portée par certains écrivains a-t-elle un sens ? Une professionnalisation est-elle souhaitable ?

À première vue, les écrivains et écrivaines ne paraissent pas remplir les critères nommés par Berlière et Levy. Si l’on admet que pratiquer la littérature écrite relève d’une fonction sociale particulière (ne serait-ce que symboliquement), celle-ci ne fait l’objet d’aucune formation particulière organisée de manière institutionnelle ; c’est à dire qu’il n’existe pas de cursus « professionnalisant » pour devenir écrivain·e. Le recrutement dans le champ des écrivain·es reconnu·es comme tel·les se fait de manière arbitraire (l’édition choisit, en gros) et répond à des critères sociologiques mal étudiés encore (qui écrit ? Qui publie ? Qui écrit quoi ? Qui publie quoi ?). En tant que groupe social, les écrivain·es ne montrent aucune uniformité, bien que des phénomènes de concentration « en haut » tendent à créer une « sous-classe » d’ écrivain·es pauvres tourbillonnants autour d’écrivain·es riches (financièrement, symboliquement, légitimement, etc.). Enfin, il ne semble pas exister d’opinion politique majoritaire chez les écrivain·es.

Au sens où l’entendent Berlière et Levy, les écrivain·es ne sont donc pas des professionnels.

Pourquoi existe-t-il donc une Ligue des Auteurs Professionnels, qui revendique comme but explicite de « créer le statut de l’auteur professionnels ? »4 Cette revendication de professionnalisation me semble double.

D’une part, la « Ligue » fonctionne comme un syndicat, venant en aide aux adhérent·es dans des situations spécifiques à son champ d’action. Son travail a pour but de réclamer des droits sociaux supplémentaires ou simplement l’application des textes législatifs. En tant que syndicat, elle joue le rôle de « partenaire social », en interaction et opposée à la puissance publique (en l’occurrence, le Ministère de la Culture) et d’autres organisations comme le Syndicat National de l’Édition. Elle peut également mener des actions de lobbying auprès d’élus, dans le but d’obtenir une reconnaissance spécifique du statut des auteur·ices. Cette action cherche à améliorer leur situation matérielle : revenus, droits sociaux, etc.

D’autre part, la revendication de « professionnalisme » procède d’une inquiétude plus symbolique. En se disant « professionnelle », la Ligue dit en somme : « Les auteurs sont détenteurs de savoirs, de capacités spécifiques méritantes d’êtres reconnues comme telles. Ielles savent faire des choses que d’autres ne savent pas faire, ou savent les faire mieux. » Ces deux arguments sont évidemment recevables. Comme toute catégorie de personne qui s’applique à un métier, les écrivain·es ont développent des savoir-faire particuliers, pour la bonne et simple raison qu’ils y passent beaucoup de temps. Simplement dit : c’est en forgeant qu’on devient forgeron ou, en l’occurrence, c’est en écrivant qu’on devient écrivain·es. Si on trouve des écrivain·es pour appeler de leurs vœux ou applaudir (ou participer à) la création de cursus de formation spécifiques (comme les Master d’écriture créative, ou encore nombre de formations accessibles désormais par le célèbre CPF)5, cette revendication de « statut » les prend moins pour objet qu’une place symboliquement spécifique dans le corps social. Être professionnel serait être reconnu comme, non seulement compétent, mais aussi utile et surtout bien vu.

Cette insécurité symbolique prend au moins en partie sa source dans une insécurité matérielle. Pour l’immense majorité des écrivain·es, l’écriture et la publication n’est pas une source de revenus suffisante et ceux-ci doivent donc être complétés par une autre activité, salariée ou non.

Le régime néolibéral a ceci de particulier, dans le domaine symbolique, qu’il travaille le langage en profondeur. Il saisit des mots déjà investis de significations et porteurs d’affects, se les approprie, les évide pour mieux les remplir d’un sens (je pourrais presque dire, d’une direction) nouvelle, de sorte qu’en les utilisant, on valide à son corps défendant des idées avec lesquelles on se pense en désaccord.

Le piège est le suivant :

En revendiquant une professionnalité, les écrivain·es ne demandent pas ce qu’iels croient. Ielles pense exiger une forme spécifique de protection sociale en accord avec leur activité6 mais clament au contraire leur accord avec l’atomisation sociale néolibérale.

Dans Imaginaires du néolibéralisme7, Lionel Ruffel montre comment les écrivain·es sont amenés à multiplier les « activités annexes » (signatures, rencontres, festivals, ateliers, spectacles, etc.) qui remplissent la double fonction de sources revenus financiers et de publicisation de leur travail. L’entretien d’une « communauté » sur les réseaux sociaux, la diffusion en direct de ses séances d’écriture en sont l’une des formes les plus récentes. Le choix de « l’autoédition » procède à mon sens de la même dynamique.

Pour être « professionnel », un·e écrivain·e doit le montrer, et le démontrer. Iel doit le dire, l’affirmer. Autrement dit, iel doit le professer : revendiquer sa spécificité, son autonomie., etc., tout comme iel doit faire la preuve de sa légitimité pour remplir des dossiers de demandes d’aides et de subventions. Iel doit, comme n’importe quel autre individu dans une organisation néolibérale de la division sociale du travail, être à la fois producteur et investisseur en lui-même, et surtout en donner la preuve par le recul nécessaire à l’autopromotion.

