Politiser les imaginaires

une figure dans le noir, qui tient une lanterne

Je trouve que la science-fiction est exceptionnellement capable d’explorer la relation entre une forme sociale et ses conséquences plus larges. La science-fiction prend souvent un fait social particulier – souvent une technologie, mais ça peut aussi être une rencontre avec l’autre, une forme de crise, une altération de l’organisation des institutions sociales, en tout cas un nœud spécifique des relations entre les gens – et le modifie, avant d’extrapoler ce à quoi le monde ressemblerait. Cette imagination contrefactuelle fait une série d’affirmations sociales, historiques et causales. Cela en fait un genre très adapté à penser la relation entre les changements des institutions sociales et les expériences individuelles : une question centrale et fondamentale de la pensée révolutionnaire.

M.E.O’Brien, autrice de Tout pour tout le monde (éditions Argyll, 2024), interview, 2024.

Le 26 avril 2023, le journal Libération publie une tribune, signée par un collectif, affirmant que « la culture a son rôle à jouer pour changer les imaginaires ». Le site de la fondation Lilian Thuram, ONG « Contre le racisme », contient un long dossier pour « changer nos imaginaires ». Le 29 février 2024, Corinne Mrejen, « chief impact officer » et directrice générale du Pôle Les Echos-Le Parisien Partenaires, publie dans le journal en ligne un article intitulé « changer les imaginaires pour transformer le monde ». Le 23 novembre 2020, la Direction interministérielle de la transformation publique organisait une conférence intitulée « Renouveler les imaginaires de l’innovation publique » dans le cadre de ses Mardis de l’Innovation ». Le 21 octobre 2023, l’association Iksis publiait un magazine intitulé Nos mondes queer, dans le but affiché de « renouveler les imaginaires »1. Le 1er et 2 février 2024, le journal Le Dauphiné Libéré organisait à Grenoble un « grand festival de l’innovation » où l’on se posait la question de « comment réinventer les imaginaires dans la tech »

Cette énumération, sans ordre ni hiérarchie, pourrait durer indéfiniment tant le mot « imaginaire » semble s’être imposé dans une grande partie de l’espace public, repris par une grande variété d’acteurs. Pour les « jeunes franciliens », la RATP propose même un forfait « imagine R ». Qui n’a jamais découvert un salon de coiffure nommé « Imagin’hair » ?

Comme la plupart des promesses du « monde d’après » qui ont fait florès dans le discours médiatique et gouvernemental suite à la pandémie de COVID 19 et aux confinements sanitaires, cette appel à renouvellement paraît n’avoir produit que peu d’effets. Les politiques publiques néolibérales se sont poursuivies, aggravées et même radicalisées, le même Président a été réélu, le gouvernement français a été largement reconduit à l’identique, etc. À la question « Qu’est-ce qui a changé dans l’organisation de notre société depuis 2020 ? », on peut légitiment répondre « Pas grand-chose. » Les appels à « ouvrir/changer/refonder/renouveler/etc. » les imaginaires apparaissent, au mieux, comme un verni apaisant, au pire comme une communication managériale hypocrite.

Le succès de ce terme dans le langage médiatique (tant dans les médias généralistes que dans la gauche critique) n’est pas anodin. Comme tout fait social, il mérite d’être interrogé politiquement, c’est à dire en termes de relations de pouvoir et d’effets sur le réel. Mais de quoi parle-t-on exactement quand on parle d’imaginaire ?

Dans le langage courant, « imaginaire » est synonyme de « fictif », ou encore le contraire de « réel ». L’imagination est le domaine de la rêverie, de la fantaisie. L’imagination, c’est à dire la faculté de se représenter des choses qui ne sont pas, est associée dans… un imaginaire largement répandu à l’hémisphère droit (et donc à la « main gauche », la « sinistre », c’est à dire connotée péjorativement) du cerveau, le cerveau de la créativité, de l’intuition et des sentiments et de la « pensée en arborescence » – par opposition à l’hémisphère gauche, réputé en charge de la logique, de la rationalité, et de la « pensée séquentielle ».

Dans une perspective de genre, « l’imaginaire » est donc un domaine « féminin » : les jeunes filles seraient plutôt « littéraires » et moins « matheuses » – et cette représentation sexiste des facultés a servi a justifier l’absence d’éducation scientifique dispensée aux femmes durant le XIXe et le XXe siècle occidental, et encore aujourd’hui. Dans le domaine scolaire, les jeunes filles et jeunes femmes lisent davantage de fiction que les jeunes garçons et les jeunes hommes, dont les intérêts, il est vrai, sont plus facilement orientés vers l’activité sportive. Les filles lisent sur le bord de la cour, tandis que les garçons jouent au football au centre.

L’imaginaire, c’est aussi l’enfantin. On s’extasie devant une jeune personne qui exprime une idée différente ou contraire aux représentations communes : « Quelle imagination ! ». L’imaginaire est associé à une certaine spontanéité, aux « déchaînement » et à la libération. C’est le sens du fameux slogan de 1968 « L’imagination au pouvoir » mais aussi de la quasi injonction à « garder son âme d’enfant. »

L’« imaginaire » est donc une catégorie négative, opposée au « bon sens » et au « réalisme » (dixit Emmanuel Macron : « Il n’y a pas d’argent magique », « C’est de la poudre de perlimpinpin. », etc. L’imaginaire, c’est le royaume du merveilleux, du conte, de l’irréaliste, de l’utopie, voire même du futile. L’imagination serait une sorte d’escapisme, une forme euphémisée de divertissement Pascalien. Cette position éthique est d’ailleurs souvent revendiquée par certain·es auteur·ices par la phrase « Moi, j’écris simplement des histoires »ou par des lecteur·ices quand ielles déclarent lire, regarder un film, une série, jouer aux jeux-vidéos, écouter de la musique pour « se changer les idées. Implicitement, soutenir cette position me semble s’accorder avec Pascal qui affirmait que le divertissement est « bas » et futile.

Une des manières de lutter contre ce jugement moral me semble être de garder en tête que la fiction, déterminée par le « réel » a un effet rétroactif sur elle. J’y reviendrai plus tard. Cependant, cette opposition réel/fiction, rationnel/émotionnel n’épuise pas le terme.

L’imagination est une faculté apparemment3 propre à l’être humain, capable de se représenter des choses qui ne sont pas, mais à partir de ce qu’il connaît déjà : ses expériences passées, son environnement social, sa coloration culturelle. En somme, pas plus qu’on ne pense à partir de rien, on n’imagine pas à partir de rien. Notre imagination est colorée, déterminée, structurée par notre réalité sociale et matérielle. Toutefois, le mouvement est à double sens puisqu’on ne peut imaginer faire que ce que l’on peut déjà imaginer. L’imaginaire agit donc sur le réel, et dans le réel, autant que l’inverse.

Comme le dit un personnage de Cloud Atlas, le film de Lana & Lily Wachowski et Tom Tykwer, « toutes les limites sont des conventions. Une convention peut-être transcendée, mais seulement en concevant préalablement que c’est possible. »

L’imaginaire est donc une réalité sociale. Comme toute réalité sociale, il est l’objet de contradictions et mêmes de lutte, qui reflètent en partie au moins celles du monde social dans son entièreté. Si l’imagination est, très concrètement, la production d’images ou, comme l’évoque Sandra Lucbert4, de figures. « Figurer », nous dit Lucbert, « est un geste d’écriture qu’y pense. » Plus loin, elle affirme que la littérature, puisque c’est son objet, « pense quelque chose, inévitablement ». Cela admis, la véritable question est « Que pense-t-elle ? ». L’imaginaire, c’est-à-dire la capacité de se figurer – de penser – quelque chose d’une certaine manière, n’est donc pas neutre ou indéterminée. Au contraire, il est situé.

J’aurais même tendance à affirmer qu’il est susceptible, comme n’importe quelle capacité humaine, à un entraînement et à un profond changement selon les conditions qui l’affectent. C’est un lieu commun sociologique que de dire que l’on pense différentes choses, et même différemment, selon sa classe sociale, son environnement culturel, son niveau d’adaptation au système scolaire, sa structure familiale, etc. Il est possible de changer de figures et de sortir de la « représentation », pour continuer avec la terminologie de Sandra Lucbert – c’est à dire de la présentation du même, de l’a-priori et de l’évident, c’est à dire des figures dominantes et majoritaires. Tout comme « les idées dominantes sont les idées de la classe dominantes », il va de même des figures.

