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Propositions pour une imagination matérialiste

Cet article est une version légèrement remaniée de la communication que j’ai donnée le 10 juin 2025 à l’université de Nanterre, lors de la journée d’études « Approches matérialistes de l’irréalisme » du Séminaire Les Armes de la Critique, à l’invitation de Vincent Berthelier, Marianne Hillion et Marion Leclair – que je remercie encore pour leur invitation.

*

1. Structures de production de l’imaginaire

a. De l’imaginaire

Pour commencer, il faut « construire l’objet » de « imaginaire ». Ce mot est employé largement, dans tous les domaines du discours courant dans des acceptions différentes et contradictoires.

Dans le langage courant, « imaginaire » est synonyme de « fictif », ou encore le contraire de « réel ». L’imagination est le domaine de la rêverie, de la fantaisie ; c’est un « lieu » associé à l’enfance (Narnia, le bois de Winnie l’Ourson, le « pays imaginaire » dans Peter Pan : autant de lieux associés à l’enfance et où les « adultes » ne sont pas censés revenir) et opposé aux choses dites « sérieuses ». Dans une perspective de genre, c’est un domaine féminin (ou, plutôt, féminisé) : cela se retrouve d’ailleurs dans la distribution genrée de ses genres, j’y reviendrai plus tard. L’imagination est liée aux émotions. Elle est opposée non seulement à la raison, mais aussi à la rationalité froide (contre les émotions chaudes), et aux « réalisme ». L’imagination, c’est le domaine de « l’irréaliste », mais dans le sens de gratuit, léger, et même de futile – les pratiques littéraires féminines sont toujours considérées comme futiles…

Comme souvent, c’est le Président Emmanuel Macron qui nous donne les meilleures incarnations de cette domination masculiniste : en 2018 face à Valérie Foissey, aide-soignante au CHU de Rouen (une femme encore), il déclare qu’il n’y a « pas d’argent magique » pour les financer les hôpitaux. On pourrait sans doute trouver bien d’autres exemples…

Pour désamorcer cette représentation usuelle, je voudrais recourir au concept d’idéologie, tel que formulé par Louis Althusser (par ailleurs, assassin de Hélène Rytmann, il faut le rappeler). Selon lui, l’idéologie est « un rapport imaginaire à une situation matérielle ». Ainsi, plutôt que de me concentrer uniquement sur le contenu des imaginaires (Nicolas Nova, par exemple, définit l’imaginaire comme « les discours, les représentations, les mythes et l’imagerie »… au risque de la tautologie), je définirai ici l’imagination comme le processus de production de ces imageries. Frédéric Lordon va dans ce sens quand il écrit : « l’imagination est la capacité à se donner par anticipation une représentation vivace de ce qui est susceptible de se produire, c’est-à-dire des images de force impressionnante suffisante : un comme si c’était déjà là. » Ensuite, on peut avec Sandra Lucbert parler de production de « figures ». « Figurer », nous dit Lucbert, « est un geste d’écriture qui pense » et ne se contente pas de « représenter » (présenter à nouveau) l’existant.

En cherchant à lier ces définitions, je proposerais la définition suivante : l’imagination serait l’activité productive, matériellement déterminée au sein de la division sociale du travail, des figures et de valeurs symboliques.

C’est peut-être cette qualité de non-« représentation » qui fait la spécificité et la subversivité des littératures de l’imaginaire. On pourrait les considérer comme des littératures « non mimétiques », en ce qu’elles figurent ce qui n’existe pas. Qu’il s’agisse de « merveilles » techniques, de créatures surnaturelles ou carrément de mondes seconds, elles revendiquent de raconter des réalités autres.