L’organisation néolibérale du travail lui en fournit même les moyens parfaits : auto-entreprenariat, micro-entreprise, etc. Le monde de l’édition et de la production culturelle y est particulièrement adepte. Lorsqu’en 2017, l’AGESSA affirma que les directeurs de collection ne pouvaient plus être payés en droits d’auteurs, les grands groupes éditoriaux ont réagi, non pas en requalifiant les-dites directeur·ices en salariés… mais en leur proposant de facture en tant qu’auto-entrepreneur·ices8. On remarquera que personne ne conteste aux directeur·ices de collection leur « professionnalité »…

L’exemple des professeurs de l’éducation nationale (et du new public management de manière générale) peut être pertinent ici. Depuis une dizaine d’année, les ministères successifs (où l’on retrouvait presque toujours un certain Jean-Michel Blanquer à la manœuvre…) affirment répondre au « malaise des enseignants » en leur proposant une plus grande professionnalisation. En quoi consiste celle-ci ? En réalité, il s’agit de la technicisation, de la réduction de leur métier à un ensemble de compétences, évaluables (rouge/jaune/vert/bleu ; les parents d’élèves reconnaîtront), à la destruction des corps d’inspection indépendants ainsi que de la médecine du travail ainsi qu’à l’accroissement de ce que l’on appelle benoîtement « tâches administratives » : courriers électroniques, cahiers de texte, bulletins, réunions, etc. Pour le dire clairement, un enseignant « professionnel » n’est pas libre et responsable. Il est seul et soumis à l’arbitraire administratif, qu’il s’agisse de la direction de l’établissement, du rectorat ou du ministère.

En régime néolibéral, un professionnel est donc un individu seul, libre seulement de vendre lui-même ses « compétences » sur le marché du travail. Il n’est aucunement partie d’un ensemble de travailleurs partageants un métier. Il est en concurrence directe et absolue avec tous et toutes.

Je n’ai pas la prétention de trancher ici et maintenant la question de savoir si les écrivain·es occupent ou non une place spécifique dans la division du travail9, de nature à faire d’eux un corps social spécialisé, ou bien s’il est possible de se former, disons, « scolairement » à ce travail particulier. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est qu’iels n’ont rien à gagner, en régime capitaliste, néolibéral, à se revendiquer professionnel.les.

1 Éditions La Fabrique, 2022.

2 Histoire des Polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours, éditions du Nouveau Monde, 2011

3 Ne serait-ce que politiquement. Selon l’enquête électorale 2017 du Cevipof, 54 % des policiers affirmaient avoir voté pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligue_des_auteurs_professionnels

5 La question d’une formation spécifique en appelle d’autres, trop nombreuses et trop complexes pour que je m’y penche aujourd’hui : quels sont les savoirs et les gestes qui font un·e écrivain·e ? Comment ceux-ci sont-ils reconnaissables, et par qui ?

6 Au demeurant, on se demande bien pour quelle raison magique les puissances publiques de droite, alliées objectives de faire des intérêts des tenants du SNE, se trouveraient disposées à le leur accorder, dans un contexte de destruction systématique de la socialisation communiste de la valeur ajoutée.

7 Éditions La Dispute, 2016

8 Un statut à la couverture sociale moins développée, donc.

9 Bien que j’aurais tendance à penser qu’iels n’ont rien à gagner à revendiquer une coupure du reste des travailleur·euses.

À propos d’Eutopia

C’est un livre que j’ai longtemps écrit. C’est un roman « sur tout ». Si sa rédaction en tant que telle n’aura occupé qu’une année de ma vie, je pense pouvoir retrouver une trace de son impulsion il y a environ quatre ans, quand je me suis avoué pour la première fois que je pensais à rédiger « une constitution ».

Autrement dit, formuler d’autres règles du jeu, plutôt que ruer dans les brancards contre les règles présentes. Je me souviens du moment : c’était l’été ou pas loin, aux abords des étangs d’Apigné.

Voilà pourquoi c’est un roman « sur tout » : il fallait qu’il étudie radicalement la possibilité d’une autre société, plausible et désirable, qu’il l’étudie le plus possible à toutes les échelles. Il fallait que ce soit une coupe latérale et en profondeur. En anglais : leave no stone unturned, ne laisser aucune pierre non-retournée. Tout soulever, tout observer, tout ré-arranger.

Autrement dit : une utopie. Ou plutôt : une eutopie, un titre qui s’est finalement imposé de lui-même. Le bon endroit plutôt que le non-endroit.

Un endroit où il fait bon vivre, où vivre fait bon. Dans une conférence récente, Frédéric Lordon évoque la constitution d’un « habitus communiste » : un ensemble affectif, une idéologie, un cadre de pensée communiste. C’est cet habitus que j’avais envie de décrire. Autrement dit, je voulais raconter le genre de personnes que pourrait engendrer une société communiste, et inversement. En cela, Eutopia est autant un prolongement du Chien du Forgeron que de Ru : une tentative de répondre à la question « qu’arrive-t-il après la révolution ? », mais bien après, une fois que le changement est devenu normalité.

Roman sur tout, donc.

Roman sur la mémoire d’une part : le genre de l’autobiographie (fictive) me permettait d’aborder l’espace d’une vie entière à travers le point de vue d’une personne qui n’a jamais vécu que dans cette société-là, ainsi que d’explorer la persistance du souvenir par le jeu des tiroirs verbaux.

Roman d’amour aussi. Après m’être souvent entendu dire comme un reproche l’éloignement supposé des lecteur.ices aux personnages, je me suis fixé comme objectif de verser dans l’inverse. Je me souviens d’un appel téléphonique durant lequel j’ai déclaré à Simon Pinel, éditeur chez Argyll, vouloir écrire « un mélodrame communiste, un genre de croisement entre Les Dépossédés et Tout ce que le ciel permet. Je me souviens qu’il a ri, à sa manière que celles et ceux qui le connaissent reconnaîtront et qu’il m’a répondu, un peu sarcastique : « Mais Camille, tu te souviens qu’il faut que des gens l’achètent ? ».

Je voulais que ce livre soit la réfutation en acte du faux adage « les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Pourquoi n’en auraient-ielles pas ? Pourquoi le bonheur ne serait-il pas digne d’être raconté ? Pourquoi le bonheur, d’ailleurs, serait-il un état stable immuable, et non une chose dynamique ? Le personnage de Gob, mon « éternelle inadaptée », m’a prouvé s’il en était besoin que la contradiction et la conflictualité existe en eutopie. Néanmoins, je voulais que ce texte soit une tentative de réponse à la question : quelle histoire peut-on écrire une fois que, à l’aide de la proposition de « salaire à vie » de Bernard Friot, on a réellement libéré les personnages, tout en se privant du moteur dramatique le plus courant, à savoir l’aiguillon de la faim ?