C’est cela, pour moi, élaborer une politique des imaginaires : non pas simplement faire l’inventaire de telle ou telle position évoquées, mises en valeur, ou contestées dans les œuvres, mais replacer ces œuvres dans leur contexte de production et se poser des questions comme : Qui fait les œuvres ? Qui les diffuse ? Comment ? Dans quel but ? Selon quelles déterminations, conscientes (les contraintes formelles, parfois acceptées volontairement pour des questions d’esthétique ou des impératifs de commande) ou non (la sociologie des producteurs d’imaginaire, leur place dans les structures de production, la place de cette activité productive dans leur vie, « loisir » ou non, etc.) ?

Se poser ces questions n’est pas postuler un déterminisme radical – c’est à dire une adéquation totale entre les auteur·ices et leurs œuvres de fiction imaginaire–, ni une intentionnalité absolue, mais c’est bel et bien politiser l’imaginaire : le replacer comme un objet produit par des individus déterminés, dans un cadre social déterminé, dans la volonté au moins partiellement conscientisée de produire certains effets.

Politiser les imaginaires, c’est s’adjoindre les outils et la force de la critique pour s’émanciper des imaginaires hégémoniques qui marchandisent et neutralisent l’imagination en cultivant chez les récepteur·ices une posture de consommateur se voulant plus ou moins éclairé. Politiser les imaginaires, c’est reconnaître que le réel et l’imagination s’entre-produisent et s’interpénètrent dans des modalités qui épousent au moins en partie les conflictualités du monde social.

De là, la question qui se pose, avant de « changer les imaginaires » ou de les « renouveler », il me paraît nécessaire de définir lesquels occupent en majorité l’espace social de l’imagination, quels sont ceux qui les contestent, et de quelle manière.

Dans le champ de la production littéraire et de l’industrie du livre, les « littératures de l’imaginaire » constituent une section minoritaire et dominée, mais elle-même divisée en différentes section. Comme champ (au sens que leur donnait Pierre Bourdieu), les divisions, dominations et contestations à l’intérieur du champ littéraire se répliquent en effet dans chaque « sous-champ ».

Le terme « littérature de l’imaginaire » date au moins des années 1990. En 1992, le « Grand prix de la science-fiction française » se renomme Grand Prix de l’Imaginaire (GPI) pour englober les sous-genres associés. Sans se perdre dans des controverses terminologiques, on peut dire que l’« imaginaire » recouvre trois grands sous-genre : la science-fiction, la fantasy, et le fantastique.

En faisant une rapide synthèse des recherches sur le sujet, je propose d’utiliser les définitions suivantes pour ces sous-genre.

Pour le fantastique, je me référerai à la définition canonique proposée par Tsevan Todorov : il s’agit de la littérature du doute, l’espace narratif où l’intrusion du surnaturel n’est jamais accepté avec certitude. Ainsi, dans Le Veston Ensorcelé de Dino Buzzati, la véracité du récit est laissée à l’appréciation du lecteur, qui peut « choisir » de croire à la folie du narrateur.

La fantasy, quant à elle, a partie liée au merveilleux. Les éléments surnaturels sont pleinement acceptés comme partie intégrante du monde fictionnel. L’exemple paradigmatique reste Le Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien, où les créatures merveilleuses – elfes, nains, dragons, sorciers – sont des réalités « naturelles ».

La science-fiction, enfin. La discussion de son « invention » est sans fin, mais on la fait généralement remonter au moins jusqu’à La Machine à explorer le temps de H.G. Wells, publié en 1895, au « merveilleux scientifique » de Jules Vernes ou, plus loin encore, au Frankenstein ou : Le Prométhée Moderne de Mary Shelley, publié en 18185. Je voudrais proposer une définition de la science-fiction comme une littérature positiviste, voire matérialiste. Il est communément admis qu’un récit de science-fiction est fondé sur la proposition d’une « innovation » scientifique (ou, comme on le verra plus loin, technique dont les conséquences sur la société sont ensuite extrapolées. Ce qui la distingue génériquement, c’est qu’elle est fondée sur la question « Et si ? » Et si l’on inventait des robots pour travailler à notre place, comme dans R.U.R de Karel Čapek ou dans les Robots d’Isaac Asimov ? Et si l’on trouvait le moyen de voyager dans le temps ou d’explorer d’autres réalité ? Et si l’on inventait un moteur permettant de voyager plus rapidement que la lumière ? Et si l’on concevait un traitement de longévité qui rend chaque humain virtuellement immortel ? Les possibilités sont très littéralement aussi infinies que… l’imagination humaine.

Positiviste, la science-fiction l’est parce qu’elle a pour support et pour objet « l’étude des forces qui appartiennent à la matière, et des conditions ou lois qui régissent ces forces »6. C’est l’imagine d’Epinal qu’on en garde généralement : celle d’une littérature qui pose, à partir des sciences dites « dures », des questions métaphysiques ? Matérialiste, elle l’est puisqu’elle cherche de manière causale les conséquences sociales (dans l’usage général du terme) de propositions matérielles et historiques. À ce titre, on peut citer à titre d’exemple la pratique de l’histoire contrefactuelle ou « uchronie » : l’extrapolation à partir d’une basculement historique différent. Et si l’Empire Romain n’avait pas « chuté » ? Et si les Nazis avaient gagné la guerre ? La science-fiction est matérialiste parce qu’elle pense le social, et qu’elle s’appuie donc sur les sciences « humaines » et sociales : l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, l’économie (pour peu qu’on accepte qu’il s’agisse d’une science…).

Le postulat que les littératures de l’imaginaire sont un « genre » dominé du champ littéraire paraît valide : les auteur·ices travaillant majoritairement dans ce champ sont port peu considéré par les instances de légitimation (presse, prix littéraires, etc.), les préjugés d’une part de lecteur·ices restent profondément ancrés (« Je ne connais/n’aime pas ça », « Ce n’est pas pour moi, etc. ») et les genres de l’imaginaire sont bien plus associés aux différentes cultures populaires (geek, jeu-vidéo, otaku, cinéma et série d’animation, etc.) qu’au champ de la littérature.

Pour ne prendre qu’un exemple personnel, lors de l’édition 2022 du Faites Lire au Mans, nous étions quatre auteur·ices des littérature de l’imaginaire parmi une cinquantaine d’invité·es, nous étions placés hors de la tente « littérature », derrière les stands de bande-dessinée et de manga. Notre invitation ne tenait d’ailleurs qu’à l’insistance et la ténacité d’une des librairie partenaire du festival. Cette situation est anecdotique, mais elle révèle pour une réalité crue : à de très rares exceptions, ces littératures sont simplement invisibles aux yeux des institutions culturelles.

Pourtant les genres de l’imaginaire7 sont très loin d’être minoritaires dans le champ culturel dans son ensemble. Les deux plus grandes « franchises » culturelles – toutes deux la propriété de la multinationale Disney – sont les films et série télévisées de super-héros Marvel et Star Wars, deux univers qui tiennent d’un savant mélange de merveilleux et de science-fiction. La série télévisée qui a rencontré le plus grand succès public et commercial des années 2010, Game of Thrones, était une série de fantasy (et avant elle était venue l’adaptation au cinéma du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson). Les jeux-vidéos, deuxième industrie culturelle au monde derrière le cinéma, travaillent constamment des univers de science-fiction (Starcraft, certains épisodes de la série Call of Duty, The Last of Us) ou de fantasy (la série des Dark Souls, World of Warcraft, la série Final Fantasy). Je ne prends volontairement ici que des exemples extrêmement grand public.

L’imaginaire est partout. Il est même hégémonique. Le film le plus rentable de l’histoire du cinéma à ce jour, Avatar de James Cameron (propriété du groupe Disney), est un film de science-fiction, suivi de près par Avengers : Endgame (un film de super-héros Marvel, propriété du groupe Disney) et, sur la troisième place du podium, par sa propre suite, Avatar : The Way of Water (Disney). La série télévisée, The Mandalorian, dérivée de Star Wars, était le produit d’appel de sa plateforme de VOD Disney+. Sans même compter sa production de films d’animations à destination des enfants, et ceux de sa filiale Pixar, le groupe Disney est donc le producteur d’imaginaire le plus prolifique et qui rencontre le plus de succès… pour son plus grand profit.

Quel est l’intérêt pour une multinationale du divertissement d’investir ainsi ces genres ? Pour bien comprendre, il faut premièrement comprendre que Disney (comme ses concurrents) ne sont plus réellement des entreprises de production de cinéma, de télévision ou de bande-dessinée. Le cœur de leur activité est la gestion et l’exploitation de la propriété intellectuelle. La « franchise » (terme venu de la grande distribution ou encore des restaurants de fast-food), c’est un « univers partagé » déclinable à l’infini sur tous les supports, tous les médias. Un « univers » imaginaire se prête à toutes les modifications en fonction des goûts présumés du public, des changements dans les mœurs, dans la situation politique etc. Il s’agit d’un univers contrôlé a priori par le tracking, c’est à dire le calcul statistique de l’intérêt suscité par le projet sur les réseaux sociaux, a posteriori par les avis de spectateurs (notamment sur le site RottenTomatoes, qui exprime la « note » du film en pourcentage), et, en dernière instance, par le taux de rentabilité. Cela n’empêche pas certaines de ces œuvres d’être des réussites artistiques, mais elles sont, comme toutes les œuvres, déterminées par leurs conditions de production.

