Imaginaires du politique

In memoriam, Fredric Jameson (1934-2024) « Always historicize »

Force est de reconnaître que le terme « politique » lui-même est problématique, écartelé entre son sens « commun », la politique, celle du monde des échéances électorales, des débats parlementaires et des intrigues d’appareils ou de palais, et le politique, ce qui relève du questionnement des structures sociales et de l’organisation des sociétés. Pour politiser nos imaginaires, force nous est de constater que ceux-ci sont bien davantage peuplés de la première que du second.

Raconter la politique ou récit politique ?

Prenons un exemple bien connu. La « prélogie » Star Wars – The Phantom Menace, Attack of the Clones, Revenge of the Sith – raconte un basculement politique d’un système instutionnel à un autre théoriquement différent : c’est le récit de la prise de pouvoir d’un politicien roué, le Sénateur Palpatine, qui réussit à se faire élire dictateur puis à transformer une République en son Empire personnel1. Le récit est clairement inspiré par une vision superficielle de la « chute » de l’Empire Romain, et George Lucas, le réalisateur et scénariste ne faisait pas mystère des ponts qu’il faisait entre l’univers de ses films et la politique étatsunienne du début des années 2000. Que choisit-il de nous montrer de ce changement de régime ? Pas grand-chose en réalité : des scènes dialogues dans des couloirs, dans des chambres oudans des bureaux. Étonnamment pour des films à grand spectacle, les basculements de l’intrigue ont presque toujours lieu par la parole et non par des gestes héroïques. Chacun des films culmine dans une séance au Sénat au cours de laquelle le pouvoir de Palpatine s’accroit par élection puis par plébiscite : il est d’abord élu Chancelier Suprême, puis on lui accorde des pleins pouvoirs exceptionnels, avant de s’autoproclamer « Empereur » sous les applaudissements des Sénateurs réduits à des figurines toutes identiques par le gigantisme du décor. « Voilà comment meurt la liberté : », commente Padmé, protagoniste malheureuse de la trilogie, « dans un tonnerre d’applaudissement ».

Ces trois films mettent donc en scène de la politique, mais sont ne sont pas des films du politique. La population n’est jamais montrée autrement que célébrant la victoire des héros ou bien subissant un joug oppressif. Les seules foules actives que l’on voit sont des groupes armés. Il ne semble pas y avoir de partis politiques dans cette République. Les seuls groupements d’intérêt que l’on y découvre sont ce qu’il faut bien appeler des lobbies, plus ou moins militarisés, comme la « Fédération du Commerce » ou le « Clan bancaire ». Pourtant, l’élément déclencheur de la trilogie (qui se révèle être une manipulation de Palpatine) est une augmentation des taxes commerciales, qui conduit la Fédération suscitée à faire le blocus puis à occuper militairement une planète. Tout cela est très dramatique mais, manipulations mises à part, pourquoi cette augmentation des taxes ? Dans quel but ? Pour financer quel besoin ? D’ailleurs, comment les décisions sont-elles prises, dans cette République ? Chaque « système »/planète semble se choisir un Sénateur, mais quels sont ses pouvoirs, quelles sont ses responsabilités ? Pourquoi diable la planète Naboo s’élit-elle une Reine âgée de… douze ans ? Et comment ? Etc.

Ces trois films sont donc un parfait exemple de récit d’événements « politiques »… non politisés. Cette absence de politisation des imaginaires se montre à mon sens par deux caractéristiques. Tout d’abord, ce sont des récits héroïques dans lesquels les actions d’un seul influencent dramatiquement le sort de tous·tes. Ensuite, la délibération et la recherche du consensus en sont presque entièrement absentes.

Imaginaires héroïques

Dès le plus jeune âge, les enfants qui fréquentent l’école française (et probablement les autres) apprennent qu’un récit possède un personnage principal, un protagoniste ou, dans le langage commun, un héros/une héroïne. Ce personnage particulier est appelé à vivre une aventure et à affronter des épreuves qu’il ou elle devra surmonter seule ou avec l’aide de ses allié·es. Cette conception du récit est celle que l’on enseigne dans les enseignements primaire et secondaire sous la forme des schémas « narratif » et « actanciel », et dans l’enseignement supérieur spécialisé sous celle des théories plus ou moins fondées du « monomythe », des récits en « trois actes », et dans les manuels dits « d’écriture créative ».

Ce récit, je l’appelle « héroïque » : c’est le récit d’un individu (ou petit groupe d’individus) dont les actions changent le monde à elles seules. Il peut s’agir du récit de Herakles nettoyant les écuries d’Augias comme de celui de la petite Taupe qui prend sa revanche contre le chien qui lui a fait sur la tête. La forme la plus « pure » du récit héroïque est celle des récits « d’élu.es » : un être doté de capacités hors-normes, prédestiné par sa nature même à bouleverser l’ordre du monde. La mythologie en est remplie, le cinéma et les littératures aussi. Les trois films Star Wars évoqués plus haut en sont un exemple frappant : le jeune Anakin est appelé « l’élu », celui qui doit « apporter l’équilibre ». Ainsi, pour continuer avec le « schéma narratif », la « situation finale » est un état tout aussi stable que la « situation initiale ». Le rôle du protagoniste des imaginaires héroïques est non seulement de changer le monde à lui tout seul, mais aussi d’assurer la pérennité de l’ordre qu’il instaure.

En dehors des récits les plus franchements mythologiques et des récits de chevalerie (qui restent encore aujourd’hui des influences importantes des littératures de l’imaginaire), l’héroïsme infuse également des récits qui abordent des questionnements plus politiques. Je voudrais prendre ici deux exemples qui abordent tous deux la question du changement climatique, entre autres.

Dans Paresse pour tous, Hadrien Klent raconte l’accession au poste de Président de la République d’Émilien Long, prix Nobel d’économie et théoricien d’une réduction du temps de « travail »1 à 15h par semaine. En dehors des questions théoriques que peut soulever une telle proposition, le roman est particulièrement héroïque en ce qu’il se concentre sur les quelques personnages qui aide Long à prendre le pouvoir d’état. La population française n’y joue aucun rôle actif en dehors de celui d’auditoire et de masse électorale. Long et ses alliés sont, de fait, en position d’éducateurs qui doivent instruire la masse. L’héroïsme se niche aussi dans la caractérisation même des personnages, dans leur caractère « exceptionnel » : Emilien Long est Prix Nobel de littérature, son meilleur ami est un trader richissime mais « éthique », sa directrice de campagne est directrice de recherche au CNRS, sa meilleure amie est éditrice, etc. Il serait malvenu de ma part et dans ma situation de chercher à dénigrer les « intellectuel·les » mais force est de constater que les « gentils » de Paresse pour tous le sont tous et toutes, sans exception.

Même constat, peut-être encore plus radical, dans le roman de science-fiction Terra Humanis, de Fabien Cerutti. Ici, un groupe d’étudiants d’une université d’élite fictive se met en tête de sauver le monde de la catastrophe climatique en créant un lobby. La protagoniste du récit est une jeune femme au QI de 260, et rentrée à Science-Po à 16 ans. Ses camarades, amis, compagnons, sont tous et toutes des jeunes gens issus des classes dominantes de la société, ou qui le deviennent. L’une d’entre elle est carrément la petite-fille d’un dictateur russe. Avant la fin du XXIe siècle, grâce à l’action providentielle de leur parti transnational « Terra Humanis », l’humanité a évité le pire et atteint une quasi immortalité. Les héros du roman sont en somme des magiciens et des prophètes : ce qu’ils disent arrive, avec une facilité déconcertante et très peu d’opposition. Quand l’un d’entre eux meurt lors d’une émeute (causée par un mouvement de protestation à l’inégale répartition du progrès technologique), il s’exclame « Mais je roule en voiture électrique ! ». Ses meurtriers ont le mauvais goût de ne pas reconnaître sa vertu et de ne pas suivre son exemple2.

Un contre-exemple (relatif). Le Ministère du futur, de Kim Stanley Robinson, met lui aussi en scène un mouvement de lutte au sein des institutions contre le changement climatique à l’échelle globale. Sa protagoniste est la directrice du « Ministère du futur », une agence onusienne. Il y aurait de nombreuses critiques à formuler sur les solutions institutionnelles que propose le romancier étatsunien mais son roman évite en partie l’héroïsme en éclatant sa narration, géographiquement et temporellement. Les discussions théoriques et les négociations politiques alternent avec les actions sur le terrain de différents acteur·ices, et, surtout, le roman s’ouvre sur la narration absolument terrifiante d’un épisode de canicule humide en Inde. Ainsi, les enjeux sont directement dans leur effet sur les populations.