Roman sur tout ? Non, bien sûr. La tentative est vouée à l’échec au moins partiel. Il y a bien des domaines de l’existence en eutopie que j’aurais voulu aborder sans le pouvoir, de part les nécessités du récit. Je crois tout de même en avoir abordé un grand nombre. Les vies d’Umo et Gob sont riches d’expériences, de liberté et de responsabilité. En vérité, il aurait été présomptueux de me croire capable de tout dire sur tout.

L’utopie est une conversation à laquelle voici ma contribution. J’attends avec impatience toutes vos réponses.

Longue route vers Utopie, chapitre 5

« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. »

Guy de Maupassant, Préface à Pierre et Jean

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? L’Utopie peut-elle prendre fin ?

La question de l’aboutissement pose nécessairement la question du commencement ; c’est à dire que « tout ce qui a un début a une fin », et inversement. Si l’Utopie peut cesser, alors serait-ce que ce n’était pas une Utopie du tout, mais simplement une marche, une étape dans le processus historique ? Si elle peut cesser d’exister par la force d’une chose aussi futile qu’une conclusion, alors peut-être n’était-ce pas une utopie du tout. Peut-être n’était-ce effectivement qu’un ici et maintenant particulier, enfin un là-bas qui serait ici.

Cet endroit que l’on s’est figuré pendant tout le temps de la lecture, pourtant, ne meurt pas quand nous refermons le livre. Nous emportons avec nous un peu de sa couleur, de son goût, de son langage. Nous emportons avec nous un changement ou, du moins, la possibilité du changement. La simple possibilité d’autre chose. Peut-être le mouvement utopique tient-il dans ce fait même : dans ce refus de s’achever. L’Utopie ne peut pas se satisfaire d’une fin. Elle résiste au dénouement car son cœur n’est un conflit dramatique ou une trajectoire tragique (bien qu’elle puisse contenir ces éléments) mais une question posée. Cette question, thématique, est celle de ce qui constitue une société et l’utopie, malgré les tentatives de lui en faire le reproche, ne la tranche jamais.

Le geste de Le Guin qui qualifie Les Dépossédés d’ambiguë n’est peut-être alors pas tant un bouleversement qu’un dévoilement : en vérité, toutes les utopies sont ambiguës, imparfaites. Ce qui les différencie des autres récits est peut-être seulement qu’elles ambitionnent de poser la question politique dans toute sa globalité plutôt qu’inscrire un récit dans des circonstances et dans des déterminations familières. Cette force est aussi leur plus grande fragilité. Leur volonté d’exhaustivité (ou de son apparence) appelle des questionnements précis. On leur pardonne moins facilement l’hésitation ou l’imprécision. On demande : « Mais, alors, comment font-iels pour faire telle ou telle chose ? D’où leur vient telle ou telle énergie ? Comment ces personnes résolvent-iels telle ou telle difficulté ? Le récit ne le dit pas ! ». Toutes les questions sont posées. Certaines sont résolues, d’autres non. Qui se confronte à l’utopie veut connaître toutes les réponses. Dans le cas contraire, c’est l’édifice entier qui risque la disqualification. Pourtant, c’est une tâche impossible.

L’ambiguïté en toute utopie se situe dans le simple fait d’oser imaginer, non pas des variations dramatiques autour de situations et structures connues (que ce soit par la déformation, l’amplification ou bien par l’exotisme) mais quelque chose d’entièrement différent et de meilleur. Les forces de reproductions du même sont si profondément ancrées en chacun.e de nous pour nous avoir prémuni contre de pareille tentatives. L’utopie est une construction dont, bien qu’on l’observe parfois avec délice et souvent avec fascination, on attend et on espère même l’effondrement sous son propre pois ; comme on élève des tours avec ce jeu pour enfant fait de languettes de bois toutes identique, le plus haut possible, pour le plaisir de les voir vaciller et, enfin, tomber. L’utopie, qui tient plus de la peinture d’un endroit étranger qu’une du récit d’une histoire, est condamnée à être un livre sur « tout ». Cette totalité est sa plus grande force, sa singularité, mais aussi sa faiblesse. L’utopie est tout à la fois condamnée à échouée et obstinée à poursuivre.

Guy de Maupassant déjà, l’écrivait : « Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. » Il réclamait pour le romancier le droit de choisir, et donc d’échouer dans cette visée holistique. Peut-être, sans le savoir, nous donnait-il une définition des obstacles qui se dressent devant l’utopie et devant les utopistes.

Comment l’Utopie se termine-t-elle ? Le voyageur qui l’a quittée y revient ; celui qui la visite décide d’y rester. Shevek retourne sur Anarres. Le journaliste comprend qu’il désir rester à Ecotopia. Dimos choisit de vivre à Hron. Toutefois, il écrit et imprime son récit à destination des habitants de sa Borolie natale. Si l’utopie ne peut se soumettre aux frontières, aux conventions dramatiques qui façonnent les récits dominants, alors comment pourrait-elle se finir « bien », ou « mal » ou même offrir une de ces fameuses « fins ouvertes », ultime hantise du spectateur/lecteur/consommateur à qui l’on a promis une résolution. Il l’exige. Tout s’achève. L’Atlantide doit sombrer. Le grand fossé doit être comblé ou, au contraire, s’agrandir jusqu’à dissuader toute tentative de franchissement.

Pourtant, pour que vive l’Utopie, celle-ci ne peut pas se terminer. L’idée même de fin lui est contraire. Si l’utopie finissait, cela signifierait que tout ce qu’il y avait à dire a été dit, et cette idée est sans doute l’idée la plus contre-utopique qui existe. L’utopie, sans cesse, appelle l’ailleurs, le dehors, l’autrement, le plus tard ou le bouleversé. Alors quoi ? Pas de fin, non, mais uniquement au sens de résolution. Le désir et la volonté, eux, restent inchangés : imaginer, toujours, ce qui pourrait être autrement. Si l’utopie venait à se conclure, cela voudrait dire qu’il ne reste que le réel et celui-ci, comme chacun.e sait, est insupportable.