Le « prix d’entrée » d’un récit « imaginaire » est généralement considéré comme plus élevé, l’effort « cognitif » comme plus important, que pour accéder à un récit se présentant comme réaliste – même si ce récit appartient lui-même un genre déterminé : le roman historique, le thriller, la comédie romantique, etc. Cela peut d’ailleurs lieu à des revendications distinctives de la part du lectorat : je ne lis pas la même chose que tout le monde, et je lis en plus quelque chose de difficile. La qualité « imaginaire » d’un texte littéraire tient donc davantage de l’horizon d’attente, l’idée que le lecteur ou la lectrice se fait avant d’accéder au texte.

b. Structures de genre(s)

Le terme « littératures de l’imaginaire » est une création universitaire (à l’Université du Mirail dans les années 1980), avant devenir une catégorie commerciale de librairie. En écho à l’anglophone « speculative fiction », il s’agit d’un mot parapluie pour rassembler fantasy, fantastique et science-fiction – des genres généralement tous désignés auparavant sous le seul terme de « SF ».

Dans une perspective historique et matérialiste – et au risque d’être un peu schématique –, il me semble intéressant que la constitution et l’affirmation formelle de ces trois genres puisse être associée au XIXe siècle, et particulièrement aux conséquences de la « modernité ». Par « modernité », j’entends ici le paradigme du capitalisme industriel et colonial resté cohérent, mutatis mutandis, depuis au moins l’Angleterre des années 1830.

La fantasy tire ses « origines » dans les récits « merveilleux », récits dont la forme moderne est élaborée aux XIXe siècle par la récolte des contes « traditionnels ». Elle s’inscrit dans la continuité du romantisme critique de la modernité industrielle et de la constitution des « identités nationales . L’exemple de l’œuvre de J.R.R Tolkien est parlant : c’est un récit plutôt techno-critique, conservateur socialement et nationaliste – il s’agissait explicitement pour Tolkien de créer la « mythologie » qui manquait à l’Angleterre. L’ensemble de son Histoire de la Terre du Milieu raconte la disparition de la magie/du merveilleux et d’un rapport d’harmonie immanente avec la nature, incarnés par les Elfes (qui disparaissent) et les Hobbits (qui sont aujourd’hui cachés).

Le fantastique a été défini par Todorov comme littérature de l’incertitude face au surnaturel, situé entre le merveilleux et l’étrange. Cette définition laisse cependant de côté une large partie des récits fantastiques contemporains, qui basculeraient selon Todorov du côté du merveilleux (l’horreur à la Stephen King, par exemple). Dans une perspective matérialiste toujours, je voudrais proposer l’idée que le fantastique est une littérature de l’irruption du surnaturel dans le social moderne. L’élément surnaturel (par exemple, le zombie) est à la fois une métaphore d’un symptôme social (la déshumanisation par la consommation) mais toujours aussi une réalité matérielle incluse dans le social (comment s’en protéger ? Ou les soigner ?).

Enfin, il n’est sans doute pas un hasard que la « naissance » historique de la science-fiction soit liée au fantastique et au récit gothique dans le Frankenstein : ou le Prométhée moderne. Dans la science-fiction, le « merveilleux » technique remplace le surnaturel. Dans l’épistémologie moderne, la technique « miraculeuse » prend la place de la magie, et elle est ce qui distingue le moyen du voyage dans De la Terre à la Lune (un obus projeté par un gigantesque canon creusé dans le sol) de Jules Verne de celui de L’Histoire véritable de Lucien de Samosate (un navire emporté par les éléments). Malgré sa prétention à l’appui scientifique (souvent davantage représenté par un dispositif technique imaginaire), la SF garde un lien fort avec « l’émerveillement » : c’est même la signification du « sense of wonder » (sensation d’émerveillement) dont se revendique un grand nombre d’auteurs et de lecteurs (masculin) général.

Ainsi, la science/technique dans la SF majoritaire joue-t-elle le rôle de sécularisation du surnaturel, en même temps qu’elle le rend vraisemblable. Ce « merveilleux scientifique » contribue en retour à légitimer et à construire une image positive de « l’innovation » technologique et d’une « recherche » qui ressemble plutôt à de l’ingénierie ou à de l’exploration coloniale.

2. Propositions pour une imagination matérialiste

a. Écrire « grand »

Une fois ce cadre posé, à quoi ressemblerait une imagination « matérialiste » ?

