À propos du Chien du Forgeron

L’histoire du Chien m’accompagne depuis longtemps, depuis l’enfance, depuis le raz-de-marée de La Tribu de Dana et Panique Celtique qui est sans doute le premier disque qui m’ait appartenu en propre. Le Chien du Forgeron n’était pas la chanson que je préférais dans l’album mais la répétition favorise la familiarité, et l’affection.

Une paire de dizaines d’années plus tard, je me promène sur le littoral escarpé du Nord Finistère, quelque part au bout du monde, le long d’une plage coincée entre deux falaises. Je suis plongé dans la rédaction de Ru et, comme souvent, au milieu d’un livre surgit l’envie, l’idée du livre qui suivra. C’est à ce moment-là que j’ai su comment j’allais raconter cette histoire. Ce serait une parole, quasi ininterrompue, à l’exception peut-être de l’artifice éditorial de la division en chapitre. Le premier signe du manuscrit serait un guillemet ouvrant, le dernier un guillemet fermant. Après cela, le narrateur aurait tout dit.

Bien sûr, je ne savais pas encore qui était ce narrateur, ni le rôle important qu’il finirait par jouer dans l’histoire du Chien. D’ailleurs, ce Chien aussi je le connaissais mal encore. Je ne savais de lui que « l’essentiel » (ou plutôt le superficiel) : le nom, le pourquoi du nom, la lance, la mort. J’ignorais où il vivait (Irlande, certes, mais à quoi cela ressemble ?). Enfin, c’était joué, le texte était là, il attendait d’être écrit. Du Chien, cet inconnu, je ne distinguais encore qu’une silhouette noire et étroite dans la brume. Son visage m’était encore dissimulé.

Il fallait de toute façon terminer Ru. Ce que je fis au début de l’année 2020. Je me mis à lire sur les celtes, pour comprendre, sinon le Chien lui-même, au moins le monde dans lequel il se mouvait, et les rapports sociologiques entre lui et son environnement. La liste non exhaustive de ces lectures est disponible en bibliographie dans l’édition grand format du livre. La claustration forcée du printemps 2020 m’en donna le temps.

J’avais promis à Simon Pinel un roman pour les éditions Argyll. Sur le moment, je pensais naïvement qu’il s’agirait d’un roman de science-fiction, de ce fameux roman sur des courses de vaisseaux spatiaux dont nous avions parlé à de nombreuses reprises. Il reçut au contraire deux, puis quatre chapitres, et bientôt huit chapitres racontant l’histoire du Chien, de ses parents Sualtam et Dechtire, de son ami et amant Ferdiad, de son épouse Emer, des enfants de Calatan, de Connla et d’Aife. Simon s’en trouva ravi et nous décidâmes de faire le livre ensemble.

Une grosse année plus tard, le livre existe, matérialisé sous la magnifique couverture de Xavier Collette. Il parle de ce qu’est être un héros, de ce qu’est être un homme. Il s’agit d’un roman extrêmement masculin, en ce que le masculin est son sujet d’étude. Les femmes n’y occupent pas une grande part ou, en tout cas, ne sont que rarement le moteur de l’action. Le cœur agissant reste le Chien et sa virilité conquérante à toute force, à tout prix, celle-là même que le roman se propose de questionner, voire de critiquer. Il serait inexact de qualifier ce roman de féministe. Il est en tout cas anti-viriliste.

Il faut bien avouer que le narrateur – et l’auteur qui se cache parfois derrière-lui – n’a guère d’affection pour Cuchulainn, le Chien du Forgeron. Cependant, ce livre n’est qu’une parole, une version. Il reste à dire et à écrire celle où Setanta ne choisit pas la gloire, celle où il ne devient pas un Chien. Cette histoire-là, aucun mythe ne nous l’a transmise.

Le livre est en précommande sur le site www.argyll.fr jusqu’au 8 août, et tous les exemplaires commandés seront dédicacés.