Pour contrer les imaginaires héroïques, il est essentiel selon moi de briser le cadre des narrations individualiste. Il s’agit de faire entendre les points de vues de la multitude, au sens d’entendre ses voix mais aussi ses positions intellectuelles.

Imaginaires du débat

En 2019, à l’issue de ce qui restera peut-être comme le mouvement social le plus important des années 2010 en France, les révoltes de Gilets Jaunes, le président de la République Emmanuel Macron s’est lancé dans une vaste opération de communication appelée « Le Grand Débat ». Cela consista en une tournée d’événements « publics » au cours desquels Emmanuel Macron monopolisa la parole et ne répondit qu’à quelques questions soigneusement sélectionnées par ses équipes. Le dispositif était cadré pour ne lui opposer aucune contradiction capable de le déstabiliser. L’événement ne fut suivi d’aucun effet, n’eut aucune influence sur la politique néolibérale de son gouvernement et il est aujourd’hui largement oublié. Il ne s’agissait en vérité que de discours de plus, au milieu de chaises en rond plutôt que sur une scène, devant une foule.

L’une de mes scènes de roman préférées, dans l’un de mes romans préférés, est une scène de discussion. Il s’agit d’un débat à l’issue duquel aucune résolution n’est prise, et aucun consensus réel n’est trouvé. Elle est située dans la deuxième partie de Mars la Rouge de Kim Stanley Robinson. Dans cette scène, les cent passagers du vaisseau Arès, qui constituent la première mission d’installation humaine sur Mars, doivent s’abriter dans l’axe central du vaisseau des radiations émises par une éruption solaire. Alors qu’ils flottent en apesanteur, accompagnés par la Pastorale de Beethoven diffusée par les hauts parleurs, les voyageurs débattent de la conduite à tenir une fois qu’ils seront parvenus à destination. Faut-il appliquer à la lettre les plans conçus par le commandement sur Terre ou s’en affranchir ? Faut-il appliquer sur Mars la même organisation sociale que sur le monde qu’ils viennent de quitter, censément pour toujours ? Enfin, faut-il oui ou non « terraformer » Mars, transformer son atmosphère pour la rendre habitable à l’humanité ? En quelques pages, toutes les problématiques qui sous-tendent le roman et ses deux suites sont posées. Les différents personnages incarnent les différents point de vue et si certains semblent avoir la préférence de l’auteur, les autres n’en sont pas moins incarnés.

Cette mise en scène de la délibération me permet un outil précieux pour politiser les récits imaginaires. Pourtant, elle est plutôt rare. Il y a, selon moi, plusieurs raisons à cela.

La première est une méfiance face à l’explicite. Puisque les genres de l’imaginaire fondent leur ontologie et leur intérêt sur l’écart au réel, les auteur·ices répugnent souvent y injecter ce genre de discussions sur l’organisation des groupes humains, par peur d’être moins « divertissants ». Ils préfèrent les procédés métaphoriques, qui laissent davanage de place à l’interprétation des lecteur·iceset engagent peut-être moins leur propre responsabilité. Quand on parle d’orques ou d’extraterrestres, on peut nier parler d’humains. J.R.R Tolkien lui-même réfutait toute interprétation du Seigneur des Anneaux comme analogie des événements européens du XXe siècle, et lui préférait le terme d’« applicabilité »1 . À l’en croire, son roman n’est pas une allégorie de quoi que ce soit de précis mais peut « s’appliquer » à de nombreuses situations, périodes ou lieux différents.

Ensuite, le précepte de « show, don’t tell » s’est largement répandu au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Ce principe, que l’on retrouve dans beaucoup de discours (conseils, manuels, conférences) sur « comment » écrire – et surtout, comment écrire des livres qui se vendent – conseille, plutôt que de faire donner des informations par la voix du narrateur, voire par celle des personnages, d’exprimer ces informations à travers leurs actions. « Montrer », plutôt que « dire ». Selon moi, ce conseil est davantage applicable dans l’écriture de scénario pour le cinéma, où l’information passe directement par un stimuli visuel et non par un code écrit. On pourrait dire, en termes linguistiques, qu’il s’agit de privilégier le signifié au signifiant, et le cinéma est presque directement signifié, quand la fiction littéraire s’appuie nécessairement sur le signifiant. Ainsi, nombre d’auteurs préféreront faire agir le personnage d’une action qui « révèle » son point de vue, plutôt que de lui faire exprimer. Cela n’a rien en soi de problématique, mais la signification de l’événement repose alors entièrement sur l’acte individuel de l’acteur (qui, soit dit en passant, peut très bien être un collectif). Cette peur de l’explicite éloigne le récit de l’acte politique élémentaire, qui est le fait de choisir collectivement. Ces temps de délibération sont donc souvent éludés ou carrément non mentionnés. Politiser les imaginaires peut passer par narrer plus longuement ces moments, au détriment peut-être du « rythme » et de la « fluidité » du récit. « Show don’t tell » nous enseigne la peur de l’exposition, et je pense qu’il serait bon, au contraire, de lui redonner sa juste part.

Le troisième élément est peut-être une des réponse à l’hégémonie des deux premières. Dans son livre Workshops of Empire, Eric Bennett raconte l’établissement des « programmes » d’écriture créative dans les universités étatsuniennes après la Seconde Guerre Mondiale et l’idéologie poétique qui les menait. Dans sa conclusion, il donne cette citation : « Évitez d’intellectualiser. L’intellect peut comprendre une histoire, mais seule l’imagination peut la raconter. Préférez toujours le concret à l’abstrait. […] Il vaut mieux voir l’histoire, l’entendre et la ressentir que de la penser. »2 L’auteur de ces lignes est Stephen Koch, ancien directeur du département d’écriture à la Columbia University’s School of the Arts. Il résume très clairement les grands principes de cette conception de l’écriture littéraire : une focalisation sur le domaine du sensible et une méfiance envers l’expression de l’abstraction. Structurellement, les « ateliers d’écriture créative » apprennent à se concentrer sur les perceptions et les émotions individuelles, en prenant garde à ne pas en tirer de généralité. Dans la série télévisée Sex Education, le personnage de Maeve prend par à un tel atelier et on lui demande de raconter « son histoire ». De son point de vue. Narrateur et autrice confondues. Cet indivdualisme se double d’un anti-intellectualisme assumé : pas de point de vue surplombant, pas de regard sur les structures sociales dans leur ensemble. Pas d’expression directe de pensée politique, ou alors seulement à travers la voix des personnages. Eric Bennett résume à son tour dans le titre d’un article : How America told us to write small [Comment les Etats-Unis nous ont appris à écrire petit].

« Show don’t tell » nous enseigne aussi à abhorrer les interventions du narrateur, pour ne pas risquer d’éloigner le lectorat du récit lui-même, des sensations et des émotions des personnages. Même Ursula K. Le Guin, qu’on peut difficilement qualifier d’autrice conservatrice, regrette dans l’article « Une question de confiance » que Léon Tolstoï, auteur du « plus grand de tous les romans », La Guerre et la Paix, ne peut s’empêche de faire entendre sa voix « qui nous dit que nous devrions réfléchir à l’histoire, aux grands hommes, à l’âme russe, et ce genre de choses. » Pourtant, selon elle « Ses opinions sont beaucoup plus intéressantes, plus convaincantes et plus persuasives quand on les reçoit inconsciemment de l’histoire proprement dite que quand elles se mettent à ressembler à des cours magistraux ». Le choix du terme « persuasives » est important : pour elle, un récit devrait surtout chercher à persuader et non à convaincre – c’est à dire à en appeler aux émotions plutôt qu’au raisonnement.Il serait idiot de ma part d’affirmer qu’un registre est superieur aux autres, mais je veux simplement dire qu’il me paraît dommageable de se couper de certains genres discursifs au sein de nous récits, par simple aversion pour l’exposition. Il ne faut pas sous-estimer la capacité et la bonne volonté d’un auditoire à accepter un discours, pour peu qu’il soit intéressant.