Pour commencer, il me faut revenir dans le temps, jusqu’à l’après Seconde Guerre mondiale et la création des cursus « d’écriture créative » aux États-Unis. Dans son livre Workshops of Empire1, Eric Bennettraconte l’établissement des « programmes » d’écriture créative dans les universités états-uniennes après la Seconde Guerre Mondiale, leur diffusion dans les pays de l’aire d’influence états-unienne, ainsi que l’idéologie poétique qui les menait. Dans sa conclusion, il donne cette citation de Stephen Koch, ancien directeur du département d’écriture à la Columbia University’s School of the Arts : « Évitez d’intellectualiser. L’intellect peut comprendre une histoire, mais seule l’imagination peut la raconter. Préférez toujours le concret à l’abstrait. […] Il vaut mieux voir l’histoire, l’entendre et la ressentir que de la penser. » Il résume très clairement les grands principes de cette conception de l’écriture littéraire : une focalisation sur le domaine du sensible et une méfiance envers l’expression de l’abstraction. Il s’agit pour Bennett d’« une littérature de l’individualisme et de la vie de famille – et non de la solidarité et des grandes idées ». Il le résume dans le titre d’un article2 : « écrire petit ».

Cette méfiance, bien sûr, est liée au contexte de Guerre Froide et une réaction au « réalisme soviétique » et à la propagande « marxiste-léniniste » dans les universités. Toutefois, il ne s’agit peut-être pas d’un phénomène isolé. Peut-être est-il possible de la mettre en rapport avec la recherche française d’un « nouveau roman », mettant en question « la conception de Balzac » du roman. Alain Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, insiste sur l’innovation formelle et sur des personnages pouvant « donner lieu à tous les commentaires, psychologiques, psychiatriques, religieux ou politiques » et surtout « indifférents » à ces interprétations. Le roman réaliste, écrit Robbe Grillet « avait cru venir à bout [du monde] lui assignant un sens », mais ce n’était selon lui que « simplification illusoire ». Cette revendication d’indétermination, de désenclavement du réel, résonne étrangement avec la préconisation de « se concentrer dans leur fiction et leur poésie sur l’esthétisation de leurs expériences personnelles, plutôt que sur les enjeux politiques ou historiques » que décrit Bennett.

L’héritage contemporain de ce « nouveau roman » est apparemment celui de la « littérature blanche », de « l’auto-fiction » ou du témoignage… auxquelles le champ des littératures de l’imaginaire adressent souvent ses accusations de monadisme germanopratin, de vacuité, voire de fatuité.

Face à cette « production d’une littérature apolitique et déshistoricisée », un premier pas vers une imagination matérialiste est de prendre le contre-pied, de recommencer à écrire l’histoire et les « idéologies », à rouvrir grand la porte fermée entre le foyer et le dehors, le particulier et le général ; bref, à écrire « grand ».

b. Contre les récits machines

L’autre effet des « workshops » décrits par Eric Bennett aura été de contribuer à une technicisation de la pratique du récit (littéraire, cinématographique, communicationnel, etc.). Les genres de l’imaginaire, genres « mineurs », sont très tôt cantonnés à une production industrielle (euphémisée en « populaire ») : comic books, tijuana bible, romans de gare, films « d’exploitation ». Toute production industrielle nécessite des processus de production et des techniques de fabrication faciles à apprendre et à répéter. Il est donc tout à fait logique que le champ de la production culturelle se dote de ses propres guides, manuels et « cahiers des charges ».

Le plus célèbre de ces manuels est sans doute Story, de l’étasunien Robert McKee, véritable bible des scénaristes de cinéma étasunien, dont les grandes lignes sont certainement familières à quiconque s’est déjà intéressé.e – même de loin – à l’écriture narrative. Mon propos ici n’est pas de discuter de la valeur ou de l’utilité des travaux de McKee et consorts, mais de questionner leur place dans le processus de production. Si les « manuels d’écriture » contestent souvent toute volonté normative, ils exercent bel et bien cette fonction et d’autant plus qu’ils portent le discours de locuteurs (le plus souvent masculins) en position d’autorité, à destination de récepteur·ices profanes ou novices.