Liens connexes :

J’ai répondu aux questions de Xavier Dollo sur le site d’Argyll :

Pour la blague et promouvoir les précommandes, j’ai enregistré cette reprise d’un air fameux :

Long route vers Utopie – Chapitre 1

Le capitalisme, pour nous acclimater à sa domination, a produit plusieurs types de récits. La plupart de ces récits sont héroïques : un.e personnage, constatant un bouleversement de l’ordre établi, est amené à rétablir cet ordre, plus ou moins amendé. C’est là tout le sens du schéma narratif enseigné à l’école : une histoire va d’un point A à un point B, attendu que B diffère de A mais pas trop. Comme l’écrivait Lampedusa dans Le Guépard « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ».

Parmi ces récits héroïques, la fiction capitaliste aura particulièrement produit le récit catastrophe (avant, pendant, après) et le récit dystopique. Le premier est l’équivalent littéraire du film d’horreur, du slasher. on le lit pour frissonner assis dans son fauteuil, on serre la main sur l’accoudoir pour en ressentir la fermeté, la réalité : heureusement, le monde réel n’est pas si terrible. Le récit dystopique (ou contre-utopique), digestion capitaliste de 1984 d’Orwell, est plus frontalement un récit héroïque : un personnage (des personnages), seul face à l’institution toute puissante, le collectif déshumanisant fait ordre. Même objectif que pour le catastrophisme : se rassurer. Heureusement, les gouvernements sous lesquels nous vivons ne sont pas si terribles. D’où le malaise lorsque le monde réel se met à ressembler à Océania, où plutôt à la vision déformée qu’on en a. L’Océania d’Orwell n’était pas un repoussoir, pas uniquement d’une parabole braquée contre l’URSS : c’était aussi et surtout une identification des procédés utilisés par tous les gouvernements capitalistes (URSS inclus, donc) pour assurer leur domination. Hunger Games et consorts ne font qu’en reprendre les motifs les plus saillants, en vidant le reste de sa substance.

Le récit anti-capitaliste doit donc être non héroïque et non catastrophique. Il peut porter le nom d’utopie. C’est le mot « à la mode » : il appelle le « monde d’après ». Utopie donc : le non-lieu, mais aussi le « bon lieu ». Ce récit doit donc être non-héroïque : il ne s’agit pas du destin d’un individu exceptionnel (pour quelque raison que ce soit) amener à rétablir un ordre. Le primat du personnage, en tant que puissance narrative, doit être remis en question. Avec cela, nécessairement, remise en question de toutes les structures, les habitudes narratives prises dans la fiction capitaliste : trois actes, schéma narratif, conflits, dénouement. La forme sera autre, autant que le fond. Sans héros, c’est aussi sans adversaire, que celui-ci assume l’identité du rival ou de l’institution. La notion même de conflit est à reprendre : des oppositions oui, bien sûr. Pour prendre le chemin d’Utopie, c’est donc tous les manuels, tous les schémas bien appris qu’il faut jeter aux orties.

Il faut tendre l’oreille pour écouter ces récits venus d’un autre monde, un monde non pas au loin mais à côté. Il faut écouter, même si ce n’est pas facile avec le bruit ambiant. Ces récits doivent nous sembler étranges, étrangers, âpres. Ils sont aussi aussi difficiles d’accès pour un lecteur du XXIe siècle qu’un poème homérique ou roman du bas moyen-âge. Ce sont des traductions : chaque mot de la langue courante doit y posséder un sens légèrement différent. Cependant, ces utopies doivent être concrètes : il n’est pas question de vague déclarations de principe, de fables. Il faut voir ces femmes et ces hommes vivre, aimer, travailler, ne rien faire, mourir. Utopie n’est pas capitaliste : quelles sont ses structures de production et qu’y produit-on ? Pourquoi ?