Cette approche réflexive et théorique me paraît indispensable si nous voulons parvenir à une politique des imaginaires. Cependant, elle restera insuffisante si les producteur·ices d’imaginaires ne remettent pas en question également leur démarche formelle. Je voudrais aussi clore ce chapitre avec une citation tirée de L’inconscient politique (1981), dans laquelle le regretté Fredric Jameson résume sans doute mieux que je ne peux le faire l’absurdité de la dichotomie entre le « politique » et ne « non politique », et réduit à néant la prétention à l’indépendance des productions esthétique :

La distinction bien pratique entre les productions culturelles sociales et politiques et celles qui ne le sont pas devient pire qu’une erreur : c’est à dire, un symptôme et un soutien à la réification et la privatisation de la vie contemporaine. Une telle distinction réaffirme que l’écart structurel, l’écart conceptuel et l’écart d’expérience entre le public et le privé, entre le social et le psychologique, ou entre le politique et le poétique, entre l’histoire ou la société et « l’individu » qui – et il s’agit de la loi tendancielle de la vie sous le capitalisme – mutile notre existence en tant que sujets individuels et qui paralyse notre pensée sur l’époque et le changement autant qu’elle nous aliène de notre parole même. Imaginer que, à l’abri de l’omniprésence de l’histoire et de l’implacable influence du social, il existe déjà un monde liberté – qu’il s’agisse de l’expérience microscopique des mots d’un texte ou de l’intense extase des différentes religions – ne fait que resserrer l’étreinte de la Nécessité sur ces points aveugles dans lesquels le sujet se réfugie, à la recherche d’un projet de salut seulement psychologique et purement individuel. La seule véritable libération de ces contraintes commence avec la reconnaissance qu’il n’y a rien qui n’est politique et historique – en effet, « en dernière analyse », tout est politique.

1 C’est aussi l’histoire de comment Anakin Skywalker devint le maléfique Darth Vader, mais qui s’en soucie ?

2 En passant, je pense que le roman souffre d’une définition insuffisante (voire absente) du concept de travail, qu’il équivaut à peu près systématiquement à « emploi » en l’opposant au « loisir » (par exemple : le jardinage, comme si la production de subsistance n’était pas du travail).

3 Le terme « capitalisme » est à peine prononcé.

4 Koch, The Modern Library Writer’s Workshop

5applicability

6Koch, The Modern Library Writer’s Workshop

Quelques nouvelles & Eutopia : Deux ans après

Ça passe vite : on arrive déjà aux deux ans d’Eutopia, et le livre continue d’avoir une vie à lui, et de susciter des tas de réactions diverses. C’est très intéressant.

Éléments de réponse insatisfaisante à des critiques fondées

Parmi tous les retours que j’ai eus, et toutes les réactions dont j’ai eu connaissance indirectement, je suis particulièrement sensible aux critiques venues de mon « camps », à savoir l’extrême-gauche. De par ses sujets, le livre est lus par un grand nombre de gens que j’aurais tendance à considérer comme des camarades.

Un truc qui fait vivement réagir dans le livre, c’est la place de l’alcool et des stupéfiants. Plusieurs personnes ont remarqué que le roman n’interrogeait pas du tout les risques qu’ils induisent, la question des addictions, etc. Je n’ai pas de très bonne réponse à ça. Quand on écrit un roman, il y a des choix qu’on fait, en matière de sujets et de problématiques.

Le livre, c’est vrai, montre essentiellement l’alcool comme une boisson festive, quelque chose que l’on partage dans des moments de camaraderie. C’est ma vision « idéale » de l’alcool, c’est vrai. Je suis vraiment désolé si des gens se sont senties troublé.es par ça. Ça ne veut pas dire que je considère que l’alcoolisme n’est pas un problème. Concernant « l’herbe », puisque c’est comme ça que le livre en parle, j’avais pensé ça comme de « l’herbe à pipe » de hobbits.

Pour le dire vite (et mal), je ne pense pas que la consommation d’alcool ou de stupéfiants soient en soi un problème. Oui, ce sont des produits addictifs, c’est vrai. Mais je pense qu’il est possible d’en avoir une pratique moins néfaste. Ça ne signifie pas que je considère que c’est un non-sujet ou un « angle mort ». Idem la question de l’exploitation animale. Je suis entièrement d’accord qu’il n’y a pas de consommation de viande ou de drogue éthique sous le capitalisme. J’ai décidé de chercher à voir comment cela pourrait en être autrement.

On m’a parfois dit, ou j’ai lu, « mais comment est-ce que ces gens gèrent quelqu’un qui, lui/elle, souffre d’une addiction ? ». Ma réponse est : « je ne sais pas ». J’ai choisi de ne pas me poser cette question. Par contre, je serais ravi de lire un texte qui se la poserait. Je trouverais ça passionnant.

La question des discriminations de genre ou de race est un autre exemple de ça. J’ai lu ici et là des réactions, justement fondées, sur le fait que le roman n’en parle pas. C’est vrai. Là encore, c’était un choix. Je ne sais pas s’il est « bon », mais il était réfléchi et justifié. Il y avait tellement de choses dont je voulais traiter dans ce livre, dont les thèmes principaux sont le travail et l’amour, qu’il y a des choses que j’ai laissées de côté, volontairement. J’ai décidé, arbitrairement comme le fait un auteur, que la question était « réglée ». Ce n’était pas (tant que ça) une esquive, mais une prémisse de l’histoire. En tant que mec blanc cis hétéro, je ne me sentais pas à l’époque porteur d’une parole très pertinente sur ces enjeux, et je considérais que bien d’autres textes en parlaient mieux que moi. Mais ce n’était pas non plus un angle mort, mais un question de paramètres narratifs. Bien sûr, il est tout à fait concevable de me reprocher justement le choix de ces paramètres.

Idem la question de « comment en est-on arrivé là ? » : j’ai choisi de l’esquiver (en partie), même si j’en ai ma petite idée. Par contre, je peux vous recommander la lecture de Tout pour tout le monde d’Abdelhadi et O’Brien, qui en parle mieux que je n’aurais pu le faire 🙂

Là encore, on est d’accord ou non, mais c’était un choix narratif. Il est contestable (ils le sont tous) et je suis toujours ravi d’en parler.

Je pense aussi qu’il y a peut-être, parfois (je répète mes précautions oratoires pour ne pas qu’on m’accuse de pontifier ou d’être sur la défensive 🙂 ), quelque chose de l’ordre d’un décalage entre les horizons d’attentes des lecteur.ices et le texte lui-même. Là encore, je trouve ça passionnant. Je n’ai jamais envisagé Eutopia comme un texte prescriptif. Il s’agit d’un texte d’imagination : il cherche à formuler des images, des figures différentes.

Je l’ai écrit ailleurs, c’était un point de vue, situé, une participation à la conversation. Surtout, il s’agissait de partir de la proposition de salaire à vie de Bernard Friot, et d’essayer de la pousser dans ses retranchement, jusque parfois ses apories. Le texte a pris d’autres aspects, bien sûr, dans sa forme et dans la manière dont il se déroule. C’est à partir de ce postulat que j’ai cherché à imaginer la construction de cette société, jusque dans l’intime. C’est « tout ». Un autre point : je le dis dès que j’en parle, Eutopia a été dès le départ conçu comme un mélodrame. Parce que c’est un mélodrame, le texte prend beaucoup de temps pour étudier les émotions de son narrateur. Je peux comprendre que ça ne plaise pas (moi-même, je ne suis pas toujours client de ce genre de choses…) mais c’est ce que c’est.

De même, on a qualifié ci-et-là le texte de « naïf ». Je pense que le texte est suffisamment ouvertement matérialiste pour éviter cet écueil. Par contre, oui, j’ai fait le choix (en raccord avec mes convictions) de penser que beaucoup de conflictualité serait évitée dans une structure sociale moins violente, ce qui ne signifie pas que tout est magiquement réglé (et c’était un des enjeux du personnage de Gob, entre autres). Ensuite, je tenais, à toute force, à faire un livre feel good. Le but était de faire sourire, de procurer un certain apaisement peut-être, ou en tout cas, de faire du bien aux lecteur.ices. C’est un point de vue personnel, mais je pense que vouloir faire du bien et montrer la possibilité du meilleur des humains n’est pas faire preuve de naïveté ni éviter les conflits.