Dans un contexte industriel capitaliste – « à l’heure de sa reproductibilité technique », si l’on veut – le récit devient une machine. Il doit fonctionner. Ses effets doivent être prévisibles, ses objectifs atteignables. Le récit devient un processus, un « art maîtrisable ». Cette conception conduit à une uniformisation des récits (imaginaires ou non). Il est de notoriété publique que Netflix, par exemple, fournit aux sociétés de production chargées de fabriquer ses « contenus » un document détaillant les caractéristiques attendues ; caractéristiques matérielles – quelle caméra utiliser ? – mais aussi narratives.

Selon moi, l’imagination matérialiste doit avoir la conscience la plus aiguë des forces d’uniformisation par la technique qui la menace. Elle ne doit plus se contenter de remplir un canevas, de re-produire le même, mais chercher à élaborer une forme spécifique (structure et style) au thème et au propos.

Contre la technicisation industrielle du récit (aboutissant, comme le pressentait Guy Debord, à l’hégémonie du « spectacle » sur le réel), l’imagination matérialiste pense des ouvrages spécifiques et situés, sans pour autant pencher dans l’élitisme de « l’art pour l’art ».

c. Sortir de la mythologie

« Une fantasy matérialiste » évoquait Fredric Jameson, pourrait être « un dispositif narratif de fantasy capable de prendre en compte les changements systématiques et de mettre en lien les symptômes dans la superstructure des basculements et les modifications dans les infrastructures. »3

En suivant cette proposition de Fredric Jameson, il me semble que l’un des « obstacles » principaux à une imagination matérialiste est l’empreinte durable des formes mythologiques sur les genres de l’imaginaire. La fantasy joue bien souvent avec les personnages et figures de récits mythologiques (quand faire de la mythologie n’est pas explicitement son objectif, comme chez Tolkien), elle réécrit les mythes pour les observer avec un œil contemporain (Lavinia, de Le Guin, Le Chant d’Achille, de Madeline Miller).

Ce n’est pas de cela que je parle mais plutôt que de mythologie comme registre : la mise en scène narrative d’abstractions, plus ou moins incarnées, dans le but de formuler des généralités éthiques, morales ou métaphysiques.

« Les romans de Terremer, continue Jameson, commencent avec l’éveil du Mal (par le premier sortilège malavisé lancé par Ged, qui entraîne son affrontement avec son ombre, son propre reflet maléfique, à la fin du premier volume) et s’achève dans une tentative de résoudre une crise historique mondiale : la disparition progressive des pouvoirs magiques partout dans Terremer. Ainsi, Le Guin commence dans le domaine de l’éthique et termine dans l’histoire ; et même dans le matérialisme historique. »

Partie de la mythologie, l’heroïc fantasy de Le Guin est arrivée à ce qu’elle appelait le « réalisme d’autres réalités » – peut-être la plus belle définition d’une imagination matérialiste. Ged, le plus grand mage du monde, protagoniste du premier roman, devient personnage secondaire dans Tehanu, quatrième roman tardif, alors que le regard de la narratrice/autrice se porte sur Tenar sur la « demoiselle en détresse » du deuxième roman, explicitement décrite comme une femme au foyer, confrontée à la misogynie des mages. Ainsi, l’imagination matérialiste se constitueen antithèse de l’héroïsme.

Mais la SF aussi, malgré ses apparats « scientifiques », est aux prises avec la pensée mythologique. On doit à Arthur C. Clarke (2001, L’Odyssée de L’espace) la phrase « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Une science-fiction non matérialiste n’est en réalité pas autre chose qu’un récit merveilleux, soit parce qu’elle procède d’un rapport magique à la technologie – les conditions matérielles sont invisibilisée – soit parce qu’elle verse dans la métaphysique des « espaces infinis », où une prétendue nature humaine est mise face à sa négation/sa transcendance/l’ineffable/Dieu.