L’utopie est infinie car, sans elle, nous resterions à jamais prisonniers d’Omelas, conscients des souffrances de l’enfant mais incapables de partir, condamnés à une félicité fallacieuse qui nous rongerait à jamais. Or, on le sait, l’Utopie est l’affaire de celles et de ceux qui partent d’Omelas mais n’oublient jamais la vérité de l’endroit dont ils sont partis.

Longue route vers Utopie, Chapitre 4

« Les gens heureux n’ont pas d’histoires. » disent-ils.

Pourquoi les gens heureux n’auraient-ils pas d’histoire ? Ne leur arriverait-il rien du tout ou bien les évènements dont ils seraient les protagonistes ne mériteraient-ils pas d’être racontés ?

Quelle vision du bonheur cet aphorisme (attribué à Tolstoï dans Anna Karenine) nous donne-t-elle ? Celle d’un état stable, voire permanent. Le bonheur serait une finitude, voire une complétude. Tout est accompli, tout est réglé. Les conflits sont réglés, les difficultés aplanies. Le conte de fée nous donne la vision parfaite de cette conception du bonheur dans sa traditionnelle phrase finale : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Le reste ne mériterait pas d’être raconté. De Cendrillon, entre vingt et trente ans, il n’y aurait rien à dire, rien à raconter. Elle passe en un refrain de jeune femme heureuse à la plus triste des mamans.

Car voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur est une destination. C’est un objectif. Sa recherche est un grand motif narratif : à la recherche du bonheur, comme d’autres du temps perdu. À l’autre extrémité du schéma narratif canonique, c’est une tranquillité destinée à être bouleversée, « perturbée » par un évènement. Pour que vive le récit, que le bonheur disparaisse. Que soit mis à mort le bonheur ! Longue vie à la reine histoire ! D’ailleurs, ne dit-on pas d’une personne qui pose problème qu’iel « fait des histoires » ? Devant une situation problématique, on s’écriera – c’est le sens commun – « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? ». Sans dérangement, pas d’histoire. Pas de mise en marche du récit sans cela.

Non, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Mais qu’est-ce que c’est, au fond que le bonheur ? Il est, comme son nom l’indique, de bon augure1, un bon présage mais aussi une circonstance fortuite favorable. Le bonheur tiendrait du hasard, de la contingence ou de la providence tout autant que son contraire, le malheur.

Le bonheur, durable, serait opposé au simple plaisir passager. Il s’agit pour Épicure de l’ataraxie, l’absence de troubles et le repos de l’âme. Est heureux celui qui ne se laisse aller à aucun désir ou plaisir superflu et qu’aucune mauvaise circonstance ne vient déranger. En ces termes, le bonheur n’est pas une présence. Ce n’est pas tant un sentiment positif qu’une absence de sentiments négatifs.

Mais, nous dit Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette ataraxie, ce bonheur statique n’existe pas car il est perpétuellement dérangé par la nécessité du mouvement, de l’action. Les êtres humains s’agitent, s’activent car – pour Pascal – telle est leur nature, pour leur malheur. L’impossibilité du bonheur est un mauvais sort jeté à l’humanité en paiement de son péché. Il ne reste qu’à parier sur une transcendance meilleure, vers un éden supérieur. Qui voudrait après tout, voudrait lire celle d’une personne parfaitement en repos dans une chambre ?

Bien sûr, alors, que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Le bonheur promis par la religion séculaire capitaliste n’est plus un absolu ou une transcendance. Le capitaliste est matérialiste : le bonheur est avant tout une affaire d’objets, de biens et de services. Le bonheur n’est plus qu’une affaire d’individus, ou au contraire de « dividus », pour toujours séparé des autres humains et non-humains. Seul, le consommateur ne peut être heureux que dans une consommation toujours recommencée. S’il est dans la « nature » de l’homme d’exercer sa puissance, alors la religion capitaliste oriente cette force vers la seule consommation. Au XXe siècle, la religion fasciste promettait la transcendance par la race ; celle du « socialisme réel » le bonheur juste à portée de main, après encore un dernier effort. Plus rien de tout cela. Le capitalisme n’arrête pas l’histoire mais il arrête le temps. Le bonheur est un éternel ici et maintenant, un dévoreur de tout. Rien d’étonnant à ce qu’elle se soit trouvé un nouvel avatar dans la pratique de la méditation, du recentrement. Tout à la fois, la religion capitaliste nous dit « sois en repos, ta chambre est bien fournie » et elle nous pique les côtes régulièrement pour nous empêcher de dormir. Grande conteuse, spécialiste de la pantomime et des jeux de masques, elle nous souffle sans cesse : « Voici une histoire de plus, d’aspect suffisamment différent pour tromper tes sens et ta raison. »

Car, voyez-vous, les gens heureux n’ont pas d’histoires.

Quelle terrible histoire en effet que celle du bonheur réel, matériel ! Qui voudrait lire le récit de la vie d’hommes et de femmes libéré des chaînes de la religion, des gens que l’aiguillon de la faim ne pique plus et qui travaillent librement ? Qui voudrait se plonger dans les actes et les pensées de celles et ceux qui ne vivent plus dans le déchirement de l’instant, du temps fragmenté, celles et ceux dont la psyché n’est plus déchirée entre le dedans et le dehors, le travail et le loisir, l’amitié et l’amour, l’humain et le non-humain ? Comment pourrait-on s’intéresser à ces vies là, heureuses non pas car elles sont dénuées de peines ou de plaisirs, mais parce qu’elles les font entièrement leurs, parce qu’elles les accueillent résolument mais sans stoïcisme ? Qui suivrait le voyage de celle qui part de chez elle, non pas pour trouver un monde meilleur que celui qu’elle laisse derrière elle mais, justement, car elle ne peut rester en repos dans sa chambre ! Et quelle chance que cette incapacité à l’immobilité !

C’est qu’il y a tant à voir, tant à faire, tant à raconter encore !

Mais non, secouons la tête tous ensemble.

Chacun sait que les gens heureux n’ont pas d’histoires.

1De « augurum » en latin : l’interprète des présages.

