You are currently viewing « Danger d’extinction » : étude de texte d’une tribune de plus.

« Danger d’extinction » : étude de texte d’une tribune de plus.

Le 31 Juillet 2020, le quotidien Libération s’est fait le relais d’une tribune dans laquelle « plus de 170 musiciens, DJ et acteurs de la French Touch […] appellent la Ministre de la Culture à prendre des mesures d’urgence en faveur de ce secteur extrêmement fragilisé par la crise sanitaire ».

Plutôt que de revenir sur les raisons pour lesquelles de pareilles publications sont ultimement sans effet et ne possèdent pas la force de faire advenir quelque changement dans la définition sociale et la rémunération du travail artistique (et le temps semble me donner raison : le texte n’a eu aucun retentissement, ne serait-ce que médiatique), je voudrais prendre quelques minutes pour étudier la construction rhétorique du texte ainsi que les procédés argumentatifs utilisés.

Tout d’abord, il faut étudier les conditions d’énonciation de cette tribune elle-même. Une « tribune » se veut une parole publique. Elle prend ici la forme d’une lettre ouverte qui possède donc deux destinataires : la Ministre, destinataire explicite (le « nous » des auteurs s’adresse au « vous » de la Ministre) mais aussi le lectorat du journal. Je ne me risquerais pas à faire une sociologie du lectorat de Libération mais il y a fort à parier qu’il se sera trouvé sensible aux difficultés évoquées dans le texte. Le texte semble donc avoir une double visée : tout d’abord interpeller un responsable politique avec l’appui d’un média de grande circulation (et l’économie de chiffre qu’il amène : « tribune reliée X fois ») mais également émouvoir le lectorat pour le rallier un peu plus à la cause des auteurs.

Le titre sous lequel le texte est présenté n’a probablement pas été choisi par ses auteurs. Cependant, il met en valeur une métaphore qui en est tirée. La « musique électronique » – terme générique qui recouvre comme l’évoque le texte une extrême variété de musiques, si bien qu’on pourrait contester ici son emploi (Quelle musique ? Quels musiciens ? Quel public ? Quelle unité de vue peut-on supposer entre Laurent Garnier ou Martin Solveig est un musicien de moindre renom ? ) – serait « en danger d’extinction ». Cette métaphore produit un double effet. Il s’agit en effet d’une métaphore quasi-lexicalisée qui, au premier abord, se passe d’explicitation. La musique électronique risque la mort. Cependant, cette figure de style évoque également un imaginaire écologique puissant. Comme le panda, la musique électronique peut disparaître du fait de conditions entièrement extérieures à elle-même.

Ainsi, le lecteur est amené à éprouver de la compassion avec « la musique électronique » qui est placée dans une posture victimaire. Le lecteur doit s’émouvoir pour sympathiser.

Dans un premier temps, le texte s’attache à une entreprise de légitimation de la-dite « musique électronique ».
Pour ce faire, ses auteurs ne manquent pas d’en appeler à la persona publique de la ministre de la Culture nouvellement nommée. Mme Roselyne Bachelot a en effet largement été présentée par la communication gouvernementale comme une connaisseuse de « musique classique ». Pour s’attirer les faveurs de l’intéressée, le texte emploie les tournures flatteuses de rigueur : « belle maison de la Culture » « une femme qui l’aime tant (la culture) ». Le « spectacle vivant » (à contrario du spectacle mort ?) a « besoin », sollicite son aide. Encore une fois, les musiciens signataires se placent non en citoyens égaux, producteurs, mais en « êtres de besoins » pour reprendre la formule de Bernard Friot.

Si la tribune évoque la musique savante, c’est pour mieux tracer une ligne d’équivalence entre elle et la « musique électronique ». Référence est immédiatement faite au travaux (depuis longtemps légitimés par le monde de la « Culture » de Pierre Schaeffer). L’argument du nombre suit : la musique électronique se réclame de « plusieurs dizaines d’amateurs » pour un « courant aux expressions multiples et foisonnantes ». La musique électronique est donc diverses, « vivante » et surtout populaire. Elle est même « l’une des plus imposantes musiques contemporaines ». Littéralement, elle en impose. Le texte le précise bien : le « marché des musiques électroniques » c’est 17 % du chiffre d’affaires annuel des « musiques actuelles », somme j’en conviens non négligeable au premier abord.

Le poids économique du « secteur » est donc évoqué avant-même les institutions « officielles » de légitimation culturelles. La Philharmonie de Paris est évoquée ainsi que des noms aisément reconnaissables (Jean-Michel Jarre, entre autres, mais lui reviendra plus bas) qui sont présentés comme « les illustres compositeurs de notre temps » car, en effet, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Insistance est faite à nouveau sur l’aspect « foisonnant » et « exportateur » du secteur comme « myriade » de « diversité ». Enfin vient l’évocation de « l’utilité sociale » des pratiques culturelles défendues. La musique électronique favoriserait (toujours selon les auteurs) le « vivre-ensemble », un « public mixte » uni dans le « partage culturel et dansant ». Le paragraphe s’achève sur l’exclamation de ce sentiment unificateur : « Quelle joie ! »