À ce point, il ne me semble pas inutile de revenir au concept de novum, censément le trait particulier de la SF, selon Darko Suvin « un phénomène ou une relation totalisante qui dévie de la norme de réalité de l’auteur·ice et du lecteur·ice »4. Suvin qualifie cependant l’innovation technique déshistoricisée (et laissant « l’état des choses » inchangé) de « faux novum », issus d’une SF « littérature de recherche et développement ». Au « faux novum », au mythe de l’éternelle nouveauté marchandisée, Suvin oppose le « novum émancipateur » (liberating novum) : « une innovation critique, en opposition à la dégradation entre les personnes, […] en relation fertile avec la mémoire du passé humain ».

En bref, le véritable novum, l’outil d’une imagination matérialiste, c’est « la possibilité de faire différemment » : c’est-à-dire, in fine, la pensée utopique.

d. À propos du procédé de « world-reduction »

L’imagination matérialiste est peut-être confrontée aux mêmes difficultés que le réalisme du XIX: dans sa volonté d’écrire « grand », elle ne peut cependant embrasser la totalité d’une réalité, même imaginaire. Guy de Maupassant mettait déjà en lumière le paradoxe entre la volonté de donner « la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même » et le constat que « Raconter tout serait impossible ». On l’a vu, la réponse « artiste » a ce problème a historiquement été de se concentrer sur le particulier.

En 1975, Fredric Jameson redéfinissait ce problème à propos de La Main gauche de la nuit d’Ursula K. Le Guin en le nommant « réduction de monde » : « un principe d’exclusion systématique, une sorte d’excision chirurgicale de la réalité empirique, quelque chose comme un processus d’atténuation ontologique par lequel la multiplicité foisonnante de ce qui existe, de ce que nous appelons la réalité, est délibérément désépaissie, éclaircie, dans une opération d’abstraction radicale et de simplification ».

Il propose ensuite une critique matérialiste du roman de Le Guin, dans lequel le royaume de Karhaïde a pu développer l’usage de l’électricité sans que cela ne produise de changement de mode de production. Ce que Jameson montre, c’est que ce procédé de « world reduction » serait un moyen de « se prémuni[r] du retour fatal des contradictions historiques ». Jameson écrit encore :

« Voilà ce que l’exemple de la Karhaïde comporte de plus significatif : à savoir que rien, strictement rien, ne se passe, qu’un ordre social immémorial demeure exactement tel qu’il était, que l’introduction de l’électricité n’a – chose qui nous paraît ahurissante et totalement inexplicable – absolument aucun effet sur la stabilité d’une société fondamentalement statique et anhistorique ». Autrement dit, ce procédé « d’excision chirurgicale » risquerait d’imaginer le « «  non-lieu  » ultime d’une collectivité que ne tourmenter[ait] plus […] l’histoire ».

Voilà le défi que pose le matérialisme à l’imagination : ne plus dissimuler, ni escamoter ce qui pose problème, au risque de mettre en scène des mondes anhistoriques.

Face à ce paradoxe, consciente de ses propres déterminismes et de ses contradictions, l’imagination matérialiste continue d’essayer de dire « tout » (puisque la pensée matérialiste imagine le monde comme « totalité » relationnelle), même si elle sait qu’elle ne peut qu’échouer, ou, dans le meilleur des cas, réussir en partie seulement.

e. World-building matérialiste

S’il faut faire une formule, plutôt que de « réduire le monde », l’imagination matérialiste cherche à l’élargir à le densifier. Les travaux d’Elodie Hommel ont mis à jour l’importance pour les lecteur·ices des littératures de l’imaginaire de la « cohérence » de « l’univers ». Le concept de « suspension volontaire d’incrédulité » y est largement diffusé (quoique peu critiqué), signe d’une distance réflexive avec les « mondes seconds », même si tout élément qui risque de rompre l’illusion, de faire « sortir du livre » est vécu comme négatif.