Les « franchises » de l’imaginaire profitent également de « cultures » pré-existantes. Quand, au début des années 2010, Disney a fait l’acquisition pour 4 milliards de dollars de Lucasfilms, productrice de Star Wars, elle n’a pas seulement fait l’acquisition d’un « univers », d’une IP (Intellectual Property, autant dire une marque), elle a également et surtout acheté un public déjà conquis, pour ne pas dire « captif ». Une « tranche » d’imaginaire, c’est, très concrètement, une part de marché dont elle peut désormais disposer et exploiter à sa guise.

Il s’agit en fait d’une marchandisation des « communautés de fans », de la « culture geek ». Ces groupes, constitués initialement autour d’une affection commune et parfois absolue pour une œuvre ou une autre – les trekkies, fans de Star Trek, les adorateurs de Star Wars –, sont désormais des publics cibles dont les réactions peuvent dicter les décisions créatives, lorsqu’elles sont compatibles avec les objectifs financiers8. Disney est désormais l’organisateur de la Star Wars Celebration annuelle, convention géante où sont annoncés les produits à venir. La San Diego Comic Con est l’un des moments les plus importants de l’année de la pop culture. Toutes les entreprises réunies au même endroit viennent présenter les films et séries à venir, à grands renforts d’annonces et d’acteurs venus assurer la promotion en affichant une grande proximité avec leurs fans.

Les imaginaires hégémoniques sont donc des produits culturels hautement marchandisés, sur la base d’une propriété intellectuelle de plus en plus concentrée. Les entreprises qui les produisent sont, elles aussi, prises dans un processus de concentration de plus en plus rapide. Dans cette course à la rentabilité de « franchises », l’imaginaire est un enjeu primordial car il est constitué de marques et de marqueurs facilement reconnaissables. Ce sont des horizons d’attente communs dont la familiarité permet de fidéliser la clientèle en travaillant à la formation d’une communauté ou en marchandisant (davantage) une communauté préexistante. Pour parler la langue des commerciaux, il faut construire et entretenir de la brand loyalty (littéralement, loyauté à la marque), ce qu’elle représente et l’imaginaire qu’elle suscite chez le consommateur/spectateur/fan.

Le 7 novembre 2019, la maison d’édition La Volte, éditrice des romans de Alain Damasio – sans conteste l’auteur de SF français vivant le plus vendu et l’un des rares à bénéficier d’un espace de parole régulier dans les médias généralistes – publie sur son site Internet une tribune qui crée des remous dans le petit milieu de les littératures de l’imaginaire.

Ce texte9, signé entre autre par un grand nombres d’auteurs et autrices, dénonce la présence au festival « Les Utopiales » – le plus important festival de SF de France – de M. Emmanuel Chiva, Directeur de l’Agence d’innovation de défense. Que vient-il y faire ? Il cherche « des pépites », pour constituer une « Red Team » d’auteurs et autrices de SF. De quoi s’agit-il ? Le site officiel de l’organisation indique que « composée d’auteur(e)s et de scénaristes de science-fiction travaillant étroitement avec des experts scientifiques et militaires, elle a pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 – 2060. » Des auteurs de science-fiction, de roman policier et des dessinateurs de bande-dessinée, qui ont pour certain.es préféré rester anonymes, sont donc engagés par le Ministère des Armées pour proposer des « scénarios » dans un but de « prospective » et de prévention des « risques ». Si l’essentiel des travaux de cette équipe sont tenus « secret défense », trois volumes sont parus à ce jour sous le titre évocateur de Ces guerres qui nous attendent (2030-2060) (éditions des Équateurs, groupe Humensis).

Quels sont ces scénarios ? Je cite : « création d’une nouvelle nation pirate née des changements climatiques, hacking possible des implants neuronaux, émergence de sphères communautaires développant une réalité alternative, fragmentation du réel, crises environnementales et bioterrorisme, guerres cognitives s’appuyant sur la désinformation de masse, polarisation du monde en hyperforteresses et hyperclouds ». Ils portent des titres comme « Chronique d’une mort culturelle annoncée », « Guerre ecosystémique », ou encore « Face à l’Hydre ».

Il ne s’agit pas ici de juger de la pertinence ou de la probabilité ou non de ces « scénarios » du futur. Toutefois, la création de cette Red Team montre une chose : la question du futur est une question dont les institutions voit un intérêt à s’emparer. On ne peut juger du travail produit par ces auteurs et autrices et de son intérêt réel pour les forces armées, mais il s’agit en tout cas d’une opération de communication de masse et particulièrement réussi. La presse s’en est largement fait l’écho, l’a soutenue ainsi que, donc, le festival des Utopiales. Le directeur du festival, l’astrophysicien Roland Lehoucq, également directeur d’une collection chez l’éditeur Le Bélial, fut le « référent scientifique » de cette « expérimentation ». Dans une interview donnée à Radio France, il déclarait que ce projet relevait de la « méthode expérimentale ». Emmanuel Chiva, quant à lui, déclarait vouloir « percer le mur des imaginaires ».

La question légitimement posée par la tribune publiée par La Volte était : que viennent faire le Ministère de la Défense et l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) dans un festival dédié à « faire découvrir au plus grand nombre le monde de la prospective, des technologies nouvelles et de l’imaginaire » ? Les Utopiales annoncent sur leur site internet réunir « des scientifiques, chercheurs, écrivains, scénaristes, dessinateurs, réalisateurs et tous ceux qui, jour après jour, façonnent des mondes fabuleux à partir de fragments de réel, pour en faire de véritables expériences de pensée, invitations à cultiver notre curiosité et notre imaginaire pour renforcer notre ouverture au monde et nous permettre de devenir pleinement acteur de son évolution future. » Pourquoi y faire la place à une telle opération de communication ?

Ce seul exemple met à mal la prétention selon laquelle « l’imaginaire », et avec lui la littérature serait neutre. Des auteurs de littérature qui choisissent de travailler ouvertement pour une agence gouvernementale peuvent-ils encore prétendre à la neutralité axiologique ? Que ce discours de communication utilise le terme « à la mode » de « prospective » n’a rien d’étonnant. Il s’agit d’une vision du futur comme le prolongement des tendances, la continuité de la situation présente, la reproduction de l’identique social. En « 2030-2060 », il y aura toujours une Chine « menaçante », des « guerres culturelles » (on note l’usage d’un lexique d’extrême droite), etc. Le futur de la prospective, c’est le présent qui continue, si bien que l’une des idées qui, selon ses dires, a convaincu Emmanuel Chiva de la pertinence de son projet, le premier apport précieux des auteurs de science-fiction « auditionnés » pour la Red Team ont é té « des concepts auxquels nous n’avions pas pensé, comme un navire articulé qui se décompose en drones autonomes et se fondent dans la population marine ». On jugera de l’intérêt de la proposition…

Cette prospective est une anticipation qui ne laisse pas ou peu de place à l’inattendu ou l’incertain, puisqu’elle a avant tout pour fonction de guider l’action présente des gouvernements ou des entreprises (ce qui, au regard de l’évolution de la sociologie des personnels de gouvernement en France, revient peut-être au même). L’imaginaire du futur qu’elle propose est clos. L’avenir est négatif, l’horizon bouché, et des guerres « nous attendent ». La seule question que cette prospective pose est « à quoi vont-elles ressembler ? ».

Aussi étonnant que cela puisse paraître, loin de constituer un « avertissement » ou de faire peur, cet imaginaire catastrophiste fonctionne en réalité comme un « opium du peuple ». Les scénarios proposés par la Red Team relèvent d’un imaginaire dystopique, c’est à dire « aujourd’hui, en pire ». Le lecteur est ainsi conforté dans le présent, qui ne paraît pas si terrible que cela. Je me risquerais même à penser que les travaux de la Red Team servent à conforter certains cadres du Ministère des Armées de la validité des politiques qu’ils organisent.

Par ailleurs, on peut se demander en quoi la diffusion de masse de ces « scénarios » contribue elle aussi à la construction d’un imaginaire dominant, hégémonique.