Ces quelques réflexions ne cherchent pas, je le répète, à écarter les critiques. Si j’y réfléchis autant, c’est qu’elles me paraissent au contraire très fertiles. Je ne prends pas le temps d’écrire tout cela pour faire une « défense » de mon livre (on me l’a assez reproché, et face à des « critiques » de bien plus mauvaise foi que celles-ci), mais simplement pour, peut-être éviter quelques malentendus et déceptions. Si vous me lisez, vous savez que je suis un grand partisan de la vision de la critique défendue par Maupassant dans sa préface à Pierre et Jean. Je ne développe pas ici, ce serait toute une théorie de la réception, et ça en ennuierait beaucoup:)

En attendant, je suis toujours ravi que le livre vive autant et suscite autant de paroles et, donc, de contradictions. Cela nourrit énormément mon travail en cours et ça me fait beaucoup réfléchir. Je remercie chacun.e de celleux qui prennent le temps de lire et de discuter du livre, et je suis toujours partant pour le faire de vive voix.

À propos des travaux en cours, quelques nouvelles.

Le temps passe à toute vitesse, de campagne électorale en campagne électorale, de trêve politique en J.O. de la honte.

– Si cela vous dit, j’ai mis à disposition un texte que j’ai appelé Le livre sur l’écriture dont vous êtes le héros/l’héroïne. Vous trouverez plus de détails et un lien de téléchargement en cliquant ici.

– Après une pause de six mois, je reprendrai les déplacements à partir de la rentrée. Il y a déjà plusieurs dates enthousiasmantes fixées, que je donnerai une fois l’été terminé.

– J’ai entrepris l’écriture d’un roman assez complexe dont je ne peux pas vraiment parler encore, mais c’est très enthousiasmant et j’espère que j’arriverai à le mener à bien.

– L’année 2025 va être chargée. J’aurai trois (!) sorties à défendre.

Tout d’abord, en janvier, Eutopia sortira en poche aux éditions J’ai Lu, qui ont déjà publié Le Chien du Forgeron en poche. C’était essentiel pour moi que le livre soit disponible aussi dans ce format. Je ne fais aucune promesse (d’ailleurs, ce n’est pas moi qui décide) mais nous discutons du prix le plus modique possible. J’en profite pour rappeler que le prix du grand format est aussi le plus bas possible, et même largement en-dessous, pour les mêmes raisons !

Au printemps, je publierai deux nouveautés dans deux registres très différents.

D’une part, Jenny Marx – Une vie mouvementée, aux éditions Textuel. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une biographie de Jenny Marx, épouse de Karl Marx. C’est un texte un peu hybride, avec du roman, de l’histoire, des extraits de correspondances et, dans l’ensemble, un questionnement sur la place des femmes dans l’histoire du mouvement ouvrier. J’ai appris plein de choses en l’écrivant, et j’espère que ça vous intéressera.

D’autre part, je publierai aux éditions Rageot un roman à destination des adolescent.es. Le titre (de travail ? ) est Un Spectre hante la Z.A du Val Fleuri. Pour la faire courte, c’est une histoire de fantômes, de droit du travail, de droits des personnes réfugiées, et de militance lycéenne. Je me suis énormément amusé à l’écrire, même si ça traite de sujets pas drôles du tout. C’était un type d’écriture très différent de ce que j’ai pu faire avant. Si jamais ça marche, j’y retournerais bien pour une suite, mais chaque chose en son temps !

Voilà pour moi !

Je vous souhaite à toutes et tous une bonne fin d’été. À très bientôt !

Camille

Le livre sur l’écriture dont vous êtes le héros ou l’héroïne.

Chèr.es toustes,

J’ai écrit ces derniers temps un petit texte, un “livre-jeu” intitulé Le livre sur l’écriture dont vous êtes le héros ou l’héroïne.

Le livre :

Pas vraiment un manuel, pas vraiment un essai littéraire, Le livre sur l’écriture dont vous êtes le héros ou l’héroïne prend la forme d’un parcours à choix multiples à travers un processus d’écriture et la manière dont je viens à l’envisager.

Ce n’est pas un livre sur « comment écrire », mais plutôt sur « quelles sont les questions qui se posent quand on écrit ? ». Les réflexions et propositions sont illustrées par des exemples littéraires mais pas que. L’idée c’était que ce soit amusant, tout en permettant de synthétiser diverses réflexions en cours.

C’est aussi un work in progress, et je ne m’interdis pas d’y revenir et de le retravailler à l’occasion.

(la couverture est pas jolie, mais je suis pas graphiste, et c’était vraiment parce qu’il en faut une ^^)

À prix libre :

Je le rends disponible gratuitement et libre de droits. Cependant, si vous avez quelques euros à dépenser, voici quelques options :

Vous pouvez faire un don à https://utopia56.org/, une association qui s’occupe de l’accueil des exilés en France.

Vous pouvez donner à l’une de ces ONG locales qui travaillent en Palestine :
https://buildpalestine.com/2023/10/25/local-palestinian-organizations-responding-to-the-humanitarian-crisis-in-gaza/

Ou alors un don à https://www.anticor.org/, une organisation qui lutte contre la corruption en France.

Si vous voulez me donner l’argent à moi (c’est vraiment pas obligé, j’insiste) :

Je fais de la musique qui est dispo à prix libre sur Bandcamp. Si vous voulez m’adresser directement de l’argent, c’est le meilleur moyen : https://firsthundred.bandcamp.com

Vous pouvez aussi acheter un de mes livres en papier ou en numérique.

Les liens pour télécharger le livre :

En pdf : cliquer ici.

En livre numérique, format .epub : cliquer ici.

Bises à tout le monde,

Camille

M. – Une allégorie

d’après une idée originale de Terry Pratchett


À de très rares exceptions, les idées n’ont pas de réalité matérielle. On ne peut ni les toucher, ni les sentir, ni, comme le disait un homme masqué, les tuer. Il faudrait une puissance considérable, une inimaginable force de croyance pour susciter un être qui soit l’allégorie de cette idée, qui en soit la représentation et l’incarnation parfaite.Les idées n’existent pas. J’en étais convaincu de connaître la vérité à propos Emmanuel M.

Car, voyez-vous, j’ai l’intime conviction qu’Emmanuel M. n’existe pas. Ou, plutôt, qu’il n’existe pas d’homme appelé Emmanuel M. Je sais trop bien à quel point cette idée peut paraître saugrenue, farfelue, ou tout simplement idiote. Pourtant, c’est la vérité. Pourtant, chaque jour, je dois me souvenir que mes sens me trompent.

Emmanuel M. n’existe pas plus que le Père Noël ou la main invisible du marché. Il est une allégorie vivante, une idée faite corps, qui se dissipera sitôt que l’on cessera de croire en lui ou de le trouver utile.

Mais je me rends compte que je m’anticipe par trop mon récit.

Je travaillais à l’époque comme journaliste pour un quotidien d’envergure nationale. J’avais réalisé plusieurs enquêtes qui rencontré assez d’intérêt sans susciter trop de polémique. J’étais dans les bonnes grâces du directeur de la rédaction, ainsi que – je le soupçonnais – dans celle des actionnaires les plus importants du journal. Encore six moi, un an peut-être, et ma carrière aller décoller.

Un matin, le directeur susmentionné me fit appeler dans son bureau et me demanda d’en fermer la porte. Il m’annonça que le journal avait décroché un entretien avec Emmanuel M., dont la discrétion médiatique n’avait d’égal, disait-on, que son influence durant son bref passage au gouvernement. Il se murmurait qu’Emmanuel M. avait quitté son ministère pour concourir à l’élection à la plus haute fonction républicaine. À demi-mots, le directeur me laissa entendre que M. comptait annoncer sa candidature durant cet entretien, qui devait se tenir une semaine plus tard.

J’acceptais, bien sûr, sans excès d’enthousiasme qui m’aurait fait passer pour servile, et j’assurais au directeur que je m’acquitterais de cette tâche avec sérieux et professionnalisme. Il posa paternellement la main sur mon épaule et déclara que le journal comptait sur moi. Mon éducation m’avait rendu peu sensible à ce genre de démonstration, mais je fus tout de même ému, quoique je n’en montrai rien.

Je passai la semaine suivante à préparer mon entretien. Je fus surpris du peu d’informations que je parvins à recueillir à propos de M., surtout en ce qui concernait sa vie avant de prendre part au gouvernement. Il avait une épouse, et leur histoire avait un quelque chose de romanesque de nature à susciter l’engouement des magazines à succès. On connaissait le lycée où il avait étudié, mais je ne parvins à retrouver aucun camarade de classe. M. avait fait une grande école d’administration, et je trouvai bien quelques témoignages de ses professeurs, mais rien de bien intéressant. Après cela, il avait disparu dans les couloirs anonymes de grands établissements bancaires.