L’imagination matérialiste est la mieux à même de rencontrer cette aspiration à la fréquentation d’univers « cohérents ». Contrairement à l’imagination des absolus et des invariants (mythologiques, nature humaine, etc.), l’imagination matérialiste est une littérature des contingences, appuyée sur les sciences sociales. Elle cherche à bâtir des mondes « en trois dimensions » : sociale, temporelle, géographique.

Le champ des littératures de l’imaginaire emploie fréquemment le vocable worldbuilding (que je traduirais par « élaboration de mondes »). C’est l’objet d’une profusion de littérature et de discours normatifs. Terry Pratchett, auteur du Disque-Monde, nous donne (sous le couvert de la parodie) ce qui est peut-être une définition frappante d’une méthode de « worldbuilding » matérialiste :

« Pour créer une ville de fantasy, il fallait commencer par se demander comment l’eau courante arrivait, et comment les eaux usées repartaient »5

Pratchett évoque ici la cité d’Ankh-Morpork, qu’il définit pourtant lui même comme « ce à quoi Londres ressemblerait si personne n’avait rien construit de nouveau depuis environ l’an 1600, si personne n’avait inventé la machine à vapeur ou l’électricité, et si les créatures classiques de la fantasy étaient toutes réelles et cherchaient un emploi. »

Ankh-Morpork n’est pourtant pas une cité figée, anhistorique : c’est le lieu de profondes contradictions, de bouleversements techniques et économiques, et profondes conflictualités sociales (les nains et les trolls militent pour leurs droits).

f. Imagination sociologique

J’ai depuis quelques années la conviction que les sciences sociales font partie des outils les plus importants, les plus précieux de la littérature de fiction. Cette idée n’est pas neuve : j’en veux pour preuve le succès des œuvres d’Annie Ernaux ou Édouard Louis (en littérature blanche), deux auteur·ices qui se réclament explicitement de l’héritage bourdieusien.

L’imagination matérialiste ne s’élabore pas à partir de rien. Elle est consciente de l’histoire, de l’histoire des sciences et en particulier des sciences sociales. Pour créer ses nova émancipateurs, ces totalités relationnelles nouvelles, elle doit pas abandonner le particulier au profit du seul « général ». Elle devra « tenir ensemble » les deux, le micro et le macro, le général et le particulier, le social et l’intime ; les tenir surtout dans leurs interactions et leurs influences réciproques.

Cette dialectique des échelles, le sociologue Charles Wright Mills la nommait en 1959 « l’imagination sociologique ». Ce qu’il désignait sous ce terme était selon-lui « la capacité de basculer d’une perspective à l’autre : du politique au psychologique ; de l’étude d’une seule famille à l’estimation des budgets des nations ; de l’enseignement de la théologie à la bureaucratie militaire ; de l’étude d’une industrie pétrolière à celle de la poésie contemporaine. C’est la capacité […] de relier les transformations les plus lointaines et les plus impersonnelles aux caractéristiques les plus intimes du sujet humain et de voir les relations entre les deux. »6

L’une des caractéristiques principales de l’imagination matérialiste est de repenser le concept de « caractérisation » en situant socialement ces personnages, et de les mettre en mouvement sur la base de leurs déterminismes sociaux, plutôt, comme le veut le « sens commun » narratologique, sur celle de leurs désirs/quête individuelles, et leurs « conflits » intérieurs. Ainsi, l’imagination matérialiste évite de verser dans l’héroïsme mythologique.