Plusieurs de ces textes ont déjà été produits, et nul doutes que de nombreux autres viendront après eux. Les Dépossédés, d’Ursula Le Guin, bien sûr, ainsi que Le Dit d’Aka. Leur charge (au sens électrique) n’est pas amoindrie par leur ancrage historique : l’autre véhicule trop encore l’imagerie négative de l’URSS, l’autre prend pour modèle la révolution culturelle chinoise et sa force de coercition. Les Dépossédés est récit héroïque : Shevek est un savant brillant par qui le changement arrive. Sutty, la personnage du Dit est déjà un pas en avant. Elle écoute, recueille, habite ce monde. Les Dépossédés est la description d’une société communiste contrainte à s’accommoder de la pénurie : et s’il était possible de décrire une telle société, non d’abondance, mais de nécessité ? Le sous-titre des Dépossédés dévoile la clef du problème : c’est une « utopie ambiguë ». Le sort, l’interprétation en sont incertains.


C’est dans cette direction que va Ernest Callenbach dans Ecotopia : cette nouvelle nation de la côte ouest américaine est assurément « riche », généreuse et soucieuse de préserver cette abondance. Le personnage principal, s’il jouit au départ d’un statut privilégié, se font de plus en plus dans la population écotopienne en tant que simple observateur, témoin. Cependant, écotopia n’existe que pour être mise en contraste avec le reste des États-Unis. La question du travail est évoquée mais, si le mode de production capitaliste (entreprise, salarié, libre concurrence) est amendé, contrôlé, il n’est pas aboli.


Plus difficile encore est le cas de Chronique du Pays des Mères d’Elisabeth Vonarburg. Présenté comme utopie féministe, le roman est en fait un récit catastrophe de la branche « post ». La rareté d’individus du sexe masculin, loin de conduire à une remise à question radicale des structures de domination, laisse seulement la place tout d’abord à des harems puis à l’établissement d’une sorte de fédération de pouvoir féodal, codifiée par la couleur des vêtements (un des points communs avec La servante écarlate de Margaret Atwood), dans laquelle le corps des femmes est soumis à un contrôle au moins aussi terrible. Les enfantes y sont élevées dans l’ignorance. Une fois adultes, elles sont soumises à la ségrégation de classe, à la reproduction forcée, à l’eugénisme et aux corvées.


Dans son dernier roman (non traduit encore) The Ministry for the Future, Kim Stanley Robinson se propose de « combler le fossé » qui nous séparerait d’Utopie. Il fait toutefois le pari narratif d’accomplir ce travail au sein des institutions du capitalisme mondialisé : ce « Ministère du Futur » est une organisation liée à l’ONU, née des accords de Paris. On peut rester dubitatif quant à la capacité d’institutions politiques de la sorte, même animées par des gens de la meilleure volonté pour faire renoncer le capitalisme à son essence même : l’expansion illimitée. Le plus intéressant dans ce roman est peut-être ce que Robinson ne raconte pas, passe sous silence : la guerre livrée par la branche noire du Ministère pour abattre les avions, séquestrer le forum de Davos, faire sauter des centrales à charbon, assurer manu-militari le repeuplement des espaces naturels par les animaux. Cette révolution là, il ne l’évoque qu’à peine et pourtant, c’est elle en réalité qui finit par faire plier l’ordre établi. Ce roman est un roman catastrophe, oui, mais le roman de la mitigation de la catastrophe par les outils « déjà existants ». Il est peu probable, malheureusement, que cela soit suffisant.

Elle est longue et difficile, la route vers Utopie. Tout est à refaire, tout est à revoir. Les analogies ne suffisent plus. Ce chemin, loin d’être une fuite, est une lutte. L’échec est tout à fait envisageable. Il faudra alors recommencer. Ses habitants ne sont encore que des silhouettes dans la brume, qui se préciseront au fur et à mesure qu’on s’en approchera. Nul doute que nous en découvrirons, chemin faisant, bien plus que ce que nous espérions y trouver en partant.

Comment ne pas écrire un roman

Le premier conseil que je donnerais à toute personne souhaitant de ne pas écrire un roman est de lire, de lire beaucoup, de lire énormément. La fréquentation de romans réussis, voire de chefs-d’œuvre, qu’ils soient contemporains ou issus du patrimoine, est précieuse au non-écrivain. En effet, lire une bonne histoire dissuade à coup sûr de se risquer à en écrire soi-même une mauvaise. La lecture est donc essentielle pour ne pas écrire.