Ses lectures étaient trop courantes pour dénoter un réel goût. Il n’avait pas de films favoris. Il disait ne pas écouter de musique. M. n’avait pas non plus d’animaux de compagnie. Je parcourus les photographies que me proposaient les moteurs de recherches et les archives du journal : sur toutes, il arborait la même expression, le même regard. Seuls changeaient ses vêtements, comme autant de costumes, selon la situation. M., affirmait-il, avait une passion pour le théâtre, ce qui expliquait sans doute en partie son ambition pour les hautes fonctions publiques.

Un magazine à scandale titrait le mois précédent : « Le mystère M. ». Il me sembla que cette formule, bien que racoleuse, disait quelque chose de ma situation.

Je tournai mes recherches vers ses actions au sein du gouvernement. Dans l’usage courant, une loi récente portait son nom, mais ce n’était pas lui qui l’avait portée au parlement, ni même proposée. Dans les minutes des conseils des ministres, il ne prenait presque jamais la parole, et toujours de manière succincte. Pourtant, il était présent sur les photographies. Je visionnais quelques unes de ses interventions télévisées mais, peu importait le nombre de répétitions de la vidéo, je ne parvenais jamais à retenir ses propos suffisamment longtemps pour prendre des notes.

Malgré tous mes efforts, j’étais démuni et je regardais l’entretien se rapprocher avec une anxiété grandissante. Au journal, je feignais l’assurance et la confiance, autant devant le directeur de la rédaction que devant les autres journalistes. Je savais que de la réussite de cet article dépendait non seulement mon futur au sein de ce journal, mais aussi toute la suite de ma carrière.

Le jour arriva. Glacé d’angoisse, je me vêtis et je me rendis à l’adresse indiquée. Même si je voulais vous la dévoiler, je ne le pourrais pas : je ne m’en souviens plus. Je pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage de l’immeuble. Je sonnai. On me fit attendre quelques minutes dans un fauteuil confortable. Je croisai les jambes pour signifier une détente qui ne soit pas de la désinvolture. Enfin, la secrétaire poussa le battant de la lourde porte en bois pour me laisser entrer. Je passai le seuil.

La pièce était vide. Les murs étaient blancs, le plafond décoré de moulures. Sur une cheminée condamnée, quelques bibelots. Dos aux hautes fenêtre, un imposant bureau en bois massif, sur lequel était posée une unique feuille. J’hésitai, je toussai pour annoncer ma présence, j’appelai même. Personne ne vint. Intrigué, curieux, je m’approchai du bureau et je soulevai la feuille.

Elle était couverte de caractères imprimés. De longues réponses succédaient à des questions ; précisément les questions que j’avais préparées et dont personne d’autre que moi n’avaient eu connaissance. Pourtant, c’était bien mes propres mots que je lisais.

Je sentis soudain une présence derrière moi et je me retournai. J’eus tout juste le temps d’apercevoir une silhouette emprunter une porte dérobée que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Je clignai des yeux. J’appelai de nouveau. Il me semblait avoir reconnu la silhouette de M. Par la porte me parvenaient désormais le bruit de conversations. J’osai m’approcher et je penchai la tête par l’encadrement.

Dans cette pièce dissimulée, je ne vis pas Emmanuel M. Cependant, la pièce n’était pas vie. Au contraire, elle était remplie d’hommes et de femmes dont, bien que certaines furent tournées dans ma direction, je ne me garde aucun souvenir du visage. Derrière eux, des écrans montraient des images, fixes ou en mouvement, des portraits de M. en pied ou en gros plan, aux côtés de courbes et de tableaux de statistiques.

Ces hommes et ces femmes ouvraient et fermaient la bouche à l’unisson, et j’eus le sentiment d’assister à quelque rituel obscène et interdit, quelque invocation secrète dont le but m’apparut évident : il s’agissait de faire apparaître M., une créature conforme à leurs pensées et capable de faire advenir leurs désirs, un nouveau golem chargé, par une triste ironie, de défendre les intérêts de leur coterie.

Je compris alors pourquoi je n’avais trouvé si peu d’information sur le passé de M. Je n’avais pu que parcourir les traces éparses d’une fiction. La vérité s’imposa brusquement et violemment à moi : Emmanuel M. n’existait pas.

Entre eux et moi, assis à une table étroite, courbé sur un ordinateur, il y avait un petit homme aux cheveux blancs, en bras de chemise. En plissant les yeux, j’arrivai tout juste à discerner ce qu’il écrivait. La police de caractère était la même que celle sur le feuillet que je tenais à la main. Voilà ce que je réussis à lire :

Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface.

L’homme dut se rendre compte que je l’observais. Il se retourna vers moi et ordonna :

« Fermez cette porte ! »

Je me suis exécuté.

Je n’ai jamais rencontré Emmanuel M. Je n’ai jamais pu mener d’entretien avec lui. Je suis cependant convaincu que, par intention ou par accident, j’ai vu ce jour-là ce que l’on peut dire de plus vrai de lui.

Bien sûr, ce n’est pas ce que le journal a imprimé.

Intrigue & hasard – Pour des récits inefficaces

La littérature est généralement perçue comme un art essentiellement narratif. Écrire, c’est raconter quelque chose : une série d’événements et/ou d’actions. La preuve : dans son enseignement scolaire, la description fait l’objet d’un enseignement séparé du récit, ainsi que fragmenté (description de lieu, portrait « fixe », portrait « en mouvement », etc. La « description », souvent en partie confondue avec le récit sommaire d’ailleurs, est souvent considérée comme excessive et donc préjudiciable au rythme du récit, à « l’immersion » du lecteur·ice ; on peut prendre pour exemple typique le « sens commun » qui voudrait que le premier chapitre du Seigneur des Anneaux , « À propos des hobbits » soit long, inutile – et ce alors qu’il est le cœur thématique du récit, et alors que sans lui, la dernière partie dans laquelle le Comté est soumise par Saroumane n’a pas de sens (dernière partie d’ailleurs omise par l’adaptation cinématographique, elle même accusée d’avoir « trop de fins »).

Dans Aspects du récit, E.M Forster fait ainsi la distinction entre « histoire et intrigue ». Il définit l’histoire comme « le récit d’événements arrangés dans leur séquence de temps » (que cette séquence soit chronologique ou non, d’ailleurs). L’intrigue s’en distingue car il s’agit d’une organisation logique : « L’intrigue est aussi un récit d’événements, mais cette fois l’accent est mis sur leur causalité. « Le roi est mort et puis la reine est morte », voilà une histoire. « Le roi est mort et puis la reine est morte de chagrin », voilà une intrigue. La séquence de temps est préservée, mais c’est le lien de cause à effet qui prédomine.

De ce caractère logique, coordonnant même – « La reine est morte de chagrin car le roi est mort. » –, de l’intrigue découlent de nombreuses habitudes analytiques et critiques contemporaines, et particulièrement l’insistance sur ce que la langue anglaise nomme « plot ». Les questionnements face à l’œuvre littéraire portent sur la cohérence logique des événements ainsi que sur son équivalent dans la « caractérisation » des personnage, à savoir la « motivation », sur laquelle nombre de méthodes d’écriture insistent. Le récit doit avoir un moteur : il doit avancer, rouler. Le récit est ainsi pris dans une logique d’efficacité, de fonctionnement à défaut parfois de cohérence. La question centrale de l’analyse du récit devient « pourquoi ? », mais un pourquoi simplement causal et actanciel : pourquoi tel personnage fait-il cela ? Quelle est la cause de tel développement ? Pourquoi telle action en entraîne-t-elle une autre ?

Cette habitude narrative découle à mon sens en partie d’habitudes de spectateur.ices de cinéma. Le cinéma, en tant que forme du récit, est précisément un art de la séquence : il consiste en un enchaînement d’images et de son, dont c’est justement l’enchaînement qui produit le sens. Le cinéma majoritaire (et la série télévisée, caractérisée justement par une focalisation sur les personnages – d’où des cadres généralement plus serrés pour s’adapter à des écrans plus petits et une prédominance de la parole ; sentence d’Orson Wells : « La télévision, c’est de la radio avec de l’image ») est une forme narrative qui va tout droit. Création (« par ailleurs ») industrielle, il est soumis à des protocoles de production aisément reproductibles, ainsi qu’à des cahiers des charges.