Longue route vers utopie : Chapitre 3

« À proprement parler, l’Utopie n’est pas un genre en elle-même, mais plutôt le sous-genre sociopolitique de la Science-Fiction »

Cette citation de Darko Suvin (in Metamorphoses of Science Fiction, 1979), que Fredric Jameson met en exergue de son essai à propos de la trilogie Mars de K. S. Robinson pose plusieurs questions. Même en admettant que la science-fiction1 soit un « genre » en elle-même (soit, selon Todorov « « la codification historiquement attestée de propriétés discursives »), ce qui n’est pas certain (hors d’un usage courant du mot), l’Utopie en serait selon Suvin une sous-catégorie, une fraction. La caractéristique singulière, séparatrice, de ce « sous-genre », codification dans la codification donc, énonciation particulière au sens d’une énonciation particulière, serait son caractère « sociopolitique ». Le « genre utopie » serait donc, parmi les œuvres de science-fiction, celles qui traitent des structures sociales et politiques, de l’organisation des sociétés et du pouvoir, de la vie des groupes humains.

On voit donc tout de suite ce que cette définition, certes lapidaire et sortie de son contexte a de problématique. Elle semble à la fois trop générale et trop spécifique : trop générale car quelle œuvre de fiction ne traite pas de faits sociaux et d’organisation politique ? ; trop spécifique car limitant l’utopie à un sous-groupe dans un corpus lui-même restreint. L’Utopie serait donc une littérature minoritaire au sein de la minorité.

Prenons l’exemple du roman de Robert Heinlein Révolte sur la Lune, qui met en scène la révolution des colons sélénites et leur émancipation de la Terre. C’est à n’en pas douter un roman socio-politique qui interroge la constitution d’une société, sa définition et son organisation politique. Cependant, je ne l’ai jamais vu qualifier d’« utopique ». Pourquoi ? Ma tentative de réponse serait dans le caractère sinon réactionnaire, au moins conservateur et libertarien de l’idéologie sociopolitique déployée par Heinlein. Cela tient sans doute aux similarités affichées entre son récit et la révolution américaine, fondée sur l’idée de liberté d’entreprise et de possession. Peu à voir à première vue avec, mettons, Les Dépossédés (qui raconte pourtant une histoire semblable).

Pourtant, la révolte des colonies américaines avaient quelque chose d’utopique, tout comme le roman d’Heinlein : il s’agit de faire advenir une société nouvelle. Un peu de la même façon, toutes proportions gardées, l’historien Johan Chapoutot montre le caractère lui-aussi utopique de l’idéologie nationale socialiste2. L’idéologie nazie a ceci de séduisant qu’elle est positive : elle fait la promesse d’un monde nouveau, un monde plus « naturel », un équilibre rétabli. La difficulté qu’il me semble toucher du doigt est la suivante : « utopie », avec son étymologie contestée et ses usages contradictoires, est un mot qui semble pouvoir contenir n’importe quelle idéologie. On peut penser ici à la citation fameuse de China Miéville : « Nous vivons dans une utopie : ce n’est juste pas la nôtre. »3.

Dans son ouvrage, Utopie et Socialisme, Martin Buber retraçait en 1950 l’itinéraire du « socialisme utopique » et n’oubliait pas de rappelait toutes les connotations négatives que le terme au cours des deux derniers siècles. « Utopiste » est une insulte, autrement dire « inconséquent », « doux rêveur ». Face à cette « rêverie » se place la rationalité brutale et auto-justificatrice du capitalisme libéral puis néo-libéral : le bon sens des choses qui existent pour et par elles-mêmes, car comment pourrait-il en être autrement ? Mais Buber ne s’en tient pas là et il réfute l’accusation de décrochage du monde en revenant à la notion de topos, ou lieu.

« Le socialisme utopique, écrit-il4, peut-être qualifié en un sens de topique : il n’est pas « sans lieu », mais il cherche à se réaliser selon les cas en des lieux et dans des conditions données, donc justement « ici et maintenant » dans la mesure du possible. »

L’utopie socialiste n’est donc pas un rêve. Il ne s’agit pas de la construction de « songes-creux » mais au contraire une tentative, toujours renouvelée de réalisation matérielle. L’utopie dépend, pour employer un terme marxiste et même léniniste, de ses conditions matérielles et de la réunion de celles-ci. Une véritable utopie socialiste, contrairement aux utopies néo-libérales ou nazies, ne sont pas des simulacres baudrillardiens, des plans tout prêts à appliquer sur un réel qu’il faut dominer (géographiquement, biologiquement, économiquement). Une utopie socialiste (je maintiens ici le terme de socialiste utilisé par Buber même si « communisme » me paraît plus pertinent pour des raisons déjà développée ici) est une construction matérialiste.

Buber continue : « Mais la réalisation locale n’est jamais pour lui [le socialisme utopique/topique] […] autre chose qu’un point de départ, un « commencement », quelque chose qui doit être là pour que la réalisation s’y cristallise, pour qu’elle conquière sa liberté et son autorité, pour que la nouvelle société se construise à partir de cette réalité, à partir de toutes ses cellules et de celles qui naissent à son image ». Buber montre ici l’ambition non pas isolationniste de l’utopie socialiste (île, camp dans la forêt, robinsonnade, ZAD) mais au contraire totalisante. L’utopie veut s’étendre matériellement à la totalité du monde. Pour autant, ces isolats ne sont pas sans valeur : tous les camps, toutes les ZAD, toutes les communautés sont une réalité à partir de laquelle l’utopie se construit, des modèles concrets, et, plus encore, les « cellules » de cette société nouvelle et vivante.

L’utopie si elle est matérialiste (au sens : l’étude des conditions matérielles, aussi objectives que possible, étants donnés les apports de la sociologie) n’est donc pas une construction monolithique, une cité sur la Lune. Fruit de l’activité humaine, elle porte en elle-même ses contradictions, ses contestations quand bien même elle serait désirable et bonne pour les êtres qui l’habitent. Le roman utopique doit donc faire la part de la dissension, non pas venue de l’extérieur, d’une nation ennemie cherchant à la déstabiliser, mais une dissension intérieure, d’ordre psychologique comme matériel. Tout comme il faut, dans ce paysage communiste, faire une place aux camps et aux ZAD sur, à partir et contre lesquelles l’utopie s’est construite, il faut oser poser les questions douloureuses.