Cet imaginaire, quel est-il ? Le romancier américain Kim Stanley Robinson, auteur entre autres du remarqué Ministère du Futur (2023, Bragelonne), déclare souvent « Nous vivons dans un roman de science-fiction ». En admettant que cela soit vrai, à quoi ressemble ce roman ? De quels actes d’imagination est-il le produit ?

Ces questions peuvent être rapprochées de celle posée par l’historien Johan Chapoutot lorsqu’il interroge les « grands récits » ayant structuré les sociétés (occidentales) à travers l’histoire. En admettant que la science-fiction est un des, sinon le, récits structurants de l’histoire mondiale depuis la deuxième moitié du XXe siècle, comment se caractérise-t-il ? Quels sont les grandes directions dans lesquelles elle dirige l’imaginaire collectif ? Cet imaginaire collectif, je l’appelle, à la suite d’Althusser, « idéologie », c’est à dire un rapport imaginaire à la situation matérielle.

L’idéologie de la science-fiction, depuis sa structuration générique aux états-unis dans les années 1920 et 1930 (Hugo Gernsback, auteur et éditeur, parlait de « scientific-fiction » ou encore de « scientifiction » – le prix Hugo, sorte d’Oscar de la SF, porte son nom), est celle du progrès et plus particulièrement du progrès scientifique. Ou, pour être plus précis, du progrès technique. La science-fiction, dans son origine et surtout dans son acception la plus générale, est une littérature de l’invention, et même de l’innovation. Ces innovations, présentées comme « scientifiquement vraisemblable », Darko Suvin les désigne par le terme « novum ». Ces nova doivent apparaître comme fondé en science, dans une perspective rationnelle ; c’est ce qui sépare par exemple la SF de la fantasy. Les plus courant sont : la machine à voyager dans le temps, le voyage interstellaire, la rencontre avec la vie extraterrestre, etc. La structuration des récits autours de nova pseudo-scientifique permet, pour le dire vite, la suscitation chez le lecteur d’un émerveillement, d’un vertige des possibles appelé couramment « sense of wonder ».

Or, j’aimerais porter la théorie que l’imaginaire que porte la majorité de la littérature de science-fiction n’est pas réellement scientifique, mais technique. La SF dominante, celle qui est encore le plus largement diffusée au grand public, celle des « grands maîtres » anglophones comme Isaac Asimov par exemple, n’est pas une littérature scientifique. C’est une littérature d’inventeurs et d’ingénieurs. Si la SF met souvent en scène de scientifiques, on ne les voit que rarement au travail, et encore moins agir comme des scientifiques.

Je peux prendre un exemple bien connu : dans le film Prometheus, de Ridley Scott, une épique de scientifique est envoyée par un capitaliste vers une planète éloignée censée contenir le secret des origines de l’humanité. Une fois sur place, ce contingent d’experts part explorer une structure extraterrestre. À l’intérieur, le biologiste de l’équipe découvre une créature vivante… dont il s’approche directement, sans protection aucune, etc. Bien sûr, la bête l’attaque. Bien fait.

Bien sûr, il existe toute un pan de la SF qui prétend à l’exactitude scientifique : la hard-SF. Celle-ci se veut une littérature sérieuse et méthodique. Son lectorat, j’y reviendrai, est en moyenne plus vieux et plus masculin que la moyenne des lecteurices de SF et d’imaginaire en général.

H.G. Wells et Mary Shelley nous donne en vérité les deux figures centrales de la SF dominante : l’explorateur et l’inventeur prométhéen. Ce sont là deux figures de pouvoir, deux figures capables de tordre les lois de la nature et de lui imposer leur volonté (avec parfois de terribles conséquences). Les exemples (et les contre-exemple, bien sûr) sont légion, si bien qu’il serait fastidieux de les lister. Cette notion du pouvoir (de changer le cours du temps, de créer la vie, d’aller plus vite que la lumière, etc.) est au cœur des questionnements philosophiques de la SF. Et si on pouvait ? Faut-il le faire ?

La réponse que ces récits a infusé dans le corps social est : si l’on peut le faire, faisons-le. C’est presque une banalité de dire que deux des hommes les plus riches et les plus influents du monde, Elon Musk et Jeff Bezos, sont confits de récits de SF prométhéens. Ce n’est pas pour rien que leurs entreprises sont devenus deux acteurs majeurs de la course à l’espace. Leur imaginaire est celui du dépassement des limites naturelles : le post-humanisme, l’expansionnisme spatial, etc. Leur horizon est celui de l’immortalité, que ce soit par la chirurgie esthétique (Elon Musk), par la cryogénie ou les « vaisseaux générationels ». Johan Chapoutot appelle ce « récit », cet imaginaire, « illimitisme ».

Sous l’influence des géants de la « tech », les nova de la science-fiction du XXe siècle ont envahi l’espace social et sont une promesse technique toujours renouvelée : le smartphone, internet, la réalité virtuelle, le metavers, l’intelligence artificielle, la domotique, etc. Même se voulant les plus progressistes de la science-fiction, comme le récent courant auto-désigné solarpunk, n’échappent pas totalement à un certain techno-solutionnisme, une forme de pensée magique qui suppose que – je caricature à des fins rhétoriques – que les éoliennes et les panneaux solaires sont en soi des solutions au problématiques du changement climatique, et non des outils insuffisants sans changement radical des structures sociales.

Il y a quelque chose de presque touchant à relire de vieux romans pour y retrouver les sources de ces inventions. C’est là, cependant que cet imaginaire technique dominant pose problème : il est hégémonique, mais il n’en est pas moins obsolète. Si nous vivons dans un roman de science-fiction, nous semblons vivre dans un futur du passé. Plus particulièrement, le présent des années 2020 ressemble ressemble fort, dans sa structure sociale au futur du cyberpunk.

Le cyberpunk (ou neonliberal10) est un sous-genre de SF conceptualisé dans les années 1980 autour, en particulier des romans de William Gibson comme Le Neuromancien. Sous-genre dystopique, il met en scène un futur proche pessimiste, hyper-urbain et éclairé… aux néons. Au cinéma, son avatar le plus connu est sans conteste le film Blade Runner de Ridley Scott, librement inspiré du roman éponyme de Phillip K. Dick.

En quoi le monde des années 2020 rejoint-il cette dystopie ? Le cyberpunk met en scène des sociétés hyper atomisées et hyper connectées, organisées par des corporations supranationales, une dissolution de toutes structures de solidarités non intéressées, la quantification et la mesure des performances, la marchandisation de tous les aspects du vivant et de l’existence humaine. Si les romans cyberpunk avaient au début des années 1980 une valeur contestataire, reproduire cet imaginaire à l’identique aujourd’hui est a minima conservateur, voire carrément réactionnaire. Après tout, la société décrite dans le jeu vidéo Cyberpunk 2077 (CD Projekt Red, 2020) constitue une sorte d’idéal de futur fondé sur l’idéologie reagano-thatcherienne. En tout état de cause, si nous vivons dans un roman de science-fiction, on peut arguer que nous vivons dans une sorte de cyberpunk low-cost, dépourvu de ses atours les plus séduisants (les néons, donc).

Le cyberpunk est aussi devenu l’un des aspects de l’imaginaire retro idéalisant les années 80. Blade Runner a eu droit en 2019 à une suite/remake, Blade Runner 2049 (par Denis Villeneuve, réalisateur de la dernière version de Dune). L’imaginaire de science-fiction majoritaire du cinéma hollywoodien semble prisonnier d’une boucle nostalgique de répétition du même : les années 2010 ont été celles de l’hégémonie des suites/remakes/prequels de films issus… des années 1980. Sans oublier l’éternelle répétition des films de super-héros en « univers partagé », illustration parfaite de l’adage « il faut que tout change pour que rien ne change ».

L’imaginaire figuré par le roman de SF dans lequel nous habitons semble donc être obsolète, fondé sur des représentations vieilles de près d’un siècle tout en revendiquant une innovation et une nouveauté perpétuelles. Cette domination hégémonique est une manière pour les institutions étatiques et capitalistiques de se justifier ainsi que de chercher à perpétuer leur pouvoir. Au reste, cet imaginaire « illimitiste », que ce soit spatialement (appropriation de l’espace extra-terrestre) ou temporellement (repousser les limites de la longévité humaine, par la science médicale ou par la cryogénisation), participe d’une idéologie hégémonique délétère et même mortel : celui d’une croissance infinie au sein d’un monde fini.

L’imaginaire, et particulièrement celui du futur, est donc sujet à une appropriation et à une volonté hégémonique de la part des institutions idéologiques du capitalisme néo-libéral, qu’il s’agisse des consortiums industriels ou des agences (para)étatiques. Cependant, des forces minoritaires leur contestent cette hégémonie.