3. Conclusion : de l’engagement, de l’explicite.

Les genres de l’imaginaire sont-ils, comme le dit Kim Stanley Robinson à propos de la science-fiction, « le réalisme de notre temps » ? Peut-être est-il possible d’affirmer en tout cas qu’ils occupent la place qu’occupait le réalisme au XIXe siècle, à la fois produits idéologiques de la modernité industrielle et créateurs de figures auxquelles les individus se réfèrent dans leurs interactions sociales. Les « réalistes », disait Jacques Rancières, ont cependant bien souvent « un réel de retard »…

L’imagination matérialiste n’est pas une abstraction. Elle est un processus matériel et déterminé. Les récits « de l’imaginaire » ne viennent pas de nulle part, et ne disent pas rien (fût-ce à leur insu). Leurs auteur·ices sont « embarquées ». L’imagination matérialiste, nourrie de tous les champs des sciences-sociales, permet non seulement de positionner les auteur·ices et autrices dans le champ social, d’élaborer des analyses de leurs œuvres, mais aussi de construire des « mondes imaginaires » solides, émancipateurs.

« True voyage is return » dit Shevek, le protagoniste des Dépossédés d’Ursula K. Le Guin.

Le vrai voyage, c’est de revenir : ce qui compte, quand on visite d’autres mondes, c’est ce que l’on en ramène là d’où on est parti. Par le « pas de côté », la « distanciation », le « cognitive estrangement » des théoriciens marxistes des années 70, nous pouvons, en revenant « chez nous », ramener une meilleure compréhension du monde social et de ses possibilités infinies. C’est là, il me semble, l’intérêt et la spécificité des littératures de l’imaginaire et, par là, de l’imagination matérialiste.

Une dernière chose. Le mois dernier, au festival « Les Imaginales » à Epinal, j’ai été convié à participer à plusieurs tables rondes concernant les pouvoirs de la littérature, et la place de « l’engagement » des auteur·ices. Je ne me risquerais pas à dire que la littérature, de l’imaginaire ou non, peut « changer le monde », ni-même « changer les imaginaires ». Seulement, en reprenant l’axiome de Victor Hugo dans l’avant-propos des Misérables, j’aimerais qu’on puisse dire de mes livres qu’ils « peuvent ne pas être inutiles ». Face au fascisme techno-capitaliste, l’urgence est de ne plus chercher à dissimuler leur contenu idéologique. L’imagination matérialiste est explicite, car elle donne à voir le social. L’explicite devient donc un impératif politique.

En paraphrasant Bourdieu, on pourrait écrire quelque chose comme cela :

Toute littérature – de l’Imaginaire ou non – qui ne se donnerait pas pour objectif de rendre visible aux individus les fils qui les enserrent et qui les agissent souvent à leur insu ; qui ne se mettrait pas ouvertement du côté des dominés ; qui s’aveuglerait quant à ses propres conditions de production, ou pire, chercherait à les dissimuler ; toute littérature qui n’exposerait pas l’inhumaine violence du capitalisme et du fascisme, leur rôle dans la destruction de l’écosystème terrestre, leur destruction de la possibilité de la vie elle-même ; toute littérature qui ne se donnerait pas pour mission, non pas de distraire, de divertir – c’est à dire de détourner ou de faire se détourner – mais au contraire de transmettre les outils de l’orientation et de l’émancipation ; toute littérature qui ne s’assumerait pas comme située et déterminée dans l’espace social ; qui abdiquerait sa force non seulement de dénonciation, mais surtout de conception, d’élaboration et de proposition ; qui nierait le contenu idéologique de sa production de figures ; toute littérature qui se contenterait sagement de décrire, de dénoter ou de déplorer ; toute cette littérature-là ne vaudrait certainement pas « une heure de peine ».

1 Eric Bennett, Workshops of Empire Stegner, Engle, and American Creative Writing during the Cold War, University of Iowa Press, 2015

2 https://www.notion.so/How-America-Taught-the-World-to-Write-Small-ed6b728c771f4451904d19cf2f8051a1

3 Fredric Jameson, « Radical Fantasy », Historical Materialism, Vol 10 #4

4 Darko SUVIN, « Science-fiction and the Novum », 1977, in Defined by a Hollow : essays on utopia, science-fiction and political epistemology, 2010

5 Pratchett, T. and Briggs, S. (1997) The Discworld Companion, London, Vista.

6 Charles Wright Mills, L’Imagination sociologique, trad. Pierre Clinquart, Oxford University Press, 1959