Ce « constat » dressé, la tribune en appelle plus directement à « l’écoute » et au « soutien » de la Ministre de la Culture, tout particulièrement dans des circonstances sanitaires qui a laissé le secteur « dans sa grande majorité extrêmement fragilisé ». On notera donc que les noms évoqués en premier lieu sont certainement les moins fragilisés eux-même. Le texte regrette l’éloignement progressif du ministère des « centaines de compositeurs et interprètes » et sa prédilection de « segments plus restreints du prisme de la création ». De ces segments restreints, on ne saura rien. Quels sont-ils ? En ne développant pas, les signataires paraissent regretter que « l’aide » ministérielle ne se porte pas aux secteurs « larges » ou majoritaires. Curieux paradoxe, puisque l’économie de cette « musique électronique » semblait quelques lignes plus haut se porter particulièrement. Elle est d’ailleurs immédiatement après nommée « esthétique incontournable du champs des musiques actuelles ». Il est pour les signataires impératif (utilisation du verbe modalisateur « devoir) que ce « pan de la création » incontournable retrouve sa place dans l’action ministérielle.

Il ne s’agirait cependant pas de favoriser la création artistique en elle-même non (malgré tout le prestige que le texte n’a pas manqué de lui attribuer plus haut). L’argument massue arrive : le secteur des « musiques électroniques » représenterait « 100 000 emplois directs et indirects ». Qui plus est, le texte déplore que « pour des raisons historiques » malheureusement non explicitées les « producteurs et productrices » (terme à comprendre ici dans son sens général de « musicien » usité dans le domaine musical, et non dans son sens économique) soient « exclus » (injustice ! » de l’intermittence. Le constat fait ensuite est néanmoins valide : sans statut de travailleur, les musiciens privés de « terrain d’expression » (comprendre : cachets) sont « privés de toute ressource. ». Enfin, le texte évoque pour la première fois les « artistes émergents » (pas Jean-Michel Jarre, donc…) à la situation économique particulièrement fragile. En cela, on ne peut pas les contredire, mais il aurait été intéressant de développer les conditions de production particulières qui séparent ces « producteurs » des autres musiciens, par exemple.

La métaphore naturelle reprend ses droits. Pour appuyer l’urgence, les saisons sont évoquées et les auteurs nous effraient avec la perspective d’un « hiver glacial artistiquement » pour « l’écosystème » des musiques électroniques. C’est que les auteurs clament appartenir à un « patrimoine vivant » (un patrimoine étant un « bien », une « propriété » selon le dictionnaire Le Robert, on voit mal comment parler de propriété du vivant cadre avec la préoccupation écologique utilisée plus haut) ! Ce patrimoine réclame donc de l’aide, un « plan massif » (imposant…) de « sauvetage », voire même des « dispositifs opérationnels concrets ». Comme les promesses n’engagent que ceux qui les croient, les signataires évoquent les engagements du Premier ministre Jean Castex pour les « secteurs les plus touchés ». Mme Roselyne Bachelot appréciera sans doute l’aide-mémoire.

Pour autant, les « musiques électroniques » sont prêtes à faire montre de bonne volonté et à mériter leur aide. Elles veulent ouvrir le « chantier » (de la métaphore des saisons, passons donc à celle du BTP) de « Zones d’urgence de la Fête » (non explicité encore). C’est que, si les signataires réclament, ils ne réclament pas fort. Ils réclament l’opportunité de « travailler à nouveau » dans la « collaboration ».

Pour bien marquer l’urgence de la situation, les auteurs du texte la comparent à deux reprise à l’incendie de Notre-Dame de Paris : « la cathédrale des musiques électroniques est en feu ». D’imposante, voici les musiques devenues proprement monumentales.

Dans une dernière démonstration de « dialogue social », après avoir évoqué à nouveau les « valeurs puissantes » (quelles valeurs ? Les valeurs de qui ?), la « forte valeur ajoutée » (sic) du secteur, et après avoir répété la volonté des signataires de « donner du sens à la vie, […] cultiver les esprits, nourrir le monde et le bien-être des sociétés » (« We are the world…), après avoir réclamé et exigé avec tant de force, l’ultime revendication est celle-ci : qu’une délégation soit reçue au ministère pour y porter des « solutions tangibles ».

Si, comme semble l’avoir dit Jean-Michel Jarre, « Les musiciens sont les médecins de l’âme » et la musique joue un « rôle essentiel et il est important de la considérer à sa juste valeur », nul doute qu’une pareille radicalité de propos saura convaincre le gouvernement de se porter au « secours » d’artistes et de « producteurs », « travailleurs essentiels » dont on sait toute l’estime et l’intérêt qu’il éprouve à leur égard. Ce texte n’est au final qu’une tribune de plus, mais un assez bon exemple des discours serviles dans lesquels les « acteurs de la Culture » continuent de se complaire, un exemple particulièrement irritant dans l’argumentation qu’il met en œuvre, (métaphores compassées, tentatives grandiloquentes de légitimation culturelle, mélange maladroit des registres et des tons…) mais un exemple de plus.

Tant que les artistes, écrivains, auteurs, ne cesseront pas de réclamer les miettes du capital pour s’emparer du problème de la valeur qu’ils produisent réellement (17 % du CA annuel) et des conditions effectives de production de cette valeur (via la question de la rémunération des artistes), les gouvernements n’auront pour se donner bonne figure qu’à ouvrir leur porte une fois de temps à autres aux gentils signataires de tribunes contestataires publiés dans les même journaux qui relaient déjà passivement leur parole.

Laisser un commentaire