Nombres de romans et de nouvelles que j’ai l’occasion de lire ressemblent plutôt à des scénarios de cinéma : insistance sur la séquence des actions, et de la parole. Il me semble par ailleurs que l’apparente ubiquité des temps du présent dans ces récits procède de la même « contamination » : le cinéma est en effet un art du présent, arrêter le film pour revenir en arrière relève d’une rupture de narration. Ces récits avancent.1

L’intérêt du récit littéraire se tient selon moi dans sa capacité, au contraire, à sinuer, à serpenter, à aller et venir, accélérer, ralentir, s’attarder, à digresser et à omettre, à longuement décrire ou au contraire à esquisser, à se montrer expansif ou lapidaire. Ainsi, il est intéressant de considérer la description non pas comme des déviations ou des « ralentissements » du récit, mais comme une partie essentielle de son développement, et je dirais même spécifique au récit narratif. Ils découlent de la voix narrative choisie, ainsi que du point de vue exercé – pour continuer la comparaison, le point de vue est unique au cinéma : celui du cadre, et la matérialité des images et des sons ne laisse que peu de place au questionnement.

Le récit littéraire possède aussi le pouvoir de refuser l’impératif de causalité, et à cultiver le doute ou l’incompréhension. Pourquoi ce personnage agit-il de telle manière ? Allez savoir. Les gens font parfois de drôles de choses. Le roi est mort. Ensuite, la reine est morte. Y a-t-il un lien entre ces deux événements ? Aucune idée. Leur entourage s’interroge, le lecteur·aussi. Quelle est la « motivation » des actes de Lol. V. Stein ? Bien malin qui pourra le dire.

Sans repousser complètement toute notion d’intrigue et de causalité, qui peuvent elles-mêmes être porteuses de sens et de résonances thématiques, il me semble pertinent de cultiver dans le récit littéraire le hasard, la contingence, l’arbitraire. Au creux de ces fissures dans l’implacable de nos réels immanents ou fabriqués, c’est là que peuvent se nicher une salutaire poétique de l’incertitude, une politique de l’inefficacité.

1 Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de porter un « jugement » sur l’écriture au présent. Seulement, comme l’écrivait L.P. Hartley : « Non seulement le présent fait concurrence au récit par son effet de réel immensément supérieur, mais il le contraint à respecter la marche de l’aiguille sur le cadran, ou la cadence des battements du cœur. »

Récit, histoire, thème, propos – ébauche théorique.

Commençons avec un peu de géométrie. Soit un triangle équilatéral.

La surface intérieure de ce triangle constitue ce que je nomme le récit. À chaque sommet du triangle se trouve l’un des termes suivants : l’histoire, le thème, le propos. Ce sont les trois composantes du récit.

L’histoire est ce que le récit raconte, c’est à dire les personnages, le contexte spatio-temporel, les péripéties. C’est ce qui arrive, à qui cela arrive et comment.

Le thème est le sujet du récit, c’est à dire ce dont il parle. Il peut s’agir d’idées très générales : l’amour, le pouvoir, la richesse, la pauvreté, la condition humaine, etc.

Le propos est ce que le récit dit du thème, c’est à dire son point de vue ou encore sa thèse.

Le récit, enfin, est la forme qui lie entre eux ces trois éléments, quel que soit le medium utilisé. Un récit est une certaine histoire, qui tient un propos sur un certain thème, d’une certaine manière.

En littérature, il va s’agir du point de vue, du temps de conjugaison, de la situation d’énonciation, etc. choisies. Ce que l’on nomme le « style » relève du récit et sa réussite ou non ne peut s’évaluer qu’en rapport à ses trois « pôles ».

Bien évidemment, ces quatre catégories s’influencent et interagissent. Un récit est « accompli » lorsqu’elles sont en cohérence les unes avec les autres.

*

Prenons pour exemple Les Misérables de Victor Hugo.

Dans son roman, Victor Hugo raconte la rédemption de Jean Valjean, injustement condamné à vingt ans de bagne pour avoir volé du pain dans le but de nourrir sa famille. C’est l’histoire.

Comme l’indique le titre, le thème du récit est la misère. Son propos est, schématiquement, que la misère peut et doit être éradiquée.

Son récit prend donc la forme suivante : un roman raconté par un narrateur omniscient, aux temps du récit, dans lequel le narrateur intervient à plusieurs reprises en lui-même pour commenter les événements. On pourrait ajouter que la longueur du récit a pour but de traiter le thème en profondeur, etc.

Bien sûr, ce que l’on considère comme une forme « efficace » varie selon les endroits et les époques. La forme du récit

Pour prendre un autre exemple : la fable Le lièvre et la tortue. L’histoire est simple : un lièvre et une tortue s’affrontent à la course, contre toute attente, la tortue sort victorieuse. Le propos est explicite : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. ». Le thème est, généralement, le comportement moral à adopter, spécifiquement, la modération et la patience (et l’assurance excessive).

Le récit prend la forme d’un court ensemble de verts rimés, au temps du récit. Sa concision renforce son efficacité pédagogique.

Imaginons que nous voulions écrire un récit dont le thème soit l’amour. Le propos pourrait être « l’amour c’est nul ». L’histoire serait la suivante : une jeune femme, adolescente ou jeune adulte, vit dans une petite sous-préfecture rurale. Elle rencontre une autre jeune femme, dont elle tombe amoureuse. Après une liaison romantique, son amante rompt avec la protagoniste qui décide finalement que rester seule lui convient mieux.

Ce récit pourrait prendre des formes différentes. Reste à savoir celle qui servirait le mieux le propos, et permettrait le mieux d’en explorer le thème. Bien sûr, ce choix n’est pas purement cérébral : il dépend des goûts de l’auteur.ice, du contexte socio-économique et historique dans lequel i.elle est inscrit.e, etc.

On pourrait par exemple choisir le genre de la comédie. Pour faciliter l’implication du lecteur.ice dans les émois de la protagoniste, on choisirait d’écrire à la première personne, au point de vue interne, au présent. Le récit serait largement dialogué, son découpage (paragraphes, chapitres) mettrait en valeur le comique de situation et les retournements de situation. Le récit serait relativement bref, et sa lecture rendue la plus aisée possible.1

La même histoire, le même thème, le même propos pourrait tout aussi bien donner un récit différent. Ce pourrait être un roman dans lequel le narrateur externe s’emploierait par l’absence de modalisation, d’adverbes modificateurs, pour faire ressentir la distance croissante entre les deux jeunes femmes. Au contraire, un narrateur omniscient, capable de rentrer dans l’intériorité de tous les personnages étudierait la complexité des sentiments de toutes les parties prenante. Ou bien encore : un récit à la troisième personne uniquement focalisé à travers l’héroïne se concentrerait sur ses sentiments à elle, ses perceptions, sa « vision » de cette relation. Les combinaisons sont infinies. Les récits produits sont tous différents.

Schéma vierge

1 Cet exemple est issu d’une rencontre avec les usagères et usagers du tiers-lieu le Parallèle, à Redon, le 25 juin 2023.

Pouvoir créer est-il un privilège ?

Dans une interview parue 02 avril dernier dans la revue Livres Hebdo, Alain Damasio, questionné à propos de ses relations aux « difficultés rencontrées par des auteurs », donnait la réponse suivante :

« Je ne me sens pas touché en raison du corporatisme que cela représente. D’abord, il y a tellement d’autres secteurs dans la merde et qu’il faut mieux aider. En second, je pense que nous produisons trop. Certains écrivent sans avoir la nécessité vitale de le faire. À un moment donné, même si on est très brillant, on ne se renouvelle pas assez. Je n’ai pas envie de défendre tout ça, ce n’est pas prioritaire. Pouvoir créer est un privilège. »

Cette réponse n’a pas manqué de faire largement réagir sur les réseaux sociaux et tout particulièrement chez les auteurs et autrices de fiction. En effet, ce paragraphe est problématique à plusieurs égards.