Si, dans The Matrix, le traître Cypher se demande si l’on peut être heureux dans la Matrice (dans le mal, dans le mensonge, dans l’illusion), le roman utopique doit inverser cette question : peut-on être malheureux dans l’utopie ? Ce mal-être, quelle forme prend-il et comment la société utopique peut-être y répondre ? Poussons la question encore plus loin : si Cypher peut chercher à retrouver le mensonge dans lequel il est né et a été élevé, un.e utopien.ne peut-il.elle chercher à quitter son pays natal ?

Si oui, quelles en sont les raisons ?

1 Cauchemar définitoire : qu’est-ce que la science-fiction ?

Je vois trois définitions possibles, toutes les trois insatisfaisantes.

1. La science-fiction est une fiction qui met en scène la science et des scientifiques.

Ex : trilogie de Mars, le personnage de Saxifrage Russel – questionnement du scientifique comme héros.

2. La science-fiction est une fiction qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, actuelles et plus particulièrement prospectives. Importance de la technique : subdivision particulière, la hard-science, la SF avec de la « vraie » science, de la science pas facile dedans.

Elle s’appuie sur le principe de vraisemblance.

Exemples innombrables.

3. La science fiction est une fiction écrite de manière scientifique, qui s’appuie sur la méthode scientifique.

Difficulté : à ce compte-là, les Rougon-Macquart est une série de science-fiction. Qui plus est, Le Docteur Pascal remplit les trois conditions.

2Dans La loi du Sang, Penser et Agir en Nazi, Gallimard, 2014

3https://conversations.e-flux.com/t/china-mieville-we-live-in-a-utopia-it-just-isn-t-ours/7537

4Socialisme et Utopie, Martin Buber, L’échappée, 2016

À propos du Chien du Forgeron

L’histoire du Chien m’accompagne depuis longtemps, depuis l’enfance, depuis le raz-de-marée de La Tribu de Dana et Panique Celtique qui est sans doute le premier disque qui m’ait appartenu en propre. Le Chien du Forgeron n’était pas la chanson que je préférais dans l’album mais la répétition favorise la familiarité, et l’affection.

Une paire de dizaines d’années plus tard, je me promène sur le littoral escarpé du Nord Finistère, quelque part au bout du monde, le long d’une plage coincée entre deux falaises. Je suis plongé dans la rédaction de Ru et, comme souvent, au milieu d’un livre surgit l’envie, l’idée du livre qui suivra. C’est à ce moment-là que j’ai su comment j’allais raconter cette histoire. Ce serait une parole, quasi ininterrompue, à l’exception peut-être de l’artifice éditorial de la division en chapitre. Le premier signe du manuscrit serait un guillemet ouvrant, le dernier un guillemet fermant. Après cela, le narrateur aurait tout dit.

Bien sûr, je ne savais pas encore qui était ce narrateur, ni le rôle important qu’il finirait par jouer dans l’histoire du Chien. D’ailleurs, ce Chien aussi je le connaissais mal encore. Je ne savais de lui que « l’essentiel » (ou plutôt le superficiel) : le nom, le pourquoi du nom, la lance, la mort. J’ignorais où il vivait (Irlande, certes, mais à quoi cela ressemble ?). Enfin, c’était joué, le texte était là, il attendait d’être écrit. Du Chien, cet inconnu, je ne distinguais encore qu’une silhouette noire et étroite dans la brume. Son visage m’était encore dissimulé.

Il fallait de toute façon terminer Ru. Ce que je fis au début de l’année 2020. Je me mis à lire sur les celtes, pour comprendre, sinon le Chien lui-même, au moins le monde dans lequel il se mouvait, et les rapports sociologiques entre lui et son environnement. La liste non exhaustive de ces lectures est disponible en bibliographie dans l’édition grand format du livre. La claustration forcée du printemps 2020 m’en donna le temps.

J’avais promis à Simon Pinel un roman pour les éditions Argyll. Sur le moment, je pensais naïvement qu’il s’agirait d’un roman de science-fiction, de ce fameux roman sur des courses de vaisseaux spatiaux dont nous avions parlé à de nombreuses reprises. Il reçut au contraire deux, puis quatre chapitres, et bientôt huit chapitres racontant l’histoire du Chien, de ses parents Sualtam et Dechtire, de son ami et amant Ferdiad, de son épouse Emer, des enfants de Calatan, de Connla et d’Aife. Simon s’en trouva ravi et nous décidâmes de faire le livre ensemble.

Une grosse année plus tard, le livre existe, matérialisé sous la magnifique couverture de Xavier Collette. Il parle de ce qu’est être un héros, de ce qu’est être un homme. Il s’agit d’un roman extrêmement masculin, en ce que le masculin est son sujet d’étude. Les femmes n’y occupent pas une grande part ou, en tout cas, ne sont que rarement le moteur de l’action. Le cœur agissant reste le Chien et sa virilité conquérante à toute force, à tout prix, celle-là même que le roman se propose de questionner, voire de critiquer. Il serait inexact de qualifier ce roman de féministe. Il est en tout cas anti-viriliste.

Il faut bien avouer que le narrateur – et l’auteur qui se cache parfois derrière-lui – n’a guère d’affection pour Cuchulainn, le Chien du Forgeron. Cependant, ce livre n’est qu’une parole, une version. Il reste à dire et à écrire celle où Setanta ne choisit pas la gloire, celle où il ne devient pas un Chien. Cette histoire-là, aucun mythe ne nous l’a transmise.

Le livre est en précommande sur le site www.argyll.fr jusqu’au 8 août, et tous les exemplaires commandés seront dédicacés.