Pour reprendre la formule d’Alice Carabédian, il est possible de penser la SF ni « sur le modèle du conquistador, ni sur celui de l’ingénieur ». Il s’agit selon elle de proposer une « résistance à ce qui se présente comme le Réel ».

Quels sont ces forces qui (et que) travaillent les franges minoritaires de la production d’imaginaire ? Elle sont d’une part les mêmes que celles qui travaillent le champ littéraire et la société toute entière : l’antiracisme, les luttes de genre, l’anticolonialisme, les luttes de classe (j’emploie ce terme en tant que Marxiste, tout en étant conscient qu’il ne fait souvent pas partie du vocabulaire des auteur·ices) et les luttes environnementales. D’autres part, cette contestation se joue dans le registre formel. Pour le dire simplement, la question qui travaille les imaginaires anti-hégémoniques est celle-ci : quels récits écrivons-nous, et comment ?

Bien sûr, dans une perspective matérialiste d’étude de la production, bien d’autres questions se posent : comment sont fabriqués les livres ? qui contrôle la production éditoriale ? l’industrie du livre actuelle est-elle compatible avec l’écologie (non) ? peut-on réellement produire des imaginaires révolutionnaires dans une industrie capitaliste et réactionnaire ? Les étudier toutes prendrait trop de temps ; aussi vais-je me concentrer sur les deux premières.

L’angle le plus évident pour étudier le sujet des imaginaires minoritaires me semble être les luttes de genre et des minorités sexuelles, du féminisme au droits des personnes transgenre. Dans une certaine mesure, celles-ci sont à « l’intersection » des luttes antiracistes.

En vérité, il n’est pas nouveau que les productions d’imaginaires abordent et traitent ces sujets. La SF anglo-saxonne des années 1970-1980 a vu l’émergence de voix nouvelles, souvent féminines, désireuses et surtout capables de traiter ces sujets avec force et exigence. Ursula K. Le Guin représente ici la partie émergée de l’Iceberg, mais des autrices comme Marge Piercy, Joanna Russ, Pamela Sargent ou encore Octavia Butler ont traité de ces sujets avec brio.

Aujourd’hui, les luttes de genres irriguent profondément les imaginaires produits… le plus souvent par des auteur·ices de genre féminin (ou agenre) et jeunes. Comme dans l’ensemble de la société, ces questions sont abordées de bien des façons, dans bien des genres : mise en scène d’héroïnes dans des rôles jusque-là « réservés » aux hommes, représentations de la sororité. Il n’est pas très étonnant que la littérature de SF étatsunienne en particulier montre une grande vivacité sur ces sujets. Bien entendu, il s’agit toujours de franges minoritaires du champ littéraire. Les grands célébrités de la production de SF restent des hommes, blancs, et généralement âgés de plus de quarante ans.

Il faut également noter, pour continuer dans cette idée, la proportion très largement majoritaire de femmes productrices de littératures dites « de jeunesse » ou « Young Adult ». Comme la plupart des littératures produites par des femmes, ces genres – souvent liés à des pratiques littéraire relativement émergentes, comme la publication numérique via des plateformes ou la fan fiction –sont considérés dans le champ littéraire (dominé par des hommes blancs cis hétérosexuels) comme mineurs et peu légitimes, que l’on parle de la « bit-lit » ou très récemment de la « romantasy »ou encore de « cosyfiction »11 , qui suscite bien des résistances (voire des moqueries) de la part des franges qui se revendiquent les plus légitimes du champ.

Ce mouvement de « diversification » prend également des formes plus institutionnelles, comme le fait de viser la parité dans les jury de prix ou parmi les auteur·ices invitées. Les trois derniers Prix Européen des Utopiales ont été décernés à des livres écrits par des femmes (Auriane Velten, Floriane Soulas, Audrey Plenet) et traitant au moins en partie de questions de genre. S’agissant dans ce cas d’un prix décerné par des lecteur·ices après sélection par des libraires, on peut peut-être y décerner une tendance. Ces éléments, ajoutés aux choix éditoriaux visant à remettre en valeur des autrices du matrimoine, semblent valider une tendance : un lectorat davantage féminisé, une proportion d’autrices publiées et récompensées plus importante, et davantage de personnages féminins, racisés ou transgenre.

Toutefois, si cet état de fait est indéniablement positif et témoigne d’un véritable progrès social (ou du moins d’une réelle aspiration vers lui), il est à mon sens insuffisant.

En ayant pleinement conscience que cette remarque risque de m’attire bien des contradictions, je voudrais dire la chose suivante : la représentation ne suffit pas. Ce terme, issu des luttes antiracistes et de genre dans le monde anglosaxon, m’a très longtemps posé problème, jusqu’à ce que Sandra Lucbert n’en propose une définition. La représentation, selon elle, est la présentation à nouveau du même. Autrement dit, si je reviens à ma proposition antérieure, la représentation est non seulement le régime imaginaire dominant (le futur comme une projection plus ou moins déformée du présent), mais aussi et surtout le moyen à travers lequel l’imaginaire hégémonique intègre sa contestation.

Pour prendre un exemple célèbre, même si ses personnages principaux sont « divers » (une femme, deux hommes racisés à différents degrés), on aura peine à trouver quoi que ce soit de révolutionnaire, ou même modestement progressiste dans un film aussi hégémonique que Star Wars Épisode VII – Le réveil de la force. Il s’agit même plutôt d’un « cas d’école » de copie de copie de copie, d’un quasi remake « nostalgique » du Star Wars original… qui était lui-même un pastiche de serial des années 1950-60. D’un point de vue de la structuration des imaginaires, il s’agit donc littéralement d’un film réactionnaire : les protagonistes aussi bien que les antagonistes cherchent à y faire revivre un passé rêvé qui doit donc se « réveiller ». Ce réveil passe par la manipulation quasi religieuse d’artefacts (un sabre laser, un Faucon Millenium), davantage destinés à conforter et rassurer le public du film que les personnages pour qui ils ne signifient pas grand-chose. Les figures du récit sont des symboles, en ce qu’elles réactivent des souvenirs chez les récepteur·ices qui ont un rapport fétichiste à leur égard (très concrètement, par l’achat et la manipulation de marchandises, goodies).

Bien sûr, les remarques de personnes féminisées et/ou racisées qui arguent de n’avoir eu pas ou peu de « modèles » imaginaires sont légitimes. Je me répète : je ne cherche pas à dire que la représentation des minorités de genre et raciales ne sert à rien. Seulement, il ne suffit donc pas mettre en scène des personnages féminins ou racisés « forts » pour produire un imaginaire progressiste. Les féministes matérialistes des années 1970, comme Leopoldina Fortunati, il peut très bien exister un féminisme dominant, bourgeois, car si les aspirations des femmes de la bourgeoisie peuvent recouper en partie celles des « ouvrières de la maison » ou des « ouvrières du sexe », leur position de classe les en sépare radicalement.

De la même manière, le capitalisme de l’imaginaire, a intérêt à faire droit à ces revendications « sociétales ». Il lui permet de conquérir ou de conserver des parts de marché. Ainsi, la campagne marketing du film Wonder Woman était largement axé sur le fait que… son héroïne était une femme, et ce peu importe que le film montre une image ridiculement déformée de la première guerre mondiale. L’intrigue de sa suite – évidemment située dans les années 1980… – est même fondée sur un viol assisté par magie, jamais interrogé comme tel. Il existe donc bel et bien un usage conservateur ou même réactionnaire de la représentation des personnes minorisées. Comme le montre Benjamin Patinaud dans Le Syndrome Magneto (Au diable vauvert, 2023) le progressisme moral des imaginaires libéraux est la façade acceptable de leur assimilation des luttes sociales, tout particulièrement au sein des productions d’imaginaire hégémonique.

Dans son livre Le Futur au pluriel – Réparer la science-fiction (éditions de l’Inframonde, 2023) l’autrice française Ketty Steward décrit cette fraction dominante du « Fandom », plutôt agés de plus de 50 ans, plutôt masculins, sauf quelques exceptions12 et tous blanc » : bref des « boys’ club » (littéralement : clubs de garçons), « homogènes, fonctionnant par cooptation, se réunissant lors de dîners et de déjeuners et maintenant le status quo dans la science-fiction francophone ». Du point de vue des politiques genrées, il en va (structurellement) ainsi dans le « milieu » de la SF française et dans les imaginaires produits comme dans le reste de la société. Pour continuer à suivre la thèse de Ketty Steward, politiser les imaginaires nécessite également de faire entendre et mieux diffuser toute la diversité et la multiplicité des producteur·ices d’imaginaire et de leurs positions. Évidemment, réaliser ce changement nécessite de profondes transformations dans ce champ et, comme l’écrit Steward, commencer par une prise de conscience des acteur·ices des discriminations intégrées qu’ielles agissent parfois sans le comprendre ni même s’en rendre compte. Le genre et la racisation sont des constructions sociales et la place des minorités dans la production des imaginaire est liée aux structures sociales plus générales. Ne pas interroger cette place politiquement (c’est à dire en tant que structure de pouvoir dans la société) et se contenter de déploration ou de représentation « quantitative » relève au mieux de l’ignorance, au pire de l’hypocrisie.