La dernière phrase interroge tout particulièrement. Que veut-dire Alain Damasio quand il conclue « Pouvoir créer est un privilège » ? On serait fondé de croire à sa bonne foi : l’auteur des Furtifs se sentirait privilégié de « pouvoir créer ». Il l’est sans le moindre doute. Si l’on entend « privilège » (« avantage (…) dont on jouit à l’exclusion des autres » donne le Littré) dans son sens économique, il est certain que les chiffres de vente de ses ouvrages parus lui assurent une rente régulière et importante. Son privilège est donc tout d’abord un capital économique, mais il prend également une forme symbolique. Alain Damasio passe aux yeux de la presse pour une sommité, une référence, bref, un expert. La moindre de ses interventions, la plus maigre parution est largement promue et commentée. Alain Damasio a donc le privilège d’une voix : il parle, on l’écoute ; il écrit, on le lit. Ces capitaux symboliques et économiques lui assurent donc de « pouvoir créer ». Il est en capacité de créer : les conditions matérielles en sont réunies. Encore une fois, c’est son capital économique qui le lui permet. Alain Damasio est l’un des très rares auteurs en France à « vivre de sa plume », bien qu’on lui connaisse d’autres activités professionnelles (dans le jeu-vidéo notamment). Il a le « pouvoir », il est puissant, d’autant plus qu’il cultive autant la rareté que le radicalisme formel.

Jusque-là, rien que de très enviable. Voici un auteur dont le « talent » (le « pouvoir créer ») a atteint le point d’auto-reproduction. Il ne paraît pas contraint de pourvoir à sa survie matérielle par une autre activité, comme l’immense majorité des auteurs. On pourrait traiter ses critiques de jaloux, avec peut-être quelque vérité. Quel auteur vivant ne le serait pas ?

Le problème est tout d’abord que, dans la précipitation lapidaire de sa formule, Alain Damasio donne un sens trop limité à l’action de « créer ». Celle-ci, au contraire de recouvrir la plus grande partie des activités humaines – créer une chaise, créer à manger, créer de la propreté… –, se limite à la création artistique et plus particulièrement littéraire et musicale dans son cas. Ce faisant, Alain Damasio perpétue l’image d’un artiste « hors du monde ». L’auteur qui peut créer serait donc privilégié car il est différent. Il possède une qualité, voire une essence qui le place à part du commun. Alain Damasio naturalise cette caractéristique de l’artiste car il lui donne le nom de « nécessité vitale ». Le privilège de la création serait donc réservé nécessairement à celles et ceux dont la vie en dépend, que quelque force surnaturelle pousse vers une création nécessaire. Implicitement, Alain Damasio s’inclut donc parmi ces rares élus. « Certains » en manquent et c’est d’eux que vient le problème.

Il trace ainsi une double fracture, économique et naturelle, entre lui et les autres (qu’ils soient auteurs ou bien ouvriers : des « tâcherons »). Il pointe – justement – la surproduction de l’édition en France et on ne saurait l’en taxer : un roman tous les quinze ans, hors quelques recueils et nouvelles ici et là, on ne peut pas dire qu’il déforeste à tour de bras (quoiqu’il paraisse s’inclure dans le « nous »). Il met donc les autres auteurs face à la contradiction de l’art et du marché, s’en retirant, la considérant résolue pour lui-même, oubliant peut-être que si tant d’auteurs « surproduisent », c’est justement par « nécessité vitale », c’est à dire pour manger (tandis que d’autres font autre chose « à côté »).

C’est que, lorsqu’il parle de « nécessité vitale », Alain Damasio n’évoque pas une réalité matérielle, concrète, celle des besoins de la reproduction matérielle dont on a vu qu’il est extrait. Il se place au contraire dans le champ de la morale. Créer serait pour lui un impératif moral, ce qu’il n’est pas pour d’autres, les responsables de la surproduction. Son capital symbolique lui assure une légitimation. Il est digne d’écrire, pardon, de « créer » : le voici démiurge. Le journaliste l’interroge sur les auteurs revendiquant justement cette « nécessité vitale » (« Nous voulons être payés pour notre travail », « nous crevons la dalle », etc.) ; il répond en fustigeant leur « corporatisme ». Le terme étonne de la part d’un homme se revendiquant de « gauche » : on l’attendrait plutôt dans la bouche d’un contempteur du mouvement syndical. Alain Damasio se place donc « hors de la mêlée » et il a raison : il n’y est pas, il s’en tient d’ailleurs habilement à distance.

À l’occasion donnée de se placer du côté de son propre travail , il préfère jouer un rôle moralisateur. Mais qu’ont donc tous ces gens à se plaindre, alors « qu’il y a tellement d’autres secteurs dans la merde » ? Ici, l’auteur de la Horde du Contrevent semble se rendre coupable, au mieux d’étroitesse de vue, au pire de mépris. En quoi les auteurs seraient-ils hors de l’ordre de la production ? Il n’en appelle d’ailleurs jamais à une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, mais à la bonne vieille charité libérale face à « des secteurs qu’il faut aider ». L’évocation d’un « brillant » indéfini qui ne se renouvelle pas semble évoquer une masse stagnante : la masse des auteurs, donc, corporation coupable de son propre manque de renouvellement, responsable de son sort, indéfendable (« Je n’ai pas envie de défendre ça » – c’est moi qui souligne).

Alain Damasio, dans cette intervention, paraît donc considérer son travail comme essentiellement différent de celui de la majorité des autres auteurs, comme de tous les autres travailleurs. Ce faisant, il personnalise, incarne (involontairement, on le souhaite, à défaut de l’espérer vraiment) le mythe libéral du créateur mystique, hors des choses matérielles de ce monde, rentier que pousse une inspiration mystique.

Alors, pouvoir créer est-il un privilège ? Les auteurs légitimes sont-ils des êtres essentiellement différents des autres êtres humains ? Cette position, en tout cas, semble bien peu compatible avec les valeurs humanistes qu’Alain Damasio se targue de représenter.

En le lisant le prétendre, on est tenté de songer au thème de son roman le plus célèbre : du vent, du vent, du vent…

La fin de la fin du monde

Ces derniers temps, j’ai beaucoup pensé à la science-fiction. J’ai beaucoup pensé à la littérature d’anticipation, de prospective, au gros (par le sens qu’on veut lui donner) mot d’imaginaire. J’ai beaucoup pensé à tout cela et à ma place là-dedans.

J’y ai beaucoup pensé en observant le petit remue-ménage qui a eu lieu lorsqu’un auteur français – appelons le Adrien Pamabio – a publié son dernier roman qui, en vertu du succès du précédent et lointain texte et d’une certaine éloquence plus que pour le roman en lui-même, a reçu les faveurs des médias généralistes comme aucun autre auteur de sa nationalité. Adrien Pamabio s’est donc vu désigné porte-étendard de cette science-fiction français et son roman a fait le succès de librairie attendu, avec des chiffres qui font forcément un peu rêver les gens dans mon style lorsqu’ils reçoivent – fin d’année fiscale oblige – leur compte d’auteur et les chiffres de vente atteignant péniblement les mille exemplaires qui vont avec. N’ayant pas lu le roman d’Adrien Pamabio et n’ayant pas l’intention de le faire dans le futur envisageable, je n’ai rien à en dire. Mais j’ai tout de même eu le sentiment persistant que l’arbre cachait la forêt et que, par leur œil toujours tourné au même endroit, vers les mêmes bons clients, le complexe médiatique promotionnel réalisait, quelques années après la précédente, une nouvelle élection. Le succès était annoncé, il a eu lieu. Loin de proposer un bouleversement, la sortie du livre d’Adrien Pamabio n’était que le signe d’une reconduction du même fonctionnement. Ces mêmes publications disaient du livre : la science-fiction en France, c’est cela ou, comme on a pu le lire : cela c’est au-delà de la science-fiction en France. Ceci est un vrai livre. Cela – le reste – n’en est qu’une excroissance disgracieuse. Encore une fois : cet arbre-ci est plus beau que toute cette forêt là.

Ce genre de phrases, mieux vaut en hausser les épaules ou encore ne pas les lire.

Cette anecdote d’actualité m’a inspiré deux songeries. L’une concernait le fait d’en être ou de ne pas en être. L’autre concernait les prophéties autoréalisatrices.