Liens connexes :

J’ai répondu aux questions de Xavier Dollo sur le site d’Argyll :

Pour la blague et promouvoir les précommandes, j’ai enregistré cette reprise d’un air fameux :

Longue route vers Utopie, chapitre 2

Dans Qu’est-ce que l’écosocialisme ? (éd. Le temps des cerises, 2020) Michael Lowy définit l’écosocialisme comme non seulement « l’appropriation collective des moyens de production » mais également par l’acte de « transformer radicalement les forces productives elles-mêmes » en « changeant leurs sources d’énergies », « réduisant la consommation globale d’énergie », « en supprimant les activités inutiles (…) et nuisibles » et « en mettant un terme à l’obsolescence programmée ».

Pour Lowy, l’écosocialisme n’est pas seulement « une modification des formes de propriété » mais « un changement de civilisation ».

L’utopie doit donc non seulement mettre en question les structures économiques mais également leurs orientations. Il ne s’agit pas seulement de « produire autrement » mais en de « produire autre ». Le monde hors du capitalisme doit rester capable de produire suffisamment de biens qui soient réellement des « biens » et non des « maux dissimulés ».

Dans Figures du communisme, (éd. La Fabrique, 2021), Frédéric Lordon fait également le constat de la nécessité de la division du travail. Il propose néanmoins quelques principes, quelques « impératifs directeurs d’une autre organisation sociale » : premièrement le statut des individus « convoqués en égaux » et la suppression des « rapports de subordination hiérarchiques qui les maltraitent », deuxièmement la nécessité pour le corps social de « relever chacun de l’inquiétude de sa subsistance », troisièmement la caractérisation « a priori ennemie de la nature » de la production humaine, subordonnée donc un impact minimum.

La société utopique doit donc être garante du « bien vivre » dans ses aspects psychologiques et physiques (fin de l’emploi subordonnant, « garantie économique générale » ou « salaire à vie ») mais aussi des conditions matérielles de cette vie en tant que durable dans l’environnement.

Reprenant à son compte la proposition de Bernard Friot, Lordon soutient également que, libérés des contraintes de l’emploi capitalistes, les individus ne se livreront pas à la paresse (quoique, pourquoi pas ?) mais au contraire « les gens feront des choses ».

La société utopique sera donc active, extrêmement active. La division de la production matérielle ne disparaîtra pas et une part même « restera contrainte ». Cependant, l’utopie fait le pari que, travaillant hors le capital, on travaille mieux.

Lowy et Lordon pointent parmi les activités « inutiles » la publicité. L’un dénonce le gaspillage matériel (en ressources et en force de travail), l’autre son arraisonnement du désir. Selon Lordon « l’erreur publicitaire (…) c’est d’avoir pris le désir de marchandise pour le désir tout court ».

Libéré des orientations mortifères du capitalisme publicitaire (voire de son expression extrême, le « stade pornographique du capitalisme » dont parle Patrick Marcolini dans Divertir pour dominer 2, éd. L’échappée, 2019), quel sera le désir en utopie ? Quelle place tiendront les objets, les biens de consommation dans une société qui ne sera plus celle de la consommation ? Quel sera le désir sexuel ? Quel sera l’érotisme libéré de l’influence, consciente ou non de la pornographie ?

Silvia Federici écrivait « Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail impayé ». Si le capitalisme est, comme elle l’écrit, « patriarcal » (en tout cas dans ses formes historiques et présentes ; l’hypothèse d’un féminisme capitaliste n’est pas incompréhensible), comment définir l’amour hors le capital ? Comment aimera-t-on en utopie ? Si le travail ménager et le travail de soin (« care labor) ne sont plus considérés comme des sous activités, s’ils ne sont plus hors le travail ni une extension du patronage capitaliste (voire Le capitalisme patriarcal, Federici, éd. La Fabrique), comment s’organiseraient-ils ?

Si la famille nucléaire, construite sur le modèle aristocratique puis bourgeois, a pour visée la « reproduction » (au sens bourdieusien) et la perpétuation du capital, cette famille (avec ses rôles genrés, sa position autarcique face au monde) peut-elle encore exister ? Si l’amour n’est plus le voile posé sur (encore une fois) la nécessité de subsistance ou l’intérêt économique, qu’est-ce que c’est ?

Comment aime-t-on en utopie ?

Si, comme le propose Ursula Le Guin dans « Le fourre-tout de la fiction… » (dans Danser au bord du monde, éd. l’éclat, trad. Hélène Collon, 2020), le roman ne contient pas de « héros » mais « des gens », quels sont les gens contenus dans le roman utopique ? Quels sont leurs rêves, leurs aspirations ?

Si l’on admet la définition de l’intrigue donnée par E. M Forster (et reproduite par Le Guin dans « Quelques questions sur la narration », ibid.) à savoir « un récit d’évènements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité », quelles intrigues se nouent en utopie ?Quelles causes (raisons ou idéologies) entraînent quels effets (matériels, psychologiques) ? Quels sont les conflits qui les animent ? Car l’utopie n’est pas le règne de l’apaisement éternel. La société utopique n’est pas dénue de conflits. Seulement ces conflits ne reposent plus sur la question propriétaire. Nombre de ressorts narratifs font alors défaut : la rivalité, le vol, le meurtre. D’autres se meuvent alors pour prendre la place libérée : l’émulation, le partage, la vie.

Pouvoir créer est-il un privilège ?

Dans une interview parue 02 avril dernier dans la revue Livres Hebdo, Alain Damasio, questionné à propos de ses relations aux « difficultés rencontrées par des auteurs », donnait la réponse suivante :

« Je ne me sens pas touché en raison du corporatisme que cela représente. D’abord, il y a tellement d’autres secteurs dans la merde et qu’il faut mieux aider. En second, je pense que nous produisons trop. Certains écrivent sans avoir la nécessité vitale de le faire. À un moment donné, même si on est très brillant, on ne se renouvelle pas assez. Je n’ai pas envie de défendre tout ça, ce n’est pas prioritaire. Pouvoir créer est un privilège. »

Cette réponse n’a pas manqué de faire largement réagir sur les réseaux sociaux et tout particulièrement chez les auteurs et autrices de fiction. En effet, ce paragraphe est problématique à plusieurs égards.