Afin de ne pas écrire un roman avec succès, il est également souhaitable de se livrer à une multitude d’activités, allant des travaux ménagers, au bricolage et aux loisirs créatifs, sans oublier de pratiquer une activité sportive régulière, de cuisiner équilibré, local et de saison, de prendre soin de ses proches, de ses animaux de compagnie ainsi que de ménager de bons rapports de voisinage. Le non-écrivain doit prendre soin de ne pas gâcher la moindre minute de temps libre. Ainsi, il ne sera jamais tenté de s’asseoir devant son carnet ou son ordinateur pour écrire.

Cependant, le non-écrivain devra – et c’est parfois le plus difficile ! – se ménager du temps pour ne rien faire du tout. Assis dans son jardin ou écroulé sur son canapé, il pourra ainsi méditer à ce livre qu’il n’écrit pas. Il saura laisser venir à lui toutes les impressions, les idées, les retournements dramatiques constituant cette œuvre qu’il n’écrira pas. La contemplation et la méditation sont donc de précieux outils pour ne pas écrire car elles permettent de sentir par avance combien toute tentative d’écriture est vouée à l’échec.

Pour ne pas écrire son roman, on prendra soin de ne rien regarder, de ne rien observer ni rien écouter ; bref, il faut s’appliquer à ne prêter aucune attention au monde qui nous entoure. Le non-écrivain saura se préserver de l’influence délétère de l’altérité et éviter toute découverte de nature à perturber ou, pire, à modifier durablement son délicat équilibre émotionnel et psychologique. Le non-écrivain est un être singulier et se doit en conséquence d’être considéré comme unique et précieux. Prendre à son compte un point de vue étranger le mènerait inévitablement à la fiction.

De nombreux ouvrages ont permis de soulever la distinction très fine entre deux profils de non-écrivains. Les « jardiniers », d’une part, cultive leur non-écriture sans la prévoir, découvrant chaque jour leur inaction littéraire. Les « architectes », au contraire, prévoient méthodiquement souvent à l’aide de nombreux outils, matériels ou logiciels, la manière précise dont ils ne vont pas écrire. Bien sûr, ces deux figures sont fictionnels : nul non-écrivain ne peut se concevoir comme entièrement « jardinier » ou pleinement « architecte ». Il revient à chacun de se placer sur ce spectre et d’en tirer les conclusions adaptées à sa propre non-pratique.

Enfin, et il s’agit peut-être de la chose la plus importante, celle ou celui qui veut se risquer à ne pas écrire un roman doit chercher à fréquenter d’autres non-écrivains. Il n’existe en effet pas deux non-écrivains identiques et les échanges entre entre pairs ne manqueront jamais de se montrer fructueux. Le non-écrivain ne doit pas hésiter à ne pas lire les livres que ses camarades, collègues et mêmes amis n’ont pas écrits. Ceux-ci, par l’éclat de leur échec, sauront l’aiguiller mieux que bien des paroles ou des manuels vers son propre non-accomplissement littéraire.

En appliquant méthodiquement ces préceptes, le non-écrivain mettrait en place les conditions propices à la non-écriture de son roman. Ces modestes conseils sauraient le préserver de cette dramatique erreur, : commencer à écrire.

Scrivere humanum est sed persevare diabolicum.

À propos de Ru

Qu’est-ce que Ru ?

Ru est la bête dans laquelle nous vivons tous. Ses dimensions sont telles qu’il est difficile de se la représenter. On en voit un bout, l’extrémité d’une griffe, la courbe d’une épaule ; on distingue sa forme rouge au loin sur l’horizon ; on en sent la présence tout autour de nous. Il y a différentes manières d’arriver à Ru. On peut prendre le train. On peut être l’unique rescapé d’une embarcation de fortune jetée sur le rivage. On peut aussi naître là. Cela importe peu. Ru est tout autour de nous. Ru nous colore, nous façonne, nous transforme que nous le voulions ou non.