Bien sûr, on ne peut pas simplement accuser les auteur·ices (qu’il s’agisse de personnes individuelles ou « morales », comme des entreprises ou des institutions) de cynisme, même si celui-ci n’est pas toujours à exclure. Une politisation structurelle des imaginaires ne peut se satisfaire des seules motivations des acteur·ices. Cependant, leurs intérêts les mènent elles et eux aussi produire ces imaginaires, et la raison en est justement leur position de classe. En effet, le travail littéraire (artistique) est rarement considéré comme tel. Dans Imaginaires du néolibéralisme (La Dispute, 2016), Lionel Ruffel constate que « tout est fait pour qu’on ne le pense pas, préférant d’autres structures symboliques : la vocation (religieux), le loisir, la retraite (le hors travail […] Quel est son imaginaire dominant ? Il est hyper-individuel (ce qui empêche les revendications de corps, hors-sol, à la maison (ce qui empêche la rencontre entre pairs et favorise une relation verticale à l’éditeur), par projet, sans engagement ». Derrière son économie symbolique de légitimation, derrière la propriété intellectuelle13, la position des auteur·ices dans la division du travail est prolétarisée et même ubérisée.

Concrètement, cela signifie qu’il faut produire vite, produire beaucoup et qu’ils n’ont que relativement la complète maîtrise de l’objet de leur travail. Les maisons d’éditions commandent des livres, pour un certain secteur de marché, sur certains thèmes, dans un certain cadre formel, etc. Concrètement, l’industrie du livre (en France) ne diffère gère des autres secteurs de production. Le livre (je parle ici du livre en tant qu’objet matériel, et non en tant qu’objet littéraire) est certes une « marchandise » pas comme les autres, mais il reste une marchandise.

D’ailleurs, les pratiques de réception du livre en tant qu’objet que je constate en tant que romancier de SF en ont tous les aspects : frénésie d’achat, fétichisation de l’objet, monstration spectaculaire de sa collection. Les maisons d’éditions ont elles aussi intérêt à favoriser ces pratiques. La tendance, depuis quelques années, est aux éditions « collector », cartonnées et jaspées.

En tant que telle, la marchandise-livre possède non seulement une valeur d’échange (son prix), mais aussi une valeur d’usage, et de celle-ci que traite cet essai. La marchandise livre a ceci de particulier que sa valeur d’usage est essentiellement intellectuelle et symbolique : elle est médiée par la lectrice·eur, sa connaissance du code langagier, avant que d’avoir une action sur elle, et le réel. La matérialité apparente des imaginaires est seconde, ce qui permet aux défenseur·ices de revendiquer leur neutralité, en renvoyant l’acte de réception à un individualisme consommateur, et non à une pratique sociale matériellement déterminée.

Pour une réelle politique des imaginaires, les auteur·ices doivent non seulement politiser leur position de classe, mais aussi politiser la manière dont ils et elles les écrivent et les conçoivent et dans quelle structure de production ils s’inscrivent.

Je parlais plus haut de « thèmes » et de représentation. Trop souvent selon moi, la question de la politisation des imaginaires se résume à la présence ou non de « thèmes politiques ». Tel roman parle de féminisme, tel autre de racisme, tel autre met en scène un conflit, etc. Si cultiver ces sujets dans notre imaginaire est indéniablement un pas (plutôt que les menaces des guerres à venir et ses portes-avions en kit), ce n’est justement qu’un premier pas.

Nombreux·euses sont les auteurs et autrices qui se défendent d’avoir quelque chose à dire, un « message » à faire passer, une thèse à défendre. Quelle sont les raisons de cette pudeur ? L’une d’entre elle peut évidemment être un positionnement politique libéral ou réactionnaire en accord avec l’idéologie hégémonique. Dans ce cas, il n’y a rien à défendre. Les conditions matérielles évoquées sont sans aucun doute aussi en jeu, ainsi que la construction sociale du rôle des producteurs d’imaginaire.

« Dire quelque chose », porter une thèse et la mettre en récit, c’est mettre en danger sa position dans la structure de production et donc son gagne-pain. C’est se voir refuser des contrats, n’être plus sollicité·e pour telle ou telle intervention, etc. Paradoxalement, une position dominante dans le champ littéraire facilite des prises de position « progressistes » ou « de gauche »14. Il est moins coûteux de lorsqu’on est un auteur parisien à succès publié chez Gallimard que lorsqu’on est une autrice d’albums destinés à la jeunesse publiée par de petites maisons indépendantes. De même, le privilège de « n’avoir rien à dire », de questionner des abstractions et des questionnements « universels » appartient à celles et ceux pour qui l’activité de production d’imaginaire est secondaire, pour qui elle n’est pas leur source de revenu principal.

Ces raisons ne suffisent pas, à mon sens, à justifier entièrement cette méfiance structurelle à l’égard de la notion « d’engagement ». Arguer qu’on ne cherche qu’à « écrire des histoires », qu’à « divertir » c’est refuser de prendre position. Revendiquer « l’évasion », c’est admettre que le réel est une prison et renoncer à le changer. Se contenter d’aborder des thèmes sans revendiquer à un propos, c’est abdiquer sa capacité d’action sur le monde. J’ai déjà pu entendre des auteur·ices refuser de se déclarer « militant·e » par rejet de son étymologie guerrière (du latin miles, soldat). Cela me semble montrer un aveuglement plus ou moins volontaire sur la conflictualité d’un social mis en coupe la plus réglée possible par le capitalisme. De même, faire l’éloge d’une œuvre pour être « une vraie fiction politique mais pas un tract », c’est dramatiquement méconnaître la capacité de la fiction, et singulièrement des fictions imaginaires, d’être les deux à la fois, dans son contexte de production, de diffusion et de réception.

On me pardonnera ou non l’argument d’autorité mais, accuserait-on Victor Hugo d’avoir écrit un roman « trop politique » avec Les Misérables ?

La politisation de l’imaginaire passe, si ce n’est par une subversion complète, au moins par un questionnement, une problématisation des figures qu’utilisent les genres. L’imagination, et plus particulièrement, une imagination matérialiste, est un outil fabuleux en ce qu’il nous permet de mener de telles expérimentations.

La fantasy met souvent en scène des royaumes ? Très bien. Comment ces royaumes fonctionnent-ils ? D’où vient la légitimé des souverains ? Comment s’est-elle affirmée ? Comment ce royaume produit-il sa nourriture ? Quels tensions traversent un tel royaume ? Un dragon a rassemblé un énorme trésor ? Quels effets cette thésaurisation a-t-il sur l’économie du royaume ? Ou, au contraire, la brusque libération de tout cet or quand un héros tue le monstre ? D’ailleurs, cet or, d’où vient-il exactement ? Où sont les mines ? Qui travaille dedans ? Quel est le statut de ces travailleurs ? L’acceptent-ils ?

La SF majoritaire aime à mettre en scène des guerres entre empires spatiaux, à grand renforts de vaisseaux gigantesques. Soit. Qui fabrique ces vaisseaux ? Qui les a conçus ? Que se passerait-il s’il y avait une grève dans les chantiers navals ? Comment le pouvoir impérial réagirait-il ? D’ailleurs, quels effets cette guerre a-t-elle sur la composition sociale des travailleurs ? Quels sont les liens de l’empire avec les entreprises chargées de la construction de ces vaisseaux ?

L’imagination matéraliste nous permet de penser autrement, d’autres récits et ce à partir des postulats les plus éculés. Partons d’un exemple récent. Le film Damsel (Juan Carlos Fresnadillos) met en scène une princesse trompée par la famille de son époux et sacrifiée à la dragonne qui les terrifie pour maintenir la paix. Seule dans les entrailles dans la montagne, elle doit survivre, et finit par revêtir une armure et à prendre une épée pour vaincre la dragonne elle-même dans un geste qui se veut une subversion du récit chevaleresque. Cependant, est-ce vraiment un renouvellement de l’imaginaire que de montrer que les femmes peuvent elles aussi employer la violence ? La toute fin du film est un peu plus habile : l’héroïne soigne le dragon et s’en fait une alliée pour vaincre le royaume félon. Mais, est si nous allions encore plus loin. Notre princesse apprend au cours du film qu’elle n’est pas la première jeune fille trompée et sacrifiée. Et si elles étaient encore vivantes ? Et si, à l’intérieur de la montagne, elles avaient organisé leur propre société ? Ne serait-ce pas là l’occasion d’explorer la sororité, la libération partielle des contraintes patriarcales ? On pourrait même imaginer que la dragonne soit en réalité leur alliée. Ainsi, collectivement, pourraient-elles travailler au renversement du royaume, d’une manière plus vraisemblable que en un seul meurtre final.