La dernière phrase interroge tout particulièrement. Que veut-dire Alain Damasio quand il conclue « Pouvoir créer est un privilège » ? On serait fondé de croire à sa bonne foi : l’auteur des Furtifs se sentirait privilégié de « pouvoir créer ». Il l’est sans le moindre doute. Si l’on entend « privilège » (« avantage (…) dont on jouit à l’exclusion des autres » donne le Littré) dans son sens économique, il est certain que les chiffres de vente de ses ouvrages parus lui assurent une rente régulière et importante. Son privilège est donc tout d’abord un capital économique, mais il prend également une forme symbolique. Alain Damasio passe aux yeux de la presse pour une sommité, une référence, bref, un expert. La moindre de ses interventions, la plus maigre parution est largement promue et commentée. Alain Damasio a donc le privilège d’une voix : il parle, on l’écoute ; il écrit, on le lit. Ces capitaux symboliques et économiques lui assurent donc de « pouvoir créer ». Il est en capacité de créer : les conditions matérielles en sont réunies. Encore une fois, c’est son capital économique qui le lui permet. Alain Damasio est l’un des très rares auteurs en France à « vivre de sa plume », bien qu’on lui connaisse d’autres activités professionnelles (dans le jeu-vidéo notamment). Il a le « pouvoir », il est puissant, d’autant plus qu’il cultive autant la rareté que le radicalisme formel.

Jusque-là, rien que de très enviable. Voici un auteur dont le « talent » (le « pouvoir créer ») a atteint le point d’auto-reproduction. Il ne paraît pas contraint de pourvoir à sa survie matérielle par une autre activité, comme l’immense majorité des auteurs. On pourrait traiter ses critiques de jaloux, avec peut-être quelque vérité. Quel auteur vivant ne le serait pas ?

Le problème est tout d’abord que, dans la précipitation lapidaire de sa formule, Alain Damasio donne un sens trop limité à l’action de « créer ». Celle-ci, au contraire de recouvrir la plus grande partie des activités humaines – créer une chaise, créer à manger, créer de la propreté… –, se limite à la création artistique et plus particulièrement littéraire et musicale dans son cas. Ce faisant, Alain Damasio perpétue l’image d’un artiste « hors du monde ». L’auteur qui peut créer serait donc privilégié car il est différent. Il possède une qualité, voire une essence qui le place à part du commun. Alain Damasio naturalise cette caractéristique de l’artiste car il lui donne le nom de « nécessité vitale ». Le privilège de la création serait donc réservé nécessairement à celles et ceux dont la vie en dépend, que quelque force surnaturelle pousse vers une création nécessaire. Implicitement, Alain Damasio s’inclut donc parmi ces rares élus. « Certains » en manquent et c’est d’eux que vient le problème.

Il trace ainsi une double fracture, économique et naturelle, entre lui et les autres (qu’ils soient auteurs ou bien ouvriers : des « tâcherons »). Il pointe – justement – la surproduction de l’édition en France et on ne saurait l’en taxer : un roman tous les quinze ans, hors quelques recueils et nouvelles ici et là, on ne peut pas dire qu’il déforeste à tour de bras (quoiqu’il paraisse s’inclure dans le « nous »). Il met donc les autres auteurs face à la contradiction de l’art et du marché, s’en retirant, la considérant résolue pour lui-même, oubliant peut-être que si tant d’auteurs « surproduisent », c’est justement par « nécessité vitale », c’est à dire pour manger (tandis que d’autres font autre chose « à côté »).

C’est que, lorsqu’il parle de « nécessité vitale », Alain Damasio n’évoque pas une réalité matérielle, concrète, celle des besoins de la reproduction matérielle dont on a vu qu’il est extrait. Il se place au contraire dans le champ de la morale. Créer serait pour lui un impératif moral, ce qu’il n’est pas pour d’autres, les responsables de la surproduction. Son capital symbolique lui assure une légitimation. Il est digne d’écrire, pardon, de « créer » : le voici démiurge. Le journaliste l’interroge sur les auteurs revendiquant justement cette « nécessité vitale » (« Nous voulons être payés pour notre travail », « nous crevons la dalle », etc.) ; il répond en fustigeant leur « corporatisme ». Le terme étonne de la part d’un homme se revendiquant de « gauche » : on l’attendrait plutôt dans la bouche d’un contempteur du mouvement syndical. Alain Damasio se place donc « hors de la mêlée » et il a raison : il n’y est pas, il s’en tient d’ailleurs habilement à distance.

À l’occasion donnée de se placer du côté de son propre travail , il préfère jouer un rôle moralisateur. Mais qu’ont donc tous ces gens à se plaindre, alors « qu’il y a tellement d’autres secteurs dans la merde » ? Ici, l’auteur de la Horde du Contrevent semble se rendre coupable, au mieux d’étroitesse de vue, au pire de mépris. En quoi les auteurs seraient-ils hors de l’ordre de la production ? Il n’en appelle d’ailleurs jamais à une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, mais à la bonne vieille charité libérale face à « des secteurs qu’il faut aider ». L’évocation d’un « brillant » indéfini qui ne se renouvelle pas semble évoquer une masse stagnante : la masse des auteurs, donc, corporation coupable de son propre manque de renouvellement, responsable de son sort, indéfendable (« Je n’ai pas envie de défendre ça » – c’est moi qui souligne).

Alain Damasio, dans cette intervention, paraît donc considérer son travail comme essentiellement différent de celui de la majorité des autres auteurs, comme de tous les autres travailleurs. Ce faisant, il personnalise, incarne (involontairement, on le souhaite, à défaut de l’espérer vraiment) le mythe libéral du créateur mystique, hors des choses matérielles de ce monde, rentier que pousse une inspiration mystique.

Alors, pouvoir créer est-il un privilège ? Les auteurs légitimes sont-ils des êtres essentiellement différents des autres êtres humains ? Cette position, en tout cas, semble bien peu compatible avec les valeurs humanistes qu’Alain Damasio se targue de représenter.

En le lisant le prétendre, on est tenté de songer au thème de son roman le plus célèbre : du vent, du vent, du vent…