Il est probable que Ru n’est pas si morte qu’on veut bien le croire. Elle se relèvera sans doute et nous emportera avec elle là où vont toutes les grandes bêtes rouges. Ce jour-là, advienne que pourra. Rien ne sera plus jamais pareil. En tout cas, il faut l’espérer.

Dans Pacific Rim, de Guillermo del Toro, le personnage interprété par Charlie Day explore le cadavre d’un monstre géant fraîchement abattu. Dès 2013, l’idée a germé : et si des gens s’installaient-là ? L’être humain a cette particularité : il insiste toujours pour s’établir dans les endroits les plus insolites et inhospitaliers.

Quelques années plus tard, un personnage a surgi. C’était un étranger à la recherche de son mari, une rock star disparue dans les entrailles de la bête. C’était presque un tiers du livre. C’était le commencement d’Alvid, et celui de Sandro. Youssoupha est venu ensuite, en regardant une falaise de granit rose, les deux pieds dans le sable d’une plage des Côtes d’Armor. Il était porté par les notes d’une chanson de Peter Gabriel qui parle de pluie rouge. Enfin, Coré est arrivée : un point écarlate et brûlant, un Regard Rouge fait femme.

En 2019, la préfecture de Ru s’est alors révélée à moi sous les traits de la « macronie » : la nudité d’un roi qu’il est impossible de prétendre ne pas voir. J’y ai versé toutes les bassesses, tous les mensonges, toutes les violences, toutes les mutilations physiques et morales commis par un arbitraire intolérable et impénitent. Ru s’est remplie de colère et de dégoût. Cette idée qui m’avait toujours semblé métaphorique s’est incarnée très concrètement, très charnellement. Le corps de Ru, c’est le corps social, le corps politique.

J’ai donc passé le deuxième semestre 2019 à Ru et j’ai mis quelques temps à en revenir. Je me souviens d’un après-midi, à Tours. J’étais au bord d’un lac et j’ai imaginé que le ciel n’était qu’un dôme peint, comme dans la scène de fin du Truman Show. L’air que je respirais, c’était Ru. Ce que je mangeais, c’était Ru. Toutes mes lectures me ramenaient à Ru, d’autant plus facilement qu’elle était toujours autour de moi.

Si au départ, la présence de Ru figurait celle, bien réelle, du capitalisme, l’image a changé au fur et à mesure de l’écriture. Elle s’est faite plus diffuse, plus confuse. Plus positive aussi. Il y a dans la présence de Ru davantage que ce que nous croyons, sottement et orgueilleusement, y apporter. Ru est devenue quelque chose qui nous dépasse et qui nous porte, un chant profond et grave avec lequel nous n’avons d’autre choix que de composer.

Ru est l’histoire d’une révolution, oui, mais d’une révolution presque involontaire et contingente. Inaccomplie. On y est étranger. On ne s’y bat pas « dans l’espoir du succès ». On cherche si bien quelque chose qu’on manque passer à côté de tout le reste. On y cherche un dedans, un dehors, un œil, une voix. On y enseigne, on y apprend. À la fin, tout a bougé, tout est secoué, renversé parfois, mais rien n’est terminé. Tout reste à faire.

Ru est le premier pas, difficile et nécessaire, sur le chemin de l’utopie. Qu’adviendra-t-il après ?

Seconde dépossession

J’écris un livre. Un mot, une phrase, un paragraphe après l’autre. Une fois qu’il est écrit dans son entièreté, on peut dire qu’il est « terminé », qu’il est écrit. Un livre n’est écrit qu’une fois qu’il est terminé.

Vient la première objection : un livre n’existe pas sans un lecteur. Ainsi, le texte enfermé sur sa feuille ou dans son traitement de texte n’a pas réalité sans un œil pour le scruter. Sans un lecteur. Ce serait le primat de la lecture, de la « réception ».