Cependant, la question de « ce que l’on écrit » et même « pourquoi » n’épuise pas la problématique de la modification des imaginaires. Il reste la question la plus difficile : celle de comment l’on écrit.

Celle-ci on peut l’aborder par les conditions de production concrètes du texte. Une possibilité d’écrire autrement est d’écrire collectivement, pour travailler en fiction les enjeux de l’action collective, comme l’ont fait par exemple les Ateliers de l’Antremonde avec Bâtir aussi (Cambourakis, 2018)) ou encore les Aggloméré·es avec Subtil Béton (L’Atalante, 2021). Ces textes ont la particularité d’être explicitement plurivocaux : il ne s’agit pas d’un texte unifié proposé sous une signature collective. Politiser, cela peut être contester en actes la figure de l’écrivain·e démiurge seul dans sa chambre/bureau/Walden.

La question du comment est aussi une question plus formellement littéraire. La théorie de la « fiction-panier » ou « fiction fourre-tout » formulée en 1986 par Ursula K. Le Guin15 a fait florès ces dernières années à la faveur de sa traduction française. Dans celle-ci, elle questionne non seulement la place de la violence en fiction (« fiction gourdin ») mais aussi la forme narrative du « récit flèche », droit à l’objectif. Elle y postule une « fiction fourre-tout » emplie de « mauviettes et de maladroits, de minuscules grains, encore plus petits que des graines de moutarde ». Le meilleur exemple de « fiction panier » est sans doute son roman La vallée de l’éternel retour (Mnémos, 2012), véritable étude d’anthropologie fictive, mais on peut penser également à Rêves de gloire de Roland C. Wagner (L’Atalante, 2011), véritable histoire orale d’une Algérie uchronique.

L’un des apports les plus précieux de ce texte de Le Guin est selon moi sa réfutation radicale des structures narratives conventionnelles, la place du « conflit » comme brique de base de la narration. Les structures narratives forment la signification des récits autant que la diégèse de celui-ci. Le « monomythe » de Joseph Campbell, les « schémas narratifs » et « actanciels » enseignés à l’école, façonnent nos imaginaires et les entraînent à ressentir de la satisfaction face à une structure en trois ou cinq actes, dotée d’un climax, d’une résolution nette, etc. Non seulement la prétention à l’universalité de ces schémas est infondée16, mais elle aussi profondément raciste et réactionnaire. Depuis les années 1950, cette narratologie utilitaire conçue dans les universités et les ateliers d’écriture étatsuniens17 contribue à appauvrir la capacité d’imaginaire.

Enfin, si « les limites de mon langage sont les limites de ma pensée », une réelle modification des imaginaires passe nécessairement pas une modification des pratiques linguistiques. À ce titre, je trouve merveilleux de vivre le bouleversement dans l’expression écrite suscité par les luttes féministes autour de l’écriture inclusive. Voilà un réel enjeu littéraire, dont nombre d’auteur·ices de SF s’emparent avec brio, comme Li-Cam dans son roman Visite (La Volte, 2023) ou encore dans la traduction française par Marie Koullen d’Une femme au bord du temps de Marge Piercy (Goater, 1976). Nous ne parlons pas la même langue que nos ancêtres d’il y a un siècle. Il est ridicule de penser que les habitant·es d’un futur proche ou lointain parlent la même que la nôtre. La langue elle-même est l’un des outils de « l’étrangéisation cognitive » théorie par Darko Suvin. Elle contribue à modifier notre manière de penser, nos manières de nous figurer le monde. Aussi, un « renouvellement » des imaginaires passe nécessairement par un changement des pratiques linguistiques autant que narratives.

Comme l’écrivait Blaise Pascal, qu’iels le veuillent ou non, les auteur·ices sont « embarqué·es ». La notion « d’engagement », comme je la comprends, n’est que la prise de conscience pour les artistes de leur place dans la structuration sociale de la production et la résolution d’employer leurs capacités d’action spécifiques pour modifier l’ordre social dans une direction désirable pour eux.

Cette prise de conscience est évidemment relative à la position sociale de chaque artiste. Il paraîtrait incongru d’attendre d’une star du cinéma français (par exemple, Jean Dujardin) qu’il fasse preuve d’un anticapitalisme radical. Cela ne l’empêche pas d’être engagé, embarqué. En effet il prend part à la production d’imaginaires ayant un effet sur la société, qu’il s’agisse de légitimer les violences policières (Novembre de Cédric Jimenez) ou d’incarner une allégorie caricaturale de la « francité » (lors de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde de rugby). Au lieu de se demander ce qu’il va faire dans de telles galères, on devrait constater que, embarqué comme les autres, il choisit consciemment son cap.

Autrement dit, et très simplement : la neutralité n’existe pas. Les grands capitalistes de la tech, les auteurs et autrices qui participent à la Red Team ne semblent pas avoir de scrupules « s’engager ». Il y a bien une guerre dans la production d’imaginaires. Par intérêt bien compris ou par idéologie (ce qui revient peut-être au même), ils ont choisi leur camp. Les raisons de ce choix sont sans doute à trouver, au moins en partie dans leur position de classe, de genre et de non-racisation. Politiser les imaginaires, c’est aussi se demander qui les produit. Pour citer une nouvelle fois Ketty Steward, « l’auteurice s’inscrit dans un contexte social. Iel est membre d’une famille, d’une profession et vit dans une société donnée. »

Je ne cherche pas à dire que choisir son camp est une chose facile. Toute militance, quelle qu’elle soit, consiste à mettre en jeu sa parole, son capital symbolique (qui est une grande part de l’économie propre au champ littéraire) et parfois même son corps et sa santé. Ce n’est pas une chose facile. C’est risqué. S’y soustraire, toutefois, c’est laisser place libre à celles et ceux qui, eux, ne manquent pas de le faire. Pourquoi le font-ils ? Parce que, dominants, ils ne se posent même pas la question. Ils agissent tout « naturellement ». Leur illusion de neutralité n’est qu’un des effets de la naturalisation abusive de leur position dominante.

Aux auteurs et autrices, producteur·ices d’imaginaire, c’est à dire d’idéologie, je voudrais dire, avec les mots du hobbit Meriadoc Brandebouc au Conseil des Ents, dans le Seigneur des Anneaux, « Vous faites partie de ce monde. ». Ne rien faire, ne rien dire, c’est laisser autour de nous la forêt brûler. Nous n’avons d’autre choix que de prendre d’assaut Isengard. Politiser les imaginaires, c’est reconnaître les antagonismes politiques et sociaux, accepter la nécessité de la confrontation au sein du champ littéraire, et, enfin, prendre position. Politiser les imaginaires, c’est regarder en face les dominations et agir explicitement contre elles de toutes les manières spécifiques à notre position de producteurs de ces imaginaires et en toute occasion.

Dans une conférence en 2023, l’auteur Léo Henry disait : « Le cliché est réactionnaire ». Politiser nos imaginaires, c’est rejeter toutes les évidences et les a prioris jusque dans notre pratique de l’écriture. C’est interroger les structures narratives hégémoniques, et questionner leur provenance pour les employer en connaissance de cause, ou non, et chercher à faire autrement. Politiser les imaginaires, c’est affirmer non seulement qu’il existe d’autres mondes que celui-ci, mais surtout que d’autres récits peuvent contribuer, modestement, à les faire advenir.

Auteurs, autrices, artistes, scénaristes, cinéastes, nous tous et toutes travailleur·euses et producteur·ics d’imaginaire, il est de notre responsabilité politique d’aider à les façonner.

1 https://friction-magazine.fr/nos-mondes-queer-entre-zine-et-revue-pour-renouveler-les-imaginaires-queer/

3 En tout cas, au sens où nous l’entendons. Quiconque vit avec un chien ou un chat sait que ces animaux rêvent et partagent donc avec homo sapiens la capacité de générer des images sensorielles nouvelles à partir d’expériences passées.