La première, tout d’abord. Je ne lis presque pas de science-fiction. Je n’en ai jamais vraiment lu plus que cela et mes lectures en ce moment sont en majorité tournées vers les classiques et ce qu’on pourrait appeler le patrimoine. J’ai tenté de m’approcher de plusieurs romans de fantasy cette année, sans succès. Et pourtant, il semble que j’en écrive. Je suis publié dans des maisons d’édition dont c’est la spécialité.J’en suis sans en être, sans avoir vraiment envisagé de faire partie d’une bande, d’un groupe, d’un côté contre l’autre. Je n’ai rien à défendre dans l’imaginaire, n’en serait jamais militant. Le plus dommageable, dans les malheureux titre donnés à ses entretiens avec Adrien Pamabio, c’est qu’ils perpétuent cet esprit de clan. En le mettant en exergue, en le montrant comme celui qui a réussi – « le bon nègre » – ces titres creusent en vérité le fossé, repoussant tout le reste vers le fond dont lui aurait su s’extirper. Ce fossé, en vérité n’existe pas, mais les deux côtés s’acharnent à le creuser : « germanopratins » d’un côté, « imaginaire » de l’autre. J’en viens à rêver d’une grande librairie où tout se mélangerait, où en somme Marguerite Yourcenar côtoierait Roland Wagner (pour ne citer qu’eux) sans que personne ne batte d’un sourcil. Je voudrais que les genres s’effacent pour ne laisser que le texte, que l’intention de l’auteur et que la rencontre éventuelle du lecteur avec celle-ci. Je rêve d’une séparation unique entre les textes, passant au-delà des goûts dont on ne discuterait soi-disant pas, les séparant en deux catégories nettes : la bonne, la mauvaise. S’il y a plus de séparations que celle-ci, quel auteur suis-je, moi qui en un an ait écrit un polar nocturne, les deux tiers d’un « roman mille-feuille » et un texte où des adolescents font la rencontre d’extra-terrestres ? Où est ma place ? Dans quelle étagère ?

Ne dois-je être que « Camille Leboulanger, auteur de romans de SFFF » ?

Défendre la science-fiction n’est pas la heurter aux autres, la poser en opposition aux autres. En vérité, le travail est déjà, la victoire est déjà acquise : les Éditions de Minuit publient des textes fantastiques et d’anticipation qui en ont tous les traits ; simplement pas la place dans le rayon du fond.

La deuxième réflexion, quant à elle, je la dois à cet excellent article de Kim Stanley Robinson, intitulé « Dystopias Now », dans lequel il énonce la fin de la dystopie comme outil de réflexion et de projection. Le temps n’est plus, selon lui, à dire « Regardons comme cela pourrait être pire. » mais : « Imaginons comment cela pourrait être mieux. ». Ainsi, après deux romans classés dans le « post-apocalyptique », imaginant un monde dévasté, inhumain, je décide de m’en tenir là. Je n’écrirai plus de textes annonçant la fin du monde. D’aucun sur Internet ont taxé Malboire, mon dernier roman, d’être convenu, de ne rien présenter de neuf. Face à ces remarques, j’ai bien sûr éprouvé de la tristesse et du rejet puis, avec la réflexion m’est venu une idée nouvelle. Ces deux textes sont bel et bien convenus. Ils n’annonçaient, ne constataient que des chose déjà vues, déjà sues de tous, agissant moins en signaux d’alarme qu’en constat et en objet rassurant. Tout va encore bien, si la Malboire n’existe pas.

Mais la Malboire existe déjà. La Malboire est déjà là. Et, comme Zizare, le héros du roman, je dois me poser cette question : s’il y a un monde après la Boue, quel sera-t-il ? Comment pourrait-il être mieux ? Vers quel monde dénué de Malboire faut-il aller ?

Voilà ce que je vais tenter de faire, à partir de maintenant. Voilà quelle sera ma place en tant qu’écrivain, en tant qu’auteur, huit ou neuf cents exemplaires à la fois. Face aux événements qui agitent la France ces jours-ci, pourri, enragé d’impuissance, voilà plusieurs mois que je me demande ce que j’y peux faire, moi qui ne sait pas me battre, moi qui ne sait vraiment qu’écrire, avec des résultats diversement satisfaisants. Je ne perdrai plus mes doigts à imaginer comment le monde pourrait être pire. Je vais les employer à penser comment il pourrait être meilleur. Et, très franchement, peu m’importe dans quel rayon on rangera ces livres.

Que la seule prophétie autoréalisatrice restante soit : nous pouvons faire mieux.

2019, c’est la fin de la fin du monde.

Seconde dépossession

J’écris un livre. Un mot, une phrase, un paragraphe après l’autre. Une fois qu’il est écrit dans son entièreté, on peut dire qu’il est « terminé », qu’il est écrit. Un livre n’est écrit qu’une fois qu’il est terminé.

Vient la première objection : un livre n’existe pas sans un lecteur. Ainsi, le texte enfermé sur sa feuille ou dans son traitement de texte n’a pas réalité sans un œil pour le scruter. Sans un lecteur. Ce serait le primat de la lecture, de la « réception ».

Si le texte n’existe pas sans lecteur, alors qu’ai-je fait pendant toutes ces heures ? Aurais-je écrit une illusion, un simulacre ou une simulation ? Si le texte n’existe qu’une fois lu, d’où sort-il quand je l’écris ?

Un lecteur, il y en a un. Il y a moi, mes notes, mes réflexions, mes conversations tout seul ou avec d’autres sur ce livre qui n’est pas encore écrit et qui n’existerait donc doublement pas : inexistence par ce qu’il n’est pas achevé, inexistence par ce qu’il n’est pas lu.

Mais d’où vient-il alors ? D’où viennent les images, d’où viennent les noms, les mots, les tournures, les figures de style, les senteurs, les sons, les notes ? Tout cela qui est en moi, qui n’est nulle part d’autre tant que je ne l’ai pas écrit, est-ce rien ? Alors, me voilà alchimiste plutôt qu’auteur, magicien avant écrivain : je fais quelque chose avec du rien. Mais ce rien, c’est moi. Le livre vient de moi, il est « de moi » (comme cette phrase attribuée à Flaubert : « Mme Bovary, c’est moi ! »). Donc je ne suis rien, si le livre n’est pas lu.

Voilà soudain le lecteur responsable de ma propre existence. Ce n’est pas tenable.

Soutenons alors la thèse d’une pré-existence : ce livre existe au préalable, a priori, et son écriture n’est qu’une mise à disposition. Un moyen. Pour employer un mot à la mode : une médiatisation. Le livre permet de lire à travers lui jusqu’à moi, via les personnages, les paroles, les actions, les lumières décrites. Toutes ces nouvelles, tous ces romans écrits mais jamais publiés, jamais ou si peu lus existent en soi tout comme j’existe. Ils n’en sont qu’une extension, un prolongement.

Et pourtant, il doit bien y avoir le livre, l’objet, le medium, la main tendue vers le reste qui, par sa force, efface tout ce qu’il ne contient pas. Un roman que je publie efface, invalide les précédents qui ne seront pas imprimés, pas reliés. Il les dissimule aux yeux du monde et, si je le laisse faire, à mes propres yeux.

Pour qu’il y ait livre, il doit nécessairement avoir transformation, du texte et donc de moi. Le travail éditorial, les corrections, la couverture, l’impression le serrement dans la reliure collée ou cousue : une mue qui n’est pas sans vie et donc sans douleur. Un livre n’est qu’une nouvelle peau sur un être qui existe déjà. C’est une première dissimulation, une première dépossession.

Je sais que le livre existe déjà car je l’ai vécu, fût-ce en pensée, assis à une table, par le biais de ma main, de mes doigts, des touches en plastique du clavier. J’en tiens les clefs car j’ai conçu la porte. Bientôt, viendra la seconde dépossession : quand des yeux inconnus, convaincus de faire jaillir de lettres mortes une vie nouvelle voudront en détenir l’essence, diront telle ou telle chose, lèveront un sourcil et trouveront tout cela insolite ou quelconque, diront une fin surprenante ou une intrigue convenue.

Certains le crieront sur la voie publique, et voudront faire de leur réception une œuvre nouvelle bien que celle-ci ne comprenne rien de l’élaboration, rien de l’intention première, nécessaire et suffisante, qu’elle appose en queue d’une œuvre un appendice croyant le jauger, au lieu de chercher à observer ce qu’elle est, ce qu’elle cherche à accomplir (éventuellement, une fois ces termes définis, une supposition de réussite ou d’échec).

Cette deuxième dépossession est sans conteste la plus violente des deux, imposant son préjugé sur ce qui ne leur appartient pas. C’est la dépose sur l’œuvre d’une grille de lecture (je pourrais écrire « grillage », ou « barreaux »), destinée à être appliquée sur tout, indifféremment. C’est l’assujettissement du texte à une autre subjectivité qui voudrait prendre la place de celle qui a produit le texte.

La première dépossession, bien que douloureuse, est – la plupart du temps – consentie. La seconde est un vol ou, pire, une imposture.