Si le texte n’existe pas sans lecteur, alors qu’ai-je fait pendant toutes ces heures ? Aurais-je écrit une illusion, un simulacre ou une simulation ? Si le texte n’existe qu’une fois lu, d’où sort-il quand je l’écris ?

Un lecteur, il y en a un. Il y a moi, mes notes, mes réflexions, mes conversations tout seul ou avec d’autres sur ce livre qui n’est pas encore écrit et qui n’existerait donc doublement pas : inexistence par ce qu’il n’est pas achevé, inexistence par ce qu’il n’est pas lu.

Mais d’où vient-il alors ? D’où viennent les images, d’où viennent les noms, les mots, les tournures, les figures de style, les senteurs, les sons, les notes ? Tout cela qui est en moi, qui n’est nulle part d’autre tant que je ne l’ai pas écrit, est-ce rien ? Alors, me voilà alchimiste plutôt qu’auteur, magicien avant écrivain : je fais quelque chose avec du rien. Mais ce rien, c’est moi. Le livre vient de moi, il est « de moi » (comme cette phrase attribuée à Flaubert : « Mme Bovary, c’est moi ! »). Donc je ne suis rien, si le livre n’est pas lu.

Voilà soudain le lecteur responsable de ma propre existence. Ce n’est pas tenable.

Soutenons alors la thèse d’une pré-existence : ce livre existe au préalable, a priori, et son écriture n’est qu’une mise à disposition. Un moyen. Pour employer un mot à la mode : une médiatisation. Le livre permet de lire à travers lui jusqu’à moi, via les personnages, les paroles, les actions, les lumières décrites. Toutes ces nouvelles, tous ces romans écrits mais jamais publiés, jamais ou si peu lus existent en soi tout comme j’existe. Ils n’en sont qu’une extension, un prolongement.

Et pourtant, il doit bien y avoir le livre, l’objet, le medium, la main tendue vers le reste qui, par sa force, efface tout ce qu’il ne contient pas. Un roman que je publie efface, invalide les précédents qui ne seront pas imprimés, pas reliés. Il les dissimule aux yeux du monde et, si je le laisse faire, à mes propres yeux.

Pour qu’il y ait livre, il doit nécessairement avoir transformation, du texte et donc de moi. Le travail éditorial, les corrections, la couverture, l’impression le serrement dans la reliure collée ou cousue : une mue qui n’est pas sans vie et donc sans douleur. Un livre n’est qu’une nouvelle peau sur un être qui existe déjà. C’est une première dissimulation, une première dépossession.

Je sais que le livre existe déjà car je l’ai vécu, fût-ce en pensée, assis à une table, par le biais de ma main, de mes doigts, des touches en plastique du clavier. J’en tiens les clefs car j’ai conçu la porte. Bientôt, viendra la seconde dépossession : quand des yeux inconnus, convaincus de faire jaillir de lettres mortes une vie nouvelle voudront en détenir l’essence, diront telle ou telle chose, lèveront un sourcil et trouveront tout cela insolite ou quelconque, diront une fin surprenante ou une intrigue convenue.

Certains le crieront sur la voie publique, et voudront faire de leur réception une œuvre nouvelle bien que celle-ci ne comprenne rien de l’élaboration, rien de l’intention première, nécessaire et suffisante, qu’elle appose en queue d’une œuvre un appendice croyant le jauger, au lieu de chercher à observer ce qu’elle est, ce qu’elle cherche à accomplir (éventuellement, une fois ces termes définis, une supposition de réussite ou d’échec).

Cette deuxième dépossession est sans conteste la plus violente des deux, imposant son préjugé sur ce qui ne leur appartient pas. C’est la dépose sur l’œuvre d’une grille de lecture (je pourrais écrire « grillage », ou « barreaux »), destinée à être appliquée sur tout, indifféremment. C’est l’assujettissement du texte à une autre subjectivité qui voudrait prendre la place de celle qui a produit le texte.

La première dépossession, bien que douloureuse, est – la plupart du temps – consentie. La seconde est un vol ou, pire, une imposture.