4 Dans Défaire voir – Littérature et politique, éditions Amsterdam, 2023

5 Je laisse volontairement de côté ses racines antérieures, des récits de voyage merveilleux de Cyrano de Bergerac ou Lucien de Samosate ou

6 Émile Littré, Auguste Comte et la philosophie positive

7 Il est intéressant de noter que l’expression est au singulier.

8 Zack Snyder’s Justice League

9 https://lavolte.net/militarisation-utopiales-2019/

10 Terme particulièrement approprié, proposé par un·e internaute que, malheureusement, je n’ai pas réussi à retrouver.

11 Bit-lit : abréviation de « bite » et « litterature », sous-genre particulièrement diffusé par les éditions Bragelonne dans les années 2010, centré sur des histoires de vampires, de loup-garous, à destination surtout d’un public féminin, à la suite du succès de Twilight de Stephenie Meyer. Romantasy : contraction de romance et de fantasy – des récits de romance se déroulant dans des mondes de fantasy. Cozy-fiction : tendance récente à la publication de récits centrés sur des activités quotidiennes dans des univers merveilleux, avec une importance moindre accordée aux conflits.

12 Steward reprend à Martine Delvaux le terme de « schtroumpfette » pour désigner l’unique ou les rares personnes féminisées de ces groupes

13 Qu’Aurélien Catin qualifie bien de système de rente dans Notre Condition, Riot éditions, 2020.

14 C’est l’une des contradictions que soulèvent Laelia Véron et Karine Abiven soulèvent dans leur étude de l’imaginaire des « transfuges de classe » Trahir et venger, éditions La Découverte, 2024.

15 dans Danser au bord du monde, éditions de l’éclat, 2020

16 Comme nous l’enseigne utilement la lecture de cet article : https://www.kimyoonmiauthor.com/post/641948278831874048/worldwide-story-structures/

17 Comme le raconte Eric Bennett dans Workshops of Empire, éditions de l’université de l’Iowa, 2015 – non traduit.

La Science-fiction est-elle trop politique ?

Réponse courte : non.

Réponse brève : Non. Comment pourrait-elle l’être ?

Réponse longue :

Ça fait maintenant plusieurs mois, voire plusieurs années que la chose me tracasse. C’est bien simple, à chaque fois que paraît dans les littératures dites de « l’imaginaire » (je vais dire SF pour aller plus vite, en admettant que le terme recouvre les variantes de l’imaginaire) un ouvrage un peu ouvertement militant, il se trouve quelque « blogueur influent », quelque jury de prix, bref, quelque personne pour reprocher au texte d’être trop politique ou, au contraire, se réjouir que tel texte n’est pas seulement un tract ou un essai mais aussi et surtout « une belle histoire, un bon moment de lecture. »

Cela m’inspire plusieurs réactions.

Je remarque que le terme « politique » est, dans ce cas, utilisé dans une acception bien restrictive.

Premièrement, sont qualifiés de politiques uniquement des textes véhiculant des propositions idéologiques de « gauche » (mot qui rejoint SF dans le grand glossaire des termes fourre-tout et mal définis). Pour ne prendre qu’un exemple facile, personne, jamais, n’a reproché à Robert Heinlein d’être trop politique ; pourtant, on peut difficilement considérer que Révolte sur la Lune est un exemple de neutralité axiologique. Autrement dit, ce sont les toujours les mêmes propositions qui font réagir, ce qui dit sans doute quelque chose sur qui réagit.

Ensuite, réduire la « politique » à l’expression de points de vue militants, c’est circonscrire abusivement le politique. Pour reprendre un vieux slogan, « tout est politique ». Autrement dit, il n’y a aucun domaine de l’existence des êtres humains rassemblés en société qui en échappe. Puisque nous vivons toujours dans la cité, il est impossible de considérer qu’il existe en elle des domaines où ses principes organisationnels ne se font pas sentir. Ainsi, la science-fiction ne peut pas être « trop » politique, pas plus que la cuisine, le travail, la sexualité. Ces sujets sont politiques, qu’on le veuille ou non.

J’ajoute qu’affirmer le contraire est une posture réactionnaire, largement reprise. On connaît le slogan « Keep your politics out of video games » bizarrement assez peu repris dans les milieux progressistes. Estimer qu’il existe des « chasses gardées », des lieux qui échapperaient à la conflictualité, à l’expression explicite ou non de vues politiques, c’est admettre « l’état des choses » comme légitime et inévitable. Je répète : c’est, au mieux, réactionnaire.1

Pour aller plus loin que le « tout est politique », je propose la formule « tout doit être politisé. » Bien sûr que la science-fiction doit être politique et politisée. C’est une des thèses d’Alice Carabédian dans Utopies radicalesi : la SF a un capacité de politisation, si ce n’est plus grande, au moins particulière. Elle peut être politisée à droite ou à gauche, réactionnaire ou utopiste (j’emploie ce terme plutôt que « progressiste » pour respecter la pensée d’Alice Carabédian qui met en opposition « utopie » et « progrès ». La SF n’a pas d’essence politique préalable : elle peut être Squid Games ou Becky Chambers, pour reprendre les mêmes exemples que Carabédian.

Cette particularité vient peut-être du fait que la SF est une littérature matérialiste. En effet, difficile d’imaginer des mondes autres, qu’ils soient désirables ou non, sans en définir et en questionner l’organisation sociale de la production. Si l’on se demande ce que l’on mange sur la planète Grobulz, il faut bien se demander d’où vient ce que l’on mange, de la production de la nourriture et de sa préparation. Qui cultive ? Qui élève ? Qui cuisine ? Pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? Si la littérature de SF est celle de l’imaginaire, alors il faut se rendre à l’évidence : « imaginer » est un acte extrêmement politique. Ainsi, on peut soupçonner René Barjavel d’un certain essentialisme quand il explique dans La Nuit des Temps que les personnes « noires » étaient déjà des esclaves sur Mars. Pour prendre un autre exemple plus proche de nous, le questionnement sur les rôles genrés dans la fiction de fantasy qui mène Ursula K. Le Guin à revenir à Terremer pour écrire Tehanu, un roman centré autour de deux personnages féminins et non de Ged, pourtant protagonistes des trois romans précédents. Ces deux actes d’imagination sont politiques. L’un n’est pas plus ou moins politique que l’autre

Je reviens à l’idée qu’un texte puisse être « un tract déguisé ». C’est à mon sens un argument de mauvaise foi et bien peu solide. Tout d’abord, on l’a vu, chaque fiction est un acte politique, tant de ce qu’elle raconte que dans sa forme, dans ses conditions d’énonciation et de diffusion. Écrire un livre, le faire publier ce n’est pas politiquement la même chose que de déclamer un récit épique. D’ailleurs, on pourrait remarquer que ces conditions conditionnent la forme et le contenu, et inversement. Reconnaître le pouvoir de du réel d’influencer la fiction, c’est reconnaître l’inverse : la fiction a des effets sur le réel. C’est même pour cela que l’on en produit. En cela, la fiction n’est guère différente des essais, des pamphlets ou des tracts.

Ensuite, et c’est peut-être ce qui me gène le plus, cet argument recèle en creux l’idée qu’il y aurait une séparation entre forme et fond, entre contenu et contenant. Pour ma part, j’ai tendance à me référer à la maxime de Victor Hugo selon laquelle « la forme, c’est du fond qui remonte à la surface ». On pourrait m’objecter le « Pouvoir des fables » de La Fontaine ou bien la devise « Placere docere » : pour instruire, il faudrait d’abord plaire. La séparation des deux me semble toutefois bien rétrograde : c’est séparer de manière étanche l’intellect et les émotions, dans une posture de pur esprit ou, au contraire d’être à la merci de ses émotions. C’est séparer nettement la « raison » du « cœur ».

Enfin, et en restant dans un vocabulaire pascalien, dire qu’une œuvre aurait le défaut d’être « trop politique » aux dépens de son statut de « fiction » (souvenir ému de marginaux sur un manuscrit : « N’oublie pas que tu écris un roman ! », « Le lecteur veut du romanesque ! »), c’est lui reprocher de n’être pas assez « divertissante ». Charge à nous de garder en tête qu’être diverti, c’est détourner le regard. Nul doute qu’il y a parmi la production moultes œuvres de fiction dont c’est l’objectif premier. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elles aussi possèdent leur propre charge politique.

En outre, c’est un bien drôle de reproche à faire à un texte de fiction que de l’accuser de ne pas nous faire suffisamment détourner les yeux du réel dont il traite, ouvertement ou non.

*

1 Se référer à la fabuleuse exemplification du réactionnaire par Gérard Darmon dans Astérix et Obélis : Mission Cléopâtre ! : « J’ai installé l’évacuation des eaux usagées comme on le fait tout le temps ! On a toujours fait comme ça » ! et tant pis si